Norikian… Errances par Sonia Nigolian
Norikian… Errances par Sonia Nigolian
L'homme et avant tout mémoire et le créateur un homme dont la mémoire se double d'une faculté active d'oubli, de refoulement ou au contraire d'une force de commémoration qui lui permet de créer ce qui l'a marqué au fer rouge. La pensée comme la mémoire sont fonction d'un acte intérieur de volonté dont la suspension conduit à un jeu autonome de représentation. Alors détournées du réel, elles se laissent envahir par le passé et ses myriades d'images. Le secret de la création, n'est-ce pas de savoir mobiliser l'énergie psychique et le déplacer dans le temps et l'espace intérieurs?
Dans la multiplicité des ouvres plastiques qui ont vu le jour en ce siècle, il en est très peu qui s'imposent comme d'incontestables repères.
C'est pourtant le cas de Norikian.
Un artiste dont l'œuvre doit se goûter dans le silence du temps.
Le personnage est discret. Solitaire. Concrètement cela se traduit par des créations nées de sa longue et patiente réflexion.
Voilà une œuvre prolifique, conçue tout au long des jours et des nuits d'un voyage intérieur frémissant.
Naissent alors sous son pinceau affirmé des personnages omniprésents occupant l'avant-scène de ses tableaux, des personnages très captivants dans leurs attitudes et leurs expressions qui ont pour but de traduire l'horreur de leur condition, leur insoutenable tragédie, tous victimes d'un crime encore impuni jusqu'à notre siècle.
Hommes, femmes et enfants saisis sans des perspectives amplifiées, décuplées, dans des déferlements impressionnants de couleurs, si justes dans leurs rapports et leurs violences conjuguées.
Marquée au fer rouge de ses origines l'œuvre de Norikian est en grande partie consacrée à l'exode. L'artiste veut s'exprimer. Il a beaucoup à dire, mais il sait que son cri, son message, son émotion ne seront perçus que s'il parvient à amener son œuvre au juste degré d'intensité de composition supportable.
Si Norikian a su imposer sa vision aux collectionneurs, aux marchands d'art et aux critiques d'art, c'est parce qu'il a une intensité chromatique éblouissante, une puissance graphique et une composition uniques.
Dans le silence de son atelier Norikian nous livre la blessure de tout un peuple par une peinture aux tonalités vibrantes qui cache cependant des sanglots.
Portant en lui cet univers d'images, de visions, ses métaphores partent de son moi intérieur le plus profond pour se projeter, prendre forme et se matérialiser lentement dans le prisme magique de l'espace pictural. Travaillant sans relâche, puisqu'investi d'une mission, on lit dans chacune de ses œuvres une interrogation, sa quête étant de revendiquer ainsi son appartenance à cette culture où passé et présent se juxtaposent, s'imbriquent, en une image globale qui, parée de couleurs de l'inconscient personnel devient langage poétique pur.
Pénétrer l'atelier d'un artiste a quelque chose de sacré.
Nous sommes à la rue Dauphine à Paris où travaille depuis déjà quelques annexes Norikian.
Face à ces toiles, dans cet espace silencieux pour une ultime confrontation avant leur grand départ pour une demeure de passage ou un musée.
On est presque dans cet état très particulier que l'on atteint en pénétrant un lieu de culte.
Les compositions vous imprègnent de leur charge émotive et vous bouleversent.
Chaque toile de Norikian est soumise à un rythme puissant s'équilibrant entre couleurs et pulsations de formes qui la font vibrer dégageant ainsi de chacune de ces toiles une dramaturgie atténuée par une grande luminosité.
Elles ont chacune une telle capacité d'extirper du spectateur des sensations que les mots semblent restrictifs.
Il se dégage de chacune de ces créations une grande symbolique, une "écriture" toute personnelle.
Seule face à ces œuvres ou des personnages nous interpellent avec dans leurs yeux une supplique.
Des femmes lasses de tant marcher, des enfants aux sourires perdus croisant leurs mains sur leur poitrine creuse comme pour une dernière prière…
Des personnages groupés comme pour avoir moins froid semblent nous interroger, demandant la fin de ce voyage en enfer.
Dans leurs yeux enfoncés dans leurs orbites, plus de larmes.
Leurs regards cherchent en vain dans les ténèbres un matin clair, une aurore ou rayonnera enfin la flamme de l'avenir.
Et puis il y a ces églises brulées, fendant les fonds orangés qui incendient la toile.
Des autels éventrés vides…
Les ruines racontent toujours des histoires de peurs anciennes.
Le pinceau de Norikian n'échappe pas à sa culture.
Il raconte et ne cessera de raconter l'histoire de son peuple. La tragédie du peuple Arménien.
Norikian racontera le Génocide, l'exil, l'exode ou périrent plus d'un million et demi d'hommes de femmes et d'enfants…
Les toiles cernent le visiteur tels des personnages ne recherchant pas l'évasion.
Un vertige sombre étreint le spectateur, l'oblige à regarder encore et encore. A la lire, à extraire tout le message de l'espace pictural…
Il y a une résonnance extraordinaire dans ces figures baignées de lumière comme venue de l'intérieur, dans ces regards qui laissent au spectateur le choix de l'interprétation. On trouve aussi un rythme, rendu souvent par des aplats fortement colorés.
Le parcours de peintre de Norikian traduit bien ce que l'intelligence analytique, fonde sur une lente réflexion, peut exercer d'influence à la fois sur la pratique et sur le contenu plastique et spirituel d'une œuvre.
A chaque étape de sa vie l'artiste a médité cette œuvre: rien ne s'y est fait par à-coups; les mutations qui l'ont jalonné se sont produites au terme d'une patiente énumération des raisons dont elle était la conséquence, dans la solitude, l'indifférence des tentations et des modes.
Sans regrets aussi. Parce que c'était ainsi.
Comment rester indifférent devant une telle œuvre. Comment rester insensible devant cette force de composition, devant ces coloris qui littéralement embrassent, et souvent incendient la toile, devant ces visages qui vous interpellent et qui semblent vous réclamer justice, oui JUSTICE.
Comment affronter ces êtres endeuilles au regard vide…?
Comment oublier ces enfants perdus pleurant une mère?
100 ans ont passé. Mais la blessure est toujours là. Intacte. Vive. Brûlante.
Brûlante comme les compositions de Norikian. Incendiaire, comme l'œuvre de ce créateur qui restera le porte-parole de cette Cause Sacrée.
Comment résister à ces couleurs chaudes, lumineuses, profondes?
A ces horizons embrasés…
A lire trop un travail, une œuvre, on s'en éloigne.
J'ai envie de dire que Norikian est l'un des artistes qui touche juste à force d'être authentique, qui permet d'aller loin à force d'être vrai, sincère.
Alors à chacun de vivre sa rencontre.
L'œuvre de Norikian est disponible.
Il suffit de se laisser aller… Le tableau fera le reste.