Préface Joseph TARRAB
Préface Joseph TARRAB
Ce qui m'a frappé dès l'abord quand j'ai fait la connaissance de Norikian vers la fin des années soixante à Paris, c'est l'extraordinaire contraste, voire la contradiction, entre l'homme et l'œuvre.
L'homme était, il est toujours paisible, posé, placide même.il a l'assurance tranquille de qui voit les choses avec une solide dose de bon sens et de sens pratique, pour qui aucun problème n'est insoluble. Bien qu'il puisse prendre à l'occasion des attitudes tranchées, ce n'est pas du tout une tête brulée.
Et pourtant cet homme si rond, qui présente, semble-t-il, si peu d'aspérités, avait, dès le début, opéré un choix radical, celui de s'adonner exclusivement, quoi qu'il arrivât, à sa vocation d'artiste.
Comme si, sous ses dehors détendus, il abritait sous son crâne un démon tendu à l'extrême, le démon du témoignage.
Il semblait que son talent de peintre et de graveur émérite ne pût se déclarer et se développer qu'en revenant obsessionnellement, encore et toujours, au traumatisme fondateur de la psyché collective des Arméniens de la diaspora, l'incontournable horreur du génocide.
Ses gravures en noir et blanc, surtout, me fascinaient par leur capacité à poser d'emblée le monde de l'exode, de l'errance, de la déréliction, avec une justesse et une économie de moyens telles quelles dépassaient immédiatement le cadre historique et géographique d'événements précis pour se faire emblématiques d'un exil non plus physique seulement mais métaphysique, un exil inhérent à la condition humaine même.
Comme si ses enfants et ses femmes jetés sans un seul homme adulte sur les chemins hasardeux de l'errance nous interpelaient, et nous interpellent toujours, personnellement.
Ce n'était plus le témoignage gravé et peint d'une épopée particulière concernant en propre le peuple arménien, même quand à certains moments les églises à toits coniques, en ruine ou pas, figuraient sur presque toutes ses œuvres, mais l'énoncé d'un destin fondamental de l'humanité.
Une humanité jetée là sans choix dans l'existence sur une minuscule planète dans un univers en perpétuelle expansion, comme si la naissance au monde était une première et suprême malédiction.
Pour Aragon, il n'y a pas d'amour heureux. Norikian, lui, allait radicalement plus loin: il ne saurait y a voir d'existence heureuse.
L'intuition qu'on n'échappe pas aux fantômes du passé et à la fatalité du sort se manifestait chez lui spontanément pour ainsi dire, à travers la pratique quotidienne de l'art. sans être théorisée ni même mise en parole. Norikian semblait être l'instrument ou plutôt l'interprète d'un vouloir dire qui venait de plus haut et de plus loin que lui, porte-parole non seulement d'un peuple, mais de tous les peuples qui ont subi, traversé et en fin de compte triomphé d'abominables catastrophes. Il y a, dans ces travaux de Norikian, une dimension humaniste qui assurera longtemps la pérennité de son œuvre, sans parler de ses qualités artistiques.
Cependant, nul ne peut se tenir indéfiniment dans l'extrême tension d'une dénonciation permanente du mal transhistorique et métaphysique.
Par la suite, Norikian mit sa rage en sourdine. Ses personnages, qui vagabondaient sous le soleil et les étoiles, finirent par trouver un abri, une demeure, une chambre ou reposer leur tête et leur âme meurtrie.
Aux visages et aux paysages anonyme ont succédé des portraits de personnages identifiables dans des intérieurs modestes souvent fleuris.
Après son obstination à témoigner de l'atrocité de l'histoire et de la condition humaines, voici Norikian qui, malgré tout, affirme et même célèbre la pérennité de la vie, la possibilité et même la réalité d'une renaissance, d'un salut, d'une rédemption. La désespérance s'est transformée en espérance, les couleurs sombres se sont éclaircies.
Les orages de jeunesse apaisés, la sérénité de la maturité a pris le relai, nouveau visage de l'humanisme profond de ce peintre d'exception. L'artiste a fini par rejoindre l'homme, effaçant la contradiction initiale qui les maintenait si drastiquement séparés.