Article in French: by Nada Anid (Esquisse Magazine d'art, Numero 6, Juillet 2002)
Article in French: by Nada Anid (Esquisse Magazine d'art, Numero 6, Juillet 2002)
Si l’on pouvait peindre la complexité, le travail de Nabil Nahas en serait la représentation parfaite. Entre fissures, superposition, filaments, pigments et érosion ; il est loin, très loin de la ligne droite. Ses toiles atteignent un tel degré de saturation qu’elles semblent nous porter dans la mouvance d’un univers cosmique en ébullition.
Liberté de couleurs et de formes
En immergeant son regard dans un tableau de Nabil Nahas, on entre dans une zone de turbulences chaotiques. Arcadia, Aurora, Galatea, Mercury, Mars et Venus, l’appellation de ses toiles évoque déjà des espaces infinis, l’immensité de l’espace cosmique et une forte inspiration du monde naturel.
Nabil Nahas est né en 1949 à Beyrouth et a passé ses premières années entre le Caire et le Liban. C’est ainsi qu’ironiquement, grâce à ses origines orientales et au milieu ouvert où il grandit, qu’il aura accès au modernisme européen, le tremplin futur vers l’abstraction new-yorkaise. Il arrive aux Etats-Unis en 1969 pour étudier la peinture à l’université de Yale avec Al Held, un artiste innovateur qui avait développé sa propre approche de l’expressionnisme abstrait. Mais à mesure que le temps passe, la différence dans la perception picturale entre les deux artistes s’accentue. Tandis que le plus âgé des deux hommes tend vers une géométrisation des formes et réduit dramatiquement sa palette pour arriver au noir et blanc pur, Nahas ajoute de plus en plus de couleurs et de textures, de sorte que tout son œuvre semble baigner dans la luxuriance. Comme ces écrivains ou cinéastes qui doivent inévitablement passer par l’étape autobiographique avant de la dépasser et élargir les limites de leur imagination, il utilise l’or avec une liberté totale, faisant exalter une nature sensuelle et hédoniste, imprégnée d’art islamique et de parisianisme raffiné. Appliquée en touches mesurées, par moments, cette couleur précieuse brillera à travers les ténèbres de la toile une brillance proche de la lumière.
De l’ordre dans le chaos
D’énormes toiles géométriques, gaies, presque « méditerranéennes », en sombres tableaux abstraits qui évoquent la complexité du cosmos, d’une autre série où la matière elle-même, pigments d’acier, de fer et de graphite, en est le sujet principal, ces changements de style dans l’abstrait ont tous une certaine cohérence dans la vision. Le peintre a de l’immensité de l’univers une compréhension quasi intuitive; les matériaux et les formes dans leur diversité sont liés par des rapports invisibles que seul son pinceau arrive a exposer à la lumière. Ce n’est pas sans évoquer la philosophie artistique de Paul Klee, sa capacité d’exprimer les forces contradictoires de l’univers : « L’art ne reproduit pas le visible; il rend visible », écrivait-il en 1920.
Rechercher «la géométrie dans la nature », c’est peut-être remettre de l’ordre dans le chaos qui semble fatalement nous entourer. C’est ce principe « d’ordre dans le désordre » que Nabil Nahas a découvert au bord d’une plage de Southampton, introduisant depuis lors une perspective fractale dans ses œuvres. Il fut empêché d’y faire une promenade par une multitude d’étoiles de mer agonisantes qui couvraient le rivage après une tempête. De la multiplicité de ces formes jaillit, comme une vision, l’idée d’un tableau. L’étoile de mer devient une source d’expérimentation grâce à sa forme concise et linéaire. Il commençait à voir ce qui servirait aux fondations de son travail fractal à venir, couvrant sa toile, préalablement enduite d’une épaisse couche d’acrylique blanche, d’une infinité de moulages de l’échinoderme.
Les coups de pinceaux extrêmement serrés qui se succèdent en couches superposées sont toujours donnés en toute conscience et jamais gratuitement. Une peinture en cours ressemble a du tissu vivant ou a des substances industrielles soumises a d’inexplicables transformations. Récifs de corail ou océans infinis, Nabil Nahas n’est jamais très loin du monde de la mer. La texture de ce qui semble appartenir au monde organique est agrandie au centuple, l’obsession du détail fractal devient une urgence.
L’artiste peut continuer, inlassablement, à poser ses couches de pigments, rehaussant la rouille par du jaune lumineux ou bordant le bleu profond par un magenta quasi fluorescent, jusqu'à ce qu’enfin la toile prenne tout son sens. Malgré toute la réflexion que génère son travail, il est étonnant que le résultat apparaisse aussi spontané, ceci, peut-être, grâce a l’aspect ludique des formes et de l’humour qui en ressort ou à cause des couleurs d’une vivacité telle, qu’elles semblent s’apparenter à la lumière.
La vision fractale de l’univers
Suzan Condé qui s’est investie de longue date dans l’aventure du fractalisme pense que c’est un mode de vision de l’univers avant d’être un art : La conscience qu’une structure identique sous-tend tout être et toute chose dans l’univers, de l’infiniment petit à l’infiniment grand, régit son approche. L’artiste fractal fait lui-même partie de la structure et tente de l’incorporer pour l’utiliser à des fins artistiques. Pour lui, le modèle cartésien exclut toute irrégularité et toute dynamique de la réalité du cosmos et de la nature humaine. Le divisionnisme pictural des œuvres de Nahas produit une impression générale de destruction, ce qui a pour conséquence de perturber la notion d’échelle de vision. Cela nous amène tout naturellement, à faire le parallèle avec le processus utilisé par les Impressionnistes, ou mieux encore par les Pointillistes. Les formes fragmentées peuvent aussi bien être perçues comme des détails agrandis que comme des ensembles réduits, vus à travers un microscope. De loin, la surface devient tridimensionnelle nimbée d’une grande luminosité.
La démarche de Nabil Nahas est incontestablement d’une originalité novatrice, comme l’était dans les années 40-50 celle de Pollock. Les deux artistes ont en commun l’énergie virulente de la couleur, distribuée uniformément sur toutes les zones du tableau. Le spectateur ne peut plus que se perdre dans la profondeur sans fin de ces réseaux de filaments, qui, chez Pollock, n’ont néanmoins rien de fractal. Nahas a été souvent qualifié « d’élégant », qualitatif dont il voudrait parfois se débarrasser, pourtant cette élégance évidente n’a rien de policé, sa peinture peut par moments, par la représentation de la nature dans ses extrêmes, dégager une esthétique, intimement mêlée à une sourde violence.