Arrêt sur les images... et les récits de la thaoura d’octobre
À travers une série de mini-interviews de photographes et autres témoins du soulèvement, le cinéaste Philippe Aractingi s’est impliqué en tant qu’observateur et producteur afin de documenter et archiver ces récits particuliers.
Dans un projet où il est lui-même producteur (à travers sa boîte Fantascope), Philippe Aractingi a voulu témoigner de la révolution d’octobre 2019 au Liban. Sa série de mini-récits de quatre minutes chacun mêle photographies et témoignages de photographes et de cinéastes qui étaient sur le terrain. Onze épisodes ont déjà été diffusés sur la chaîne de télévision al-Hurra (et sur compte Instagram) et quatre autres le seront dans les semaines à venir. « Il est également question de poursuivre cette série pour garder une trace de ce qui s’est produit et qui continue de se produire dans cette période charnière du Liban, précise Aractingi. Le but est que ces films soient une sorte de référence pour les générations futures. » Mémoriser le présent pour ne pas oublier ? La mémoire se commande-t-elle ? Pouvons-nous la contrôler ? Quel rapport entretient-elle avec l’histoire et son déroulement, et surtout quelles limites lui attribuer ? Sa première finalité est d’abord de contribuer, en rappelant, en archivant – en images, en films et visuels – à l’inconscient collectif. « Surtout ne jamais oublier », semble dire Philippe Aractingi, qui a troqué dans ce travail sa casquette de réalisateur pour celle de producteur. Documenter pour que les générations futures puissent savoir ce qui s’est passé. « D’ailleurs, précise Aractingi, le mouvement contestataire était celui d’une jeunesse qui a gardé l’espoir, convaincue que quelque chose pouvait encore être fait et que c’était là peut-être sa dernière bataille. Le 15 octobre, certains de ces jeunes étaient prêts, visas et valises en main, à tout abandonner. Le 17 au matin, ils étaient tous sur le terrain, leurs passeports rangés dans le tiroir. »
« Il est certain, ajoute le cinéaste, que ce combat appartient à cette génération, mais lorsque j’ai pris du recul pour voir ce que nous vivions, j’ai pris conscience de l’importance et de l’urgence du témoignage. »
Pour avoir eu un début de carrière axé sur le reportage, l’exercice ne fut pas difficile pour lui : « Lorsque nous étions jeunes, précise-t-il, nous étions les interprètes des journalistes étrangers qui nous donnaient et de la pellicule et leur confiance. » Alors le jeune reporter empoignait sa caméra, déterminé à descendre sur le terrain, voir et rapporter. « C’était devenu un réflexe naturel », et la caméra, le prolongement du corps.
Témoins historiques
« Mais la révolution d’octobre avait atteint toutes les régions du Liban. Du Nord (Tripoli) au Sud (Saïda,Tyr et Nabatiyé), l’esprit de la thaoura était collectif. Ce n’était plus un leader qui haranguait la foule. Alors il m’est apparu comme une évidence que c’était trop large, trop grand pour que je puisse témoigner seul de ce qui se passait, et pourquoi ne pas faire également dans le collectif ? » Avec ses collègues Jinane Arafat et Rim Chehab (directrice de production de Fantascope), il se mettra en quête de potentiels témoins qui pouvaient donner par leurs images et leurs films leurs visions respectives et personnelles des mouvements de contestation. « Mais l’image n’était pas suffisante, j’ai réalisé qu’il fallait absolument donner la parole aux témoins et je me suis donc mis spontanément à les filmer, car les histoires sous-jacentes étaient aussi intéressantes que les images en elles-mêmes. Au fur et à mesure, j’ai pioché dans ce qu’ils pouvaient m’offrir. Il me fallait recueillir les témoignages de ceux qui étaient sur place. Il y avait évidemment un décalage entre le moment vécu et le moment où tous ces artistes photographes et réalisateurs ont raconté ce vécu devant la caméra. » Quelques semaines avaient passé. Avec recul, chaque témoin a expliqué le sens et la symbolique de son image ou de son film, sous l’œil de Philippe Aractingi qui ajoute : « Nous vivons beaucoup trop vite sans avoir le temps de nous rendre compte exactement de ce qui est arrivé et de digérer ce que l’on reçoit et ce que l’on vit. Il fallait absolument s’arrêter et mémoriser. » Et voilà comment Élie Bekhazi, Patrick Baz, Hussein Baydoun, Ayman Ghali, Carlos Haidamous, Natheer Halwani, Tharaa Koptan, Ammar Abd Rabbo, Haitham Atme, Marwan Tahtah et Lucien Bou Abdo ont participé en première partie à ce devoir de mémoire alors que pour le second lot d’artistes il s’agira des récits de Bernard Hage, Iman Nasreddine Assaf, Hayat Nazer et Abdo Najjar et d’autres encore. Un devoir de mémoire essentiel. Un joli chaos pour certains, une page qui se tourne pour d’autres, mais certainement une seule dynamique : « Le Liban existe et continuera d’exister. » Philippe Aractingi y croit dur comme fer.
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