Regard – Joseph Abi Yaghi, Romanos Moukarzel, Issa Halloum
Regard – Joseph Abi Yaghi, Romanos Moukarzel, Issa Halloum
Tous les Atouts – L’orient le Jour 14 Juillet 1997
Pratiquer la céramique, c'est jouer avec la terre; l'eau, l'air et le feu, les quatre éléments, dans cet ordre. C'est flirter avec la catastrophe: un peu trop d'eau et la pâte, que le céramiste a long-temps pétrie pour en expulser toutes les bulles d'air au point d'en avoir les doigts endoloris - et parfois précocement arthritiques – et qu'il a façonnée en un plat à larges bords aussi fins que possible, s'effondre au dernier moment, celui où la tâche paraissait accomplie et la peine récompensée.
Il ne lui faut alors surtout pas céder au désespoir: la céramique, c'est aussi une épreuve de foi, de croyance en la possibilité ultime de la réussite. Le céramiste recommence. Si la pièce était trop grande, il ne peut plus utiliser de nouveau la pate, à moins d'avoir une machine spéciale pour la pétrir. Il ne peut plus l'utiliser que pour des pièces minimes, sinon mineures. Il se lance dans un nouveau pétrissage, un nouveau façonnage, un nouvel affinement des bords. Et, derechef, c'est le désastre en fin de parcours. Parfois, il faut s'y reprendre à cinq, six fois pour obtenir un plat qui tienne.
Mi-chemin
Mais ce n'est là que la moitié du chemin, encore faut-il, quand on ne possède pas de four à portée de main, se rendre à un four éloigné, avec les aléas de la route. Une ornière, un dos d'âne, un nid de poule, adieu vases, plats, bols, coupes. Si la route n'est pas trop traitre, c'est le feu qui l'est souvent: on peut rarement prévoir ses effets. Les pièces peuvent sortir fissurées, crevassées, déformées, brisées par les hautes températures auxquelles elles sont soumises. Aussi, chaque œuvre qui passe l'ordalie de l'eau puis celle du feu est-elle une sorte d'improbable miracle.
Je ne parle pas des objets de routine dont la formule bien établie permet de les fabriquer en série. Je parle d'œuvres qui, par leur conception comme par leur réalisation, frisent la témérité, le jeu au bord du précipice, la danse sur la corde raide, sur la fine lame entre le connu et l'inconnu.
Joseph Abiyaghi, qui ne pratique la céramique que depuis deux ans, est un perfectionniste qui a déjà à son actif des réussites étonnantes, des pièces qui laissent rêveur.
L'une des raisons de ces succès est sans doute l'utilisation de grés importé au lieu de l'argile locale trop chargée, à son avis, d'impuretés qui peuvent, lors de la cuisson, émerger à la surface et briser les parois. Même la terre peut être traitresse et il convient donc de s'en méfier.
Le grès supporte des températures de l'ordre de 1260 degrés et plus. Une fois l'œuvre sortie du four, à l'état de biscuit, une glaçure, qui consiste principalement en divers oxydes métalliques, lui est appliquée, l'objet étant soit immergé dans un bain d'email, soit enduit de diverses façons avant d'être à nouveau livré au four.
Un pari continuel
Là aussi, c'est la loterie: l'email peut couler, donner un résultat tout autre que celui attendu. C'est un pari continuel que la céramique, un pari sur la bonne fortune: parfois, la chance sourit et l'objet qui sort du four est une petite merveille de réactions chimiques inattendues.
Certes, il ne faut pas s'imaginer que le céramiste ne vit que dans l'angoisse et l'attente de la surprise ou du désastre. Il vit aussi dans l'exaltation de la création, sans laquelle il ne supporterait pas les hasards du métier.
Lequel est peut-être moins aléatoire que je peux l'avoir laissé entendre, car, en fin de compte, il existe des savoir-faire, des tours de main, des formules, des procédures qui sont assez surs quand on ne se risque pas jusqu'aux limites. Dans cette relative zone de sécurité, le céramiste peut se livrer au plaisir de travailler la glaise, de la faire plus ou moins humide, plus ou moins sèche, selon la consistance qu'il veut obtenir et l'objet qu'il veut modeler.
Joseph Abiyaghi, dont l'atelier est un réduit exigu, vient de monter une belle et riche exposition dans le charmant jardin d'une ancienne demeure d'Achrafieh promise sans doute au pilon des démolisseurs. Il y a montré ce dont il était capable, des pièces utilitaires aux pièces gratuites, des pièces nues aux pièces ornementées, des pièces tournées aux pièces travaillées au colombin (cordon de glaise enroulé en spirale), des plats immenses aux coupes ultralégères, des émaux ordinaires aux émaux raffinés.
L'exposition quasi privée de Joseph Abiyaghi a remporté un succès inespéré. C'est dire que les Libanais apprécient de plus en plus la belle céramique et comprennent ce qu'elle implique d'efforts tantôt déçus, tantôt récompensés. Reste qu'il faudrait peut-être moins de dispersion dans la recherche, plus de concentration sur un axe donné. J. Abiyaghi a tous les atouts pour aller plus loin, peut-être au-delà de la céramique traditionnelle. Les deux ou trois tentatives en ce sens, trop intellectuelles, ne sont pas encore convaincantes. Mais ce n'est qu'un début.