Amine Maalouf, discours à l'Élysée
Monsieur le Président,
Excellences, Mesdames et Messieurs, Chers amis,
J'ai très peu l'habitude de prendre la parole devant de hauts responsables politiques, même si nous avons à Paris une tradition bien établie de déjeuners informels à l'Élysée, comme dans les principaux ministères, où des romanciers, des compositeurs, des philosophes ou des metteurs en scène sont invités à exprimer librement leurs opinions, et à réfléchir ensemble à voix haute. Je garde notamment en mémoire un repas au ministère des Finances, il y a quelques années. Nous étions cinq ou six autour du ministre et de son épouse, et certains convives avaient sévèrement critiqué les résultats économiques du gouvernement. Le ministre avait écouté patiemment, puis, à un moment, il avait posé sa fourchette pour dire : « Je vais être franc avec vous. En tant que ministre, le mieux que je puisse faire, c'est d'empêcher la situation dans mon pays de se détériorer. Il y a une conjoncture internationale, et même si je prenais les meilleures décisions, même si je ne commettais aucune erreur, les résultats que je pourrais obtenir ne seraient jamais meilleurs que ce que la conjoncture me permet. En revanche, si je commettais des erreurs graves, alors la situation de mon pays s'en trouverait significativement dégradée. ».
Ce caractère ingrat de l'action politique pourrait s'appliquer également à la question qui nous préoccupe ce matin. Les relations entre l'Occident et le Monde arabo-musulman sont tellement désastreuses au niveau global que même si l'on faisait la meilleure politique d'immigration, certains aspects du problème continueraient à nous échapper. Cependant, il y a au moins deux excellentes raisons pour agir dans ce domaine, et pour le faire judicieusement. La première, c'est qu'il faut évidemment empêcher le climat délétère qui sévit au niveau global de se répercuter à l'intérieur de nos pays ; si on ne le faisait pas, ou si on le faisait mal, cela pourrait avoir des effets dévastateurs sur la paix civile, sur les institutions démocratiques, comme sur les valeurs fondamentales de nos sociétés. Comment nous protéger efficacement sans nous aliéner des populations entières et sans nous détourner de nos propres valeurs morales ? Chacun sait que la chose n'est pas simple, mais nul ne peut se permettre d'ignorer cette question, ou d'y répondre avec légèreté... La seconde raison qui devrait nous inciter à réfléchir et à agir est plus ambitieuse ; il ne s'agit plus de limiter les retombées négatives de la réalité globale sur notre situation intérieure, mais d'essayer de créer, dans nos pays, un nouveau modèle de coexistence qui pourrait un jour influer positivement sur le reste du monde.
Il va de soi que la gestion de la diversité culturelle est, de toute manière, une exigence incontournable de la construction européenne ; faire coexister ensemble, de manière harmonieuse et féconde, des peuples ayant des langues différentes, des traditions différentes, des parcours historiques souvent antagonistes, c'est la vocation de l'Europe contemporaine, c'est le défi qu'elle s'est donnée pour mission de relever. La difficulté supplémentaire pour notre génération sera de concevoir un modèle de coexistence qui permette d'inclure les populations qui portent des cultures non-européennes. C'est, comme je viens de le dire, ambitieux, peut-être exagérément ambitieux, mais quand on y réfléchit, ici, en Europe, se trouve le seul environnement humain à peu près contrôlable où une telle expérience pourrait être tentée.
Si la coexistence entre les porteurs des diverses langues et des diverses croyances ne réussit pas dans le cadre de l'Europe, c'est qu'elle ne réussira nulle part, et nous devrons alors laisser à nos enfants et à nos petits-enfants un héritage de violence et de haine sans fin ; à l'inverse, si l'expérience réussit dans le laboratoire de l'Europe, alors peut-être pourrons-nous proposer un modèle à d'autres régions du monde, qui en ont cruellement besoin et qui sont manifestement incapables de le mettre en œuvre. Je ne m'attarderai pas sur les origines du contentieux historique entre l'Occident et le Monde arabo-musulman.
C'est là une question qui me préoccupe depuis toujours, puisque je suis né à la frontière entre ces deux univers culturels, avec un pied sur chaque rive, et que mon premier livre, publié il y a un quart de siècle, avait pour thème les croisades. Mais je dois confesser, sur ce chapitre, une certaine lassitude. Je ne crois plus à la vertu apaisante des explications historiques. Elles sont généralement l'occasion pour les uns et les autres de mettre en avant leurs préjugés et leurs récriminations. Les voix conciliatrices se perdent sous les cris de vengeance ; et, en ce qui me concerne, je finis par me draper dans le silence pour préserver ma sérénité. Il ne faudra pas compter sur moi, en tout cas, pour raconter que les religions prônent la tolérance, et que toutes les violences que nous observons relèvent d'un regrettable malentendu.
Nous vivons une époque de communautarisme global pernicieux, sanglant et destructeur ; il serait absurde de le nier, mais il serait irresponsable de s'y résigner ; considérer « le choc des civilisations » comme l'état normal des relations entre les diverses composantes de l'humanité, c'est accepter que le monde devienne ingouvernable, qu'il sombre dans le chaos, la violence aveugle, et la régression morale. Comment pourrions-nous faire face aux formidables périls qui nous menacent — la prolifération des armes biologiques, chimiques ou nucléaires, l'épuisement des ressources naturelles, les perturbations climatiques — si le monde est livré à la confrontation vicieuse entre les grands ensembles religieux et culturels ? Sortir de cette logique destructrice n'est pas une option parmi d'autres, c'est une exigence de survie pour l'humanité tout entière.
L'un des aspects de cette confrontation entre l'Occident et le Monde arabo-musulman, c'est que tous les événements sont systématiquement interprétés de manière différente, et même quasiment opposée, selon qu'on se trouve dans un camp ou dans l'autre. Nous sommes manifestement en présence de deux interprétations de l'Histoire, cristallisées autour de deux perceptions de « l'adversaire ». Pour les uns, l'islam se serait montré incapable d'adopter les valeurs universelles prônées par l'Occident ; pour les autres, l'Occident serait surtout porteur d'une volonté de domination universelle à laquelle les musulmans s'efforceraient de résister avec les moyens limités qui leur restent. Pour qui peut écouter chaque « tribu globale » dans sa langue, ce que j'ai l'habitude de faire depuis de longues années, le spectacle est à la fois édifiant, fascinant et affligeant. Car, à partir du moment où l'on pose certaines prémisses, on peut parfaitement interpréter tous les événements sans éprouver le besoin d'écouter la version adverse.
Si, par exemple, on acceptait le postulat selon lequel l'une des calamités de notre époque serait « la barbarie du Monde arabe », l'observation de l'Irak ne pourrait que conforter cette impression. Un tyran sanguinaire qui a régné par la terreur pendant un tiers de siècle, saigné son peuple, dilapidé l'argent du pétrole en dépenses militaires ou somptuaires ; qui a envahi ses voisins, défié les puissances, multiplié les vantardises, sous les applaudissements admiratifs des foules arabes, avant de s'écrouler sans véritable combat ; puis, dès que l'homme est tombé, voilà que le pays sombre dans le chaos, voilà que les différentes communautés commencent à s'entre-massacrer comme pour dire : voyez, il fallait bien une dictature pour tenir un tel peuple ! Si, à l'inverse, on adoptait comme axiome « le cynisme de l'Occident », les événements s'expliqueraient de manière tout aussi cohérente : en prélude, un embargo qui a précipité tout un peuple dans la misère, qui a coûté la vie à des centaines de milliers d'enfants, sans jamais priver le dictateur de ses cigares ; puis une invasion, décidée sous de faux prétextes, sans égard pour l'opinion ni pour les organisations internationales, et motivée, au moins en partie, par la volonté de mettre la main sur les ressources pétrolières ; dès la victoire militaire, une dissolution hâtive et arbitraire de l'armée irakienne et de l'appareil d'État, et l'instauration explicite du communautarisme au cœur des institutions, comme si l'on avait choisi de plonger le pays dans l'instabilité permanente ; en prime, la prison d'Abou-Ghraib, les humiliations incessantes, les « dommages collatéraux », les innombrables bavures impunies... Pour les uns, l'exemple de l'Irak démontre que le Monde arabe est imperméable à la démocratie ; pour les autres, le même exemple dévoile le vrai visage de la démocratisation à l'occidentale. Même dans la mort filmée de Saddam Hussein, on pourrait voir aussi bien « la barbarie des Arabes » que « l'arrogance de l'Occident ».
De mon point de vue, les deux discours sont justes, et les deux sont faux. Chacun tourne dans son orbite, devant son public, qui le comprend à demi-mot, et qui ne veut pas entendre le discours des « autres ». Je suis censé, par mes origines, par mon itinéraire, me réclamer de ces deux mondes à la fois, mais je me sens chaque jour un peu plus éloigné de l'un comme de l'autre. Le fond de ma pensée, c'est que tous deux se trouvent dans une impasse historique sans précédent. Le monde arabo-musulman est en proie à une régression matérielle et morale, englouti dans le désespoir, sans aucune vision de l'avenir. Il n'a su répondre à aucun des défis de l'Histoire, et il se trouve aujourd'hui totalement désemparé, et désaxé. Il est peu probable qu'il sorte bientôt de son cauchemar, qui est devenu le cauchemar du monde. Je suis sûr que l'on pourrait formuler la chose en des termes plus diplomatiques. Mais je n'en ressens pas vraiment la nécessité. Moi dont les ancêtres nomadisaient déjà dans le désert d'Arabie il y a quinze siècles, je ne me sens pas obligé d'utiliser, à propos des miens, un langage plus circonspect, je dis les choses comme je les vois. Ce que j'aime dans cette civilisation, ce sont les grandes heures de son passé, Cordoue, Grenade, Ispahan, Alexandrie, Constantinople, Samarcande. Aucun Arabe ni aucun Musulman n'aime le temps présent. Tous se sentent étrangers, égarés, orphelins, dans le monde d'aujourd'hui ; certains espèrent encore le réformer, d'autres ne songent plus qu'à le démolir.
En comparaison, parler d'impasse à propos de l'Occident peut paraître très excessif. Son parcours historique demeure, incontestablement, la plus grande réussite de toute l'aventure humaine. Il a façonné le monde à son image, sa science est devenue la science, sa philosophie est devenue la philosophie, il a répandu sur la terre entière ses idées, ses principes, ses institutions, ses techniques, ses instruments. .. Et pourtant, il se trouve manifestement dans une situation délicate qui ressemble fort à une impasse. Parce qu'il semble de moins en moins capable de diriger le monde par la puissance douce, le soft power de l'économie et de l'autorité morale, et de plus en plus tenté de recourir à la puissance militaire ; quelquefois, il semble même embourbé dans une espèce de guerre coloniale planétaire dont il ne sortira ni perdant, ni gagnant. J'ai voulu être d'une grande franchise, et d'une certaine dureté, concernant l'expérience historique du Monde arabe ; je me dois de l'être tout autant avec celle de l'Occident.
Son drame, aujourd'hui comme hier, et depuis des siècles, c'est qu'il a constamment été partagé entre son désir de civiliser le monde, et sa volonté de le dominer — deux exigences inconciliables. Il a diffusé partout ses principes de gouvernement, mais il s'est constamment retenu de les appliquer sincèrement hors de ses frontières. Les nations occidentales prônaient et pratiquaient la démocratie, l'égalité des chances, la liberté d'expression et l'état de droit, mais pas en Inde, pas en Algérie, pas en Uruguay, ni aux Philippines. Ce n'était pas là une banale inadéquation entre les promesses politiques et leur mise en application sur le terrain, c'était un abandon constant et systématique des idéaux proclamés, ce qui a eu pour résultat de susciter l'hostilité des élites asiatiques, africaines, arabes ou latino-américaines, et même très précisément l'hostilité des éléments qui croyaient le plus aux valeurs de l'Occident, ne laissant à ce dernier pour alliés que ceux qui, justement, s'accommodaient de la tyrannie, et qui étaient les éléments les plus rétrogrades des sociétés.
A l'aube du XXIe siècle, certains d'entre nous se sont réveillés en sursaut pour se demander comment se fait-il qu'ils soient si sauvagement attaqués par ceux qui apparaissaient jusque-là comme des alliés, ou des protégés. La question est légitime, même si, à leur place, je l'aurais formulée autrement : comment se fait-il que nous nous soyons si longtemps alliés à des gens qui ne partageaient aucune de nos valeurs ? L'Occident a façonné le monde où nous vivons, il a porté la civilisation humaine à son sommet, matériellement et moralement. Sa tragédie historique, c'est qu'il a rempli la planète entière de ses enfants non reconnus. Il leur a transmis ses idées, ses techniques, ses langues, mais il n'a jamais franchi le pas supplémentaire qui leur aurait permis de s'identifier à lui, et qui lui aurait gagné leur fidèle adhésion. Au lieu de quoi, les élites modernistes du monde entier, et notamment celles de l'aire culturelle arabo-musulmane, ont dû s'épuiser dans des combats inutiles contre les puissances coloniales, puis contre les compagnies occidentales, et beaucoup se sont fourvoyés, par réaction, dans la voie sans issue du modèle soviétique, qui ne leur a apporté ni développement, ni libération nationale, ni démocratie, ni modernité sociale.
On aurait pu s'attendre à ce que la chute du Mur de Berlin remette les pendules à l'heure. Cela ne s'est pas fait. Paradoxalement, ce qui aurait dû conduire à un triomphe définitif du modèle occidental, peut-être même à « la fin de l'Histoire », a produit l'effet inverse. Pour diverses raisons, que je ne pourrais toutes mentionner dans le cadre de cette brève introduction. L'une de ces raisons, c'est qu'avec la fin de la confrontation entre communisme et capitalisme, on est passé d'un monde où les clivages étaient principalement idéologiques à un monde où les clivages étaient principalement identitaires, avec une forte composante religieuse. Pour cette raison, la civilisation occidentale, au moment même où elle aurait dû apparaître le plus largement universelle, est soudain apparue liée à une identité culturelle spécifique, et a été prise pour cible par ceux qui prônaient d'autres identités particulières. De plus, la puissance militaire de l'Occident n'a plus été perçue comme un contrepoids à la puissance soviétique, mais comme une force destinée à maintenir.. à maintenir quoi, au juste ? Au nord d'une certaine ligne, on dira : à maintenir, au besoin par la force, la paix et la stabilité dans le monde ; au sud de cette ligne, qui fait le tour de la terre en passant notamment par le détroit de Gibraltar, et en longeant le Rio Grande, on dira plutôt : pour maintenir, au besoin par la force, la suprématie de l'Occident. Cette longue faille horizontale est-elle destinée à s'élargir irrémédiablement, ou bien peut-elle encore se réduire, se résorber, pour que l'on recommence à construire des passerelles ? On a peut-être encore une chance d'accomplir, dans le cadre européen, ce qu'on n'a pas su accomplir depuis des siècles au niveau planétaire, à savoir : montrer par l'exemple que l'Occident est prêt à appliquer aux autres les principes qu'il a édictés pour lui-même, afin qu'il puisse reconquérir sa crédibilité morale.
La crédibilité morale est, dans le monde d'aujourd'hui, la denrée la plus rare. L'Occident en a de moins en moins, et ses adversaires n'en ont pas. Tenter de restaurer sa crédibilité morale sur toute l'étendue de la planète serait une tâche titanesque, mais il n'est pas insensé de chercher à la restaurer au sein de nos sociétés, le seul lieu où la diversité du monde demeure à peu près gérable. Pour cela, il faudrait faire en sorte que les personnes qui ont choisi de vivre dans les pays d'Occident puissent s'identifier pleinement à leur société d'adoption, à ses institutions, à ses valeurs, à sa langue, et même à son histoire. Qu'ils ne soient pas constamment en butte aux discriminations et aux préjugés culturels. Qu'ils puissent revendiquer, la tête haute, leur identité plurielle au lieu d'être contraints à un choix déchirant et néfaste entre leur culture natale et leur culture d'adoption. Qu'ils puissent enfin jouer leur rôle de passerelles de civilisation, pour réhabiliter leurs sociétés d'origine aux yeux de l'Occident, et aussi pour réhabiliter l'Occident. La tentation de s'enfermer dans une citadelle est compréhensible, surtout à une époque où les périls sont grands et où le besoin de se protéger est réel.
Mais il me semble que c'est justement à ce carrefour dangereux de l'Histoire qu'il faudrait proposer à tous, aux peuples d'Europe comme aux populations venues d'ailleurs, un nouveau contrat social, un contrat de coexistence qui permette de guérir, peu à peu, les blessures du temps. C'est ce que l'Europe moderne a su faire pour ses propres blessures, et c'est ce qu'elle peut et doit apporter aujourd'hui à notre humanité déboussolée. Aucune action ne me paraît plus importante. Ni plus urgente, parce qu'il est déjà presque trop tard.