Un Phénicien des temps modernes (Extrait)
Eid Harb Tannouri 1858 - 1943
Livre disponible à la Librairie Antoine
Le fabuleux destin de EID HARB EL TANNOURI prit naissance au XIXe siècle dans la tranquillité apparente du Mont Liban. En effet, ces villages sertis dans la montagne par le soleil du levant, n'avaient que l'apparence de la tranquillité.
À cette époque on assista à l'écroulement de la principauté autonome du Mont Liban. Par leur conversion au christianisme, les CHEHAB avaient mis fin à leur règne provoquant ainsi le soulèvement des Druzes. Les Ottomans saisirent au vol cette contestation afin de diviser pour mieux régner. Entre 1848 et 1860 la guerre civile, orchestrée par les gouverneurs turcs de Damas, Tripoli et Beyrouth, toucha les différentes communautés du pays et ses confins.
La résistance chrétienne s'était organisée autour de Youssef Beck KARAM, trouvant refuge dans les villes maronites perchées sur les sommets du Nord. En 1860, l'intervention des troupes de Napoléon III mit fin à cette époque de tumulte avec l'instauration d'un protectorat décrété par les cinq empires (Français, Anglais, Austro-Hongrois, Russe et Ottoman) ; en contre partie les Druzes exigèrent l'exil de Youssef Beck KARAM. La paix régna sur le pays chrétien ainsi créé, et sous l'instigation de Tanios CHAHINE, la révolte des paysans mit fin au régime féodal.
Néanmoins, les ressources limitées du pays réveillèrent l'esprit phénicien et poussèrent des générations entières vers l'émigration. C'est dans cette atmosphère du XIXe siècle qu'a vu le jour mon bisaïeul EID HARB EL TANNOURI.
L'arrivée à HADATH-BEYROUTH
Un jeune homme descendit de son mulet avec vigueur. Il ouvrit une pochette de sa large ceinture en cuir et en tira une pièce pour régler le chef de caravane qui était resté en selle. Il se tourna vers un chamelier qui l'aida à charger son baluchon en bandoulière. C'était la caravane du Nord qui faisait la petite halte au « Pont du Pacha » à distance calculée du premier poste turc aux portes de Beyrouth.
Après quelques jours, la colère de son père tomba sous l'effet des retrouvailles, des festivités et surtout de sa femme. Un soir il isola son fils pour le confesser et lui reprocher sa fugue permanente de la ferme, de la maison, de Tannourine, de Tripoli et maintenant de HADATH:
-- de plus en plus étranger mon fils, même dans ton propre pays, un nomade, pire un bédouin. EID rétorqua :
-- je veux être mon propre patron, un vieux sage m’avait dit : « mieux vaut être la tête d'un chien que la queue d'un lion. »
-- tu comprends mon fils, quelle joie un père peut éprouver en perdant son fils à jamais, rien que pour de l'argent ? !
-- je promets de revenir.
-- à part les oiseaux je n'ai vu revenir personne.
-- je finirai par revenir comme un oiseau, j'aime bien la confusion régnante des ports. Si tu bénis ma démarche, tu me donneras la force de revenir.
-- rappelle-toi toujours que tu es un maronite libanais, deux choses tu ne trahiras: « ta Foi et ta Patrie ». A quand ce départ et vers où ?
-- au Brésil à la fin de l'année prochaine, dès que j'aurai mon passe (passeport).
Le premier retour
Boutros lui demanda d'aller dans le Kisirouène chez un cheikh des EL Khazen, (au sein de cette noble famille qui donna depuis Louis XIV une lignée de consuls de France à Beyrouth) pour porter une correspondance à son ancien leader Youssef Beck KARAM en exil à Naples. EID fut très ému de la confiance de son père. Boutros était un des messagers du Beck dont la devise était "plutôt mourir que trahir" ; tous rodés à une forte tradition orale pour mémoriser le courrier à la lettre, au péril de leur vie, ils se devaient d’avaler le parchemin pour ne point laisser de trace
Le deuxième voyage 1883 - 1885
À Naples, le commandant du Castel Dell’Uovo lui assura que l'exilé avait été transféré, EID insista. Le lendemain, l'officier fit accompagner le curieux messager par un carabinier jusqu’à la colline du Vomer à la demeure des Bourbons de Naples. La Sublime Porte ayant décliné toute hostilité à son égard, l'illustre prisonnier écoulait paisiblement son exil dans ce palais.
Il fut introduit, par un compagnon libanais, auprès de Youssef Beck, les deux hommes se découvrirent pour la première fois. De son regard perçant, le Beck le toisa et souligna la ressemblance avec son père Boutros ; EID se trouva en présence d'un gentilhomme petit et trapu, vêtu comme un pacha. Bien que marqué par le temps, il s'agitait avec nervosité, se levait et s'asseyait brusquement comme un chevalier en selle. Usée par le tumulte des batailles, sa voix rauque était de trop pour le peu de mots qui lui échappaient, il était peu loquace. Il commenta avec gravité le courrier du Cheikh El Khazen: le Liban doit tout ou presque à cette famille depuis Abou Néder. EID fut hébergé pour la nuit dans la demeure. Avant son départ, le Beck voulut lui faire une largesse qu'il refusa avec retenue. Il fit allégeance à son hôte et promit de repasser à son retour.
Il effectua son périple jusqu'à Naples, l'entrevue avec Youssef Beck KARAM prit une autre tournure. Après maintes hésitations, il fut missionné pour rechercher la dépouille du cheikh Bchara Tarabey tombé au champ d'honneur et enseveli à la hâte près de HADATH. EID fut bouleversé et flatté à la fois. Le Beck lui confia quelques lettres et ses amitiés à Boutros.
Sur le chemin du retour, il était fier de porter le flambeau jadis brandi par son père. Il élaborait la manière dont il fallait agir en toute discrétion pour assurer le succès de sa mission. Arrivé à Beyrouth il se promit d'accomplir sa tâche en priorité avant de revoir sa famille.
Le deuxième retour
Il réintégra la maison et s'adonna passivement au rituel des visites d'une manière étrangement évasive. Un soir, il partit inspecter le lieu indiqué dans la plaine d'oliviers à l'aplomb du pont de Kfarchima. Il repéra l'arbre centenaire d'après le signalement fourni. Les événements remontaient à une trentaine d'années lors d'une confrontation opposant les troupes de Youssef Beck KARAM aux Métoualis et aux Druzes. Quelques chevaliers étaient tombés sur le champ d'honneur et furent abandonnés sur place dès lors que les renforts turcs avaient surgi à l’horizon. Le Cheikh Bchara Tarabey était à la tête de cette campagne et fut enterré à la sauvette en un endroit soigneusement dissimulé pour éviter toute profanation ultérieure ; il avait durement sévi dans les rangs ennemis. À l'issue de cette bataille les Druzes s'implantèrent près du pont, ce qui rendait l'endroit assez périlleux.
EID avait le poil hérissé à l’idée de rentrer dans ce temple de la résistance, il enleva ses chaussures de peur de piétiner quelques âmes errantes dans ces lieux. En attendant, il planqua ses instruments dans un sac en jute au pied du pont. Il envisagea de revenir un soir de pleine lune. En creusant cette nuit, il se retournait souvent par peur d'un intrus. En profondeur, il prit plus de précautions, contournait chaque grosse pierre pour éviter d’infliger un nouveau martyre à la dépouille. Son manège dura plus d'une heure dans son cérémonial funèbre, ses mouvements devenaient lents et graves. Il s'arrêta, se signa, retira religieusement un crâne et le mit délicatement dans son sac. Il retourna encore fouiller à la main cherchant je ne sais quoi, et finit par extraire un anneau qu'il glissa dans sa poche, rassembla ses instruments, endossa son butin et se mit en marche.
Il venait de déterrer un trésor d'un Liban martyr et fier à la fois. Il s'enferma chez lui, découvrit le crâne grand et intact, retira la pièce de sa poche, la polit, rangea l'ensemble dans un linge propre et pria longuement. Cette nuit, il eut du mal à s'endormir pourtant il le fallait en vue de l'expédition du lendemain.
A la première lueur du jour, il fut tout embarrassé de réveiller Asseed, lui emprunta une mule et le laissa derrière lui tout hébété. La route n'en finissait pas de lenteurs, il voulait courir plus vite que sa monture pour atteindre sa destination au plus tôt. Son arrivée à Tannourine fut tard dans la nuit, il fonça directement chez le curé qui l’autorisa à sonner le glas. C'était un signe de ralliement en cas de grave danger. Ameutée, la ville accourut à l'église venant aux nouvelles. Le plus surpris de tous fut Boutros, croyant son fils au Brésil et le trouvant au cœur de ce tumulte un crâne à la main. Le fils du cheikh Bchara Tarabey était bouleversé de la découverte, connaissant les conditions de la mort de son père, il n'avait aucun moyen pour l'identifier. C'est alors que EID tendit l'anneau en argent avec lequel le cheikh Bchara attachait ses longs cheveux. La stupéfaction fut à la hauteur de la reconnaissance des Tarabey.
Le lendemain, des obsèques dignes et solennelles furent célébrées. EID se tenait aux côtés de Boutros, fier de rejoindre son père dans la résistance. Les Tarabey l'invitèrent avec les honneurs dignes du nom de HARB (guerre) attribué jadis par le prince fondateur du Liban (une famille de paysans avait sauvé le prince d'un traquenard tendu par les Turcs dans les parages de Tannourine, il leur donna le nom de HARB). Ce faisant, EID persévérait dans le chemin tracé par les ancêtres. Jiris, le plus raffiné de la famille, trouva grâce aux yeux des Tarabey et fut affecté à leur service, il apprit ainsi un peu de français et une certaine étiquette.
Quelques semaines plus tard, de retour à HADATH, il raconta son exploit dès la première veillée. La vie reprit son cours tranquille et EID s'affairait à l'entretien de son jardin. Entre-temps il sonda le mandataire du prince CHEHAB quant à la possibilité de rachat de la propriété ; ce dernier, certain de l'attachement de EID à ce bien et se doutant de sa fortune, en demanda 1200 livres or. EID rétorqua qu'il était venu parler « de centaines et non de milliers ». Par la même occasion, il apprit que le cheikh Tanous KARAM avait des vues sur la dite propriété pour le compte de son frère du Brésil qui cependant n'avait pas l'intention de revenir ; EID le savait pertinemment. Finalement il compta entreprendre cette expédition au Mexique pour tenter sa chance.
Le quatrième retour
EID saisit cette occasion pour confesser son amour à Martha et son intention de se fiancer dès que son père lui en donnerait l’approbation. Boutros s'illumina de bonheur, invoqua la bénédiction du ciel et dépêcha son fils auprès de sa mère pour lui annoncer la nouvelle qu'elle connaissait déjà… Le soir même, Boutros demanda la main de Martha pour son fils EID; la tante acquiesça avec plaisir et Martha bondit discrètement de joie. Le lendemain, le curé de Notre-Dame bénit les fiançailles et recueillit le don de EID comme un don du ciel.
Ils prirent le chemin de Tripoli pour faire visiter la capitale du Nord à Martha et annoncer la nouvelle à Michael et Tannous. Pendant ce séjour, l'oncle susurra à son neveu la détérioration de l'environnement de Tripoli par la montée de fanatiques musulmans dont les chrétiens payaient les frais par diverses agressions. Aussi, EID passa sur les lieux de ses premières expériences comme pour fermer le chapitre.
De retour à HADATH des fêtes furent données, des tables dressées et des veillées organisées autour des nouveaux fiancés. Un soir parmi les invités on comptait le père KARAM et son vicaire le père Cherfène ainsi que le caravanier Asseed Bésile qui rentrait récemment de Baalbek. Pour dissiper la vive odeur de la chaux encore fraîche, sa tante avait aspergé les murs d'eau de fleur d'oranger qui se mêlait aux senteurs d’encens du rite de la bénédiction.
Martha inaugura la veillée par une lecture de fables. Asseed prit la parole après quelques intervenants pour dépeindre la dégradation des relations entre les communautés dans la vallée de la Békaa. Un grand couvent maronite à la périphérie de Baalbek était devenu le protectorat des chrétiens, le simple fait de poser la main sur l'enceinte de l'abbaye leur épargnait les poursuites des soldats turcs ; dès l'instant, ils relevaient de l'autorité de Monseigneur l'abbé, un prélat du Kisirouène de grande poigne qui n'hésitait pas à brandir sa crosse en plein marché de Baalbek.
Dans l'année écoulée, le prélat fut invité par des chefs de tribus Métoualis au festin de la grande fête du sacrifice qui tombait en plein carême. Il était accompagné par deux moines bien nourris et deux chasseurs gaillards. Selon les us et coutumes une immense tente fut dressée à cet effet. On égorgea des moutons à ses pieds en signe de bienvenue. Installé en première loge face au tout-puissant dignitaire, les joutes ne tardèrent pas à faire irruption. Le mézé était soigneusement disposé devant Monseigneur, les mets carnés à portée de main et la cuisine maigre de rigueur par temps de carême, bien à l’écart ; l'intrigue était trop voyante pour passer inaperçue. Il devait s'allonger de tout son bras pour atteindre laitage et fromage renonçant à déguster les plats riches. Le dignitaire Métouali l'interpella:
-- dites Monseigneur, qui vous «halalise» (légalise) son laitage et vous défend sa chair? Fiers les Métoualis manifestèrent leur suprématie en scandant Allah est grand ! Prions sur le Prophète. Des coups de feu transpercèrent le ciel à la gloire de Dieu. L'abbé resta interdit devant une telle arrogance et se fit servir un grand verre d'arak pendant que ses vicaires et chasseurs tenaient leur main sur la gâchette. Il regarda fixement le dignitaire et l'invita à trinquer, ce dernier déclina l'invitation rappelant cette prohibition dans sa croyance. À Monseigneur de rétorquer alors:
-- dites ya cheikh, qui vous «halalise» son fruit et vous défend son jus ? Inutile de décrire la chaude ambiance qui régna sur l'assemblée. Le cheikh avait très mal pris l'impertinence de Monseigneur, il laissa les esprits se calmer jusqu'au café pour intimider son invité par une question plus directe et tranchée.
-- dites le Monseigneur, quel prophète est plus grand : notre chevalier ou votre berger ? Le moine bien rodé et hermétique chercha à dissimuler son désarroi, il se leva, s'étira sèchement sur sa crosse et du haut de son perchoir, avec un accent saccadé du Kisirouéne répliqua à son hôte :
-- dites le cheikh, d'après vous, qui est meilleur le vivant ou le mort ? Il se retira avec son escorte sans saluer, en scandant : le Christ est ressuscité, il est vraiment ressuscité.
La désapprobation des curés présents était éloquente, ils prièrent l'assemblée de ne point colporter de telles histoires qui ne règleraient en rien les divisions du pays. La tournure de la soirée étant à la gravité, EID prit l'initiative de décontracter l'ambiance.
Le sixième retour
EID devait se rendre à Beyrouth pour se procurer des livres et des fournitures. Des amis lui conseillèrent, en cas de désordre, de se réfugier dans la première chapelle en chemin, c'était les seuls endroits qui n’étaient pas encore violés.
Il s'était blotti derrière une charrette pour ne pas croiser quelqu’un de face. À une dizaine de mètres devant lui et d'une voix rauque un « papas » Turc intima à un passant : à gauche impie ! EID eut froid dans le dos, la circulation s'arrêta et on entendit des bruits de bousculade. Un vieux paysan avait été précipité dans cette rigole pleine d’excréments. Le sang de EID bouillonna dans ses veines, il se faufila pour s'interposer entre la victime et son agresseur qui s'effondra à son tour en répandant son sang sur la chaussée. Seule, debout, une silhouette vêtue de noir, menue et agile se laissait deviner, un poignard maculé à la main, elle se volatilisa instantanément comme un fantôme ; une chauve-souris égarée dans la lumière du jour. Plusieurs crièrent : El Halabé ! Sauvez-vous. Dans la confusion EID tira le vieux paysan derrière un étalage et disparut.
Il se réfugia dans l'église en se dissipant dans une brève prière, il crut entendre un prêtre l'interpellant du confessionnal. Il s’agenouilla, se signa et voulut entamer sa confession à l'arrachée quand le bonhomme l'arrêta subitement: je suis Elias El Halabé, dis-moi, qui es-tu ?
Quelques heures après, EID se trouvait au café du Pacha à attendre nerveusement qu’un serveur l'invitât à le suivre dans une dépendance pour le laisser s'entretenir librement avec El Halabé. Sorti de là, EID découvrit ce nouvel aspect de la résistance. Il rebroussa chemin vers sa maison en essayant de ne pas trahir les émotions de la journée.
En marge, à chaque halte on voyait EID et son ami le cheikh Tanous s'appuyant sur leur canne à une discrète distance de la foule.
Désormais, on attendait un invité de marque, le jeune roi de Syrie, pour entamer la cérémonie officielle ; il tardait à venir et l'on commença sans lui. Pendant le déroulement du protocole, on entendit un vacarme détonant de cavalerie en armes qui s'approchait au galop avec fracas. Le jeune roi, à la tête de centaines de cavaliers, se présenta avec remontrance hors de l'enceinte du sérail en signe de protestation, désapprouvant ainsi l'indépendance du Liban et faisant valoir ses prétentions futures de surcroît. EID se tourna gravement vers le cheikh Tanous et lui dit : voici nos nouveaux Turcs.
L’entre-deux-guerres
Pour fêter l'événement, Asseed invita à dîner Bou-Milhim en compagnie de Jiris et EID. Bien entendu, il y eut un temps pour boire et manger, chanter et danser mais le plus frappant était l'histoire de Jiris nouvellement arrivé à HADATH. Originaire du Chouf à majorité druze, il était orphelin depuis la grande famine et fut confié avec ses deux sœurs à un couvent. Même là, les vivres manquaient. Un matin il découvrit à côté de lui une de ses sœurs morte pendant la nuit ; il avait dix ans. Dans le mont des Druzes en Syrie, HOURANE était le seul endroit épargné où l'on pouvait travailler pour se nourrir. Il y alla à pied et se fit nommer Hikmat pour se dissimuler. Le seul trésor qu'il emporta était le mot de passe que son père lui avait confié sur son lit de mort.
En 1860 suite à la guerre civile, les maronites du Mont Liban, attirés sans armes dans plusieurs villes en vue d’une réconciliation nationale, avaient été victimes du plus grand massacre de leur histoire. Ce n'était qu'un piège géant qui coûta la vie à des dizaines de milliers de chrétiens. En effet, dans ces cultes ésotériques, on est promu chevalier en éliminant un mécréant. Le père de Jiris fut épargné par un ami Druze qui lui apprit la fameuse formule secrète ; si l'on vous demande « plantez-vous le Hleilij dans vos bleds ? » dites : « nous le plantons dans le cœur des croyants »
Jiris fut embauché comme berger chez un maître du nom de Hamdan, il mangeait à sa faim et dormait dans la bergerie. Depuis petit, il était discret et réservé, ce qui plaisait fortement à la femme de Hamdan sans progéniture. Après quelque temps, l'idée de l'adopter trottait dans la tête de ses maîtres. Il fit l'objet de plusieurs interrogatoires visant à déterminer ses origines. Sans se douter de leurs intentions, Jiris se faisait passer pour le fils des voisins Druzes de son village natal, produisant ainsi des détails convaincants et précisant que ses parents avaient péri pendant la guerre. Depuis, il était mieux vu et mieux traité, on l'affecta à des tâches au sein de la demeure et on lui donna même de l'argent. Ce changement ravit l'enfant qui commença à s'épanouir et à espérer. Un des commis particulièrement suspicieux, venait à en être jaloux au point de demander régulièrement au maître s'il avait bien reçu des renseignements avant d'adopter l'enfant. Heureusement, Jiris avait pu surprendre une de ces discussions qui finissait ainsi : s'il s'avère être un mécréant tu te chargeras de l'égorger.
La nuit venue, tout éveillé à chaque bruit, Jiris croyait son heure arrivée. Il avait déjà glissé sa petite bourse dans les seuls habits qu'il possédait, prêt à s'enfuir à la moindre alerte. Avant le lever du jour, il était déjà en route sur un sentier discret, fatalement le commis passait par-là. En tremblant, Jiris prétendit être chargé d'une commission pour la maîtresse de maison, l'autre voulait le ramener de force et aussitôt Jiris s'enfuit. Le commis s'envola avertir le maître, ils prirent des armes et se mirent en selle à la trousse du gamin. Jiris tenta de ruser en faisant des détours, se camouflant dans les bosquets ; ils le repérèrent à trois reprises et lui tirèrent dessus à la carabine. En milieu d'après-midi, il vit de la fumée dans une maison isolée de la forêt, une dame âgée faisait du pain, il la supplia de le cacher. Quelques minutes plus tard, ses persécuteurs étaient sur sa piste, ils interrogèrent sévèrement la femme et l'acculèrent à avouer la direction empruntée par leur esclave. La dame leur indiqua un chemin tortueux et escarpé et dès qu'ils eurent bien disparus, elle donna un pain au petit et l'invita à filer sans se retourner. Adèle fut envoûtée par l'histoire et regardait Jiris à travers ses larmes.
Le Phénicien des temps modernes
EID HARB EL TANNOURI
Cet instinct d'aventure maritime, EID le tenait vraisemblablement de ces nomades de la Grande Bleue, ses ancêtres les Phéniciens. Cette idée de sillonner le monde, de brasser sans appréhension des peuples inconnus, accueillants ou hostiles, leur était singulière. N'est pas Phénicien qui veut, la condition sine qua non est le va-et-vient, faut-il vaguer sans cesse mais toujours revenir au berceau.
Par la création des voies maritimes, il était devenu nécessaire d'improviser un véhicule de communication pour leurs comptoirs. Leur fin esprit mercantile les dota d'une surprenante faculté d'adaptation, pour cela ils inventèrent la denrée la plus légère et ingénieuse: l'alphabet ! Ce trésor impérissable dont l'humanité n'a pu se passer ni pu dépasser jusqu'à nos jours. C'était l'informatique universelle de l'époque. Ce code révolutionnaire a conservé le patrimoine de l'humanité et a permis sa transmission de génération en génération. On ne se réveille pas un beau jour un alphabet à la main ; c'est le fruit d'une grande recherche né dans la cité culturelle par excellence : Byblos, un vivier de philosophes, poètes, mathématiciens, historiens et écrivains.
Ils avaient tout simplifié, caricaturé, miniaturisé pour s'adapter au marché. Il leur convenait de vendre une myriade de petites bricoles bon marché à l'heure où les Grecs transportaient des chefs-d’œuvre en marbre ou en bronze qui parfois se perdaient en mer par mauvaise fortune.
Quand ils avaient vu accoster Europa et Cadmous l'inventeur de l'écriture moderne, les Grecs avaient vite mesuré la portée incommensurable du phénomène ; ils instaurèrent le culte d’Europa et baptisèrent de son nom le continent. La fierté commune de ces concurrents de l'excellence était le culte de la liberté et de l'indépendance, à cette fin, ils payèrent un lourd tribut à travers l'histoire.
Pour les Phéniciens, la notion de l'étranger était synonyme de découverte, de richesse et d'aventure pacifique loin des objectifs guerriers ou conquérants. Ils ont fondé le principe de la colonisation économique ! La prospérité de leurs partenaires leur était rentable, ainsi, on était en confiance à la vue d'une embarcation qui sentait le cèdre.
L'histoire véridique de EID répondait en plusieurs points au schéma de ses ancêtres : il passa trente trois ans de sa vie en vadrouille restant ancré à sa Phénicie. Sa révolte contre la tyrannie et l'injustice le propulsa dans la voie de la résistance. Il vendit des babioles dans plusieurs pays et apprit naturellement leurs langages pour communiquer avec fraternité, égalité et liberté.
ISBN 2-9526476-0-7
EAN 9782952647601