Article in French: SAID AKL Par Salah Stétié
Article in French: SAID AKL Par Salah Stétié
VOICI une exposition appelée à faire date dans les annales de la peinture libanaise et, qui sait? dans celles de la peinture tout court. Je pèse mes mots: c’est une exposition hautement, merveilleusement originale.
Ici je restitue au mot « original » son sens d’« originel ». Nous sommes, avec Saïd AKL, à l’origine de la peinture. Nous refaisons avec lui, vers la source, un chemin désappris depuis longtemps – depuis l’enfance et, j’aimerais le montrer, depuis plus loin que l’enfance.
Aujourd’hui, l’on s’est habitué à charger l’art de significations annexes tellement étrangères à sa nature que l’œuvre, couverte d’oripeaux philosophiques, conceptions et préconceptions, n’est le plus souvent que l’étendard déployé d’une attitude morale devant le monde et le lieu d’une ambiguïté entretenue à plaisir par la critique. Figuratif contre non-figuratif, abstrait contre « réel », le domaine de l’art est devenu le champ d’une bataille confuse dont la principale victime est le peintre lui-même qui, quoi qu’il fasse et si génial qu’il soit, se verra toujours farouchement nié par le parti adverse, armé jusqu’aux dents au service d’une Cause Sainte : la cause de « l’art véritable »qui est – n’est-ce pas, messieurs les marchands de tableaux internationaux, et vous, messieurs les courtiers-critiques – l’art de… vendre votre marchandise de préférence à toute autre?
Au Liban, par bonheur, le problème, s’il existe, ne se pose pas en termes aussi après. L’artiste conserve une grande autonomie de manœuvre. Il fait ce qu’il veut ou ce qu’il peut. Entre les deux clans, il y a des échanges, une porte ouverte. Mais Saïd AKL, lui, n’a jamais eu à franchir cette porte. Très tôt, il s’est isolé.
Depuis des années, il travaille en secret. Ne montre pas le résultat de ses recherches. Aveugle, semble-t-il, à tout ce qui n’est pas cette recherche elle-même. Ni passionné de figuratif, ni d’abstrait. Suivant son fil d’Ariane, avec ce regard de myope, qui sait être le plus attentif de tous. Allant, nous demandions-nous, intrigués, vers où?
A vrai dire, il avait entre-temps exposé une ou deux fois: des dessins d’une grande finesse et ductilité linéaire qu’on s’est plu à qualifier de « décoratifs » ou même d « énigmatiques », à la Klee : des peintures semi-figuratives, évocations poétiques de formes et de figures, fleurs et femmes perdues dans des vapeurs colorées dont elles semblaient la lente condensation. Mais, curieusement, à ces choses qu’il nous montrait et qui étaient belles, l’artiste ne paraissait nullement attaché. Il faisait allusion à une autre œuvre, la véritable, avec laquelle il restait enfermé, tel l’alchimiste dans son laboratoire, expérimentant des substances, quêtant la pierre philosophale. A peine s’il consentait à nous livrer, par bribes, et non sans remords, quelques indications sur le sens de son entreprise cachée: il parlait de renouer avec la tradition de l’Orient il aimait le mot « arabesque ».
Aujourd’hui, la Grande Œuvre de Saïd AKL, la voici – révélée pour la première fois. Une vingtaine de travaux graphiques : quinze ans de patience et de mûrissement. Un style ni figuratif, ni abstrait – le vocabulaire habituel de la critique d’art fait défaut à qui tenterait de décrire ce style. Je suis frappé par la fraîcheur du coloris et l’évidence plastique des signes, admirablement élaborés, dont le peintre charge sa toile, sans la surcharger. Chacun de ces signes est imaginé comme une unité absolue, noue, fermé, emprisonné dans les méandres de son chiffre, et n’entretenant avec le signe voisin, aussi indépendant, aussi complet, que des rapports de courtoisie formelle, comme ceux, par exemple, des éléments d’un alphabet, chacun isolé, chacun différent, liés pourtant par on ne sait quelle parenté dans la profondeur. Si je dis que l’œuvre de Saïd AKL est la transposition et l’orchestration de l’écriture arabe, de la coufique notamment, j’ai conscience de ne rien dire de bien précis. Si je dis que sa couleur emprunte à l’art de la faïence islamique en même temps que l’éclat – accentué par la technique de dessin en relief et le contraste avec le fond noir et mat – ce violent et persistant décalage par rapport aux tons de la nature (beaucoup moins purs, toujours mélangés), j’aurai défini une des tendances les plus intéressantes de l’œuvre, mais non le déconcertant plaisir de voir une neuve application, réussie, d’une antique formule. Et surtout comment exprimer l’aigu plaisir de ce mariage contre nature: Entre une écriture abstraite qui s’épaissait jusqu’à devenir une forme inventée, riche de suggestions, et une couleur d’une substance unie, étrangement décantée – au point d’en devenir abstraite?
J’ai employé le mot « plaisir ». Matisse, autre Oriental, définissait le tableau comme le lieu, pour l’amateur, d’un certain plaisir, ou repos. Ce plaisir naît du tableau de Saïd AKL comme le sentiment d’une sérénité sans mesure. Direz-vous de ses toiles, de ses graphismes, qu’ils sont essentiellement décoratifs – cherchant par-là à minimiser tout en soulignant leur élégance, leur étrange pouvoir d’envoûtement? C’est oublier que la ligne lovée sur elle-même, puis vivante et recommencée comme la vague, peut exercer sur l’esprit une redoutable et séduisante emprise. Un graphisme, notamment, de Saïd AKL, est la plus aérienne des toiles d’araignée, où la rêverie vient délicieusement se prendre. « Le dessin arabesque, le plus spirituel de tous… », écrit Baudelaire.
Voici donc, revendiqué avec force par un artiste lucide et sensible, l’héritage du plus vieil Orient. Voici revivifié le patrimoine. Et, parce que la leçon de l’Orient imprègne toute la peinture d’aujourd’hui – de Klee à Tobey, de Matisse à Mathieu – l’œuvre de Saïd AKL est, de toute son authentique singularité, « dans le courant ».
Où est, dans tout cela, l’enfance dont j’ai parlé au début ? Elle est dans le climat d’une œuvre qui ne veut être qu’une suite d’images et ne prétend délivrer d’autre message que de féerie et de fraîcheur. Saïd AKL, avec application, et comme en tirant un peu la langue, travaille à illustrer on ne sait quelles abstraites « Mille et Une Nuits », à l’âme à la fois innocente et nocturne. Elle est cette enfance, dans l’attitude de l’artiste qui est de désintéressement absolu. Saïd AKL ne demande à la peinture que de l’aider à exister davantage en lui tendant, comme en un miroir magique, la figure accomplie de son rêve: au sens le plus noble de l’expression il peint pour vivre.
Salah Stétié