Hussein Madi qui êtes-vous? Par Pascale Chécri (Esquisse Magazine d’art n’2 Novembre 2000)
Hussein Madi est dessinateur, peintre, sculpteur, graveur, graphiste, illustrateur, céramiste, mosaïste, caricaturiste.
Hussein Madi est né à Chebaa sur les pentes de l’Hermon en 1938. A 20 ans il s’inscrit à l’Académie Libanaise des Beaux-Arts. A partir de 1963, sa formation artistique se poursuit à Rome, à l’Accademia di Belle Arti, puis à l’Accademia di San Giacomo.
De 1973 à 1986, la carrière artistique de Madi oscille entre Rome et Beyrouth, où il dispense des cours d’ arts plastiques à l’ institut des Beaux-Arts de l’université Libanaise et a l’Académie Libanaise des Beaux-Arts.
Depuis 1986, il vit et travaille à Beyrouth.
Madi a participé à plus de cinquante expositions personnelles et une soixantaine d’expositions collectives, au Liban et a l’étranger : Tokyo, Rio de Janeiro, Alexandrie, Dubaï, Bagdad, Milan, Paris, Bradford…
A l ‘étranger, ses œuvres sont présentées dans d’importance collections : publiques comme le British Museum à Londres et privées, comme la Collection Michel Tapié à Paris.
Il a reçu le Premier Prix de peinture au Salon d’Automne du Musée Sursock en 1965; le Premier Prix de sculpture du centre Culturel Italien de Beyrouth, en 1968 ; le Premier Prix de gravure de la cité de Lecce en 1974.
La diversité de ses talents peut s’ expliquer par un travail rigoureux que souligne son dessins ; par sa culture bipolaire qui s’ articule entre l’Orient et l’Occident ; par la primauté accordée à la connaissance comme source de liberté ; par l’ enracinement dans son terroir natal, où il puise sa sève et qui lui assure unité et continuité ; enfin, par une mise à distance vis-à-vis de lui-même marquée par l’ humour ou l’ ironie.
Reconnaissez-vous cet homme? Vous avez sans doute entendu parler du "violon d'Ingres" ou du "tournedos Rossini", mais connaissez-vous les multiples talents de Hussein Madi?
A : Artiste
L’artiste respire :
• Inspiration : dessin ; expiration : peinture.
• Inspiration : dessin ; expiration : pastel.
• Inspiration : dessin ; expiration : mosaïque.
• Inspiration : dessin ; expiration : collage.
• Inspiration : dessin ; expiration : gravure.
• Inspiration : dessin ; expiration : sanguine.
• Inspiration : dessin ; expiration : sculpture.
• Inspiration : dessin ; expiration : pliage.
• (…).
L’artiste dit :
J’emporterais dans l’au-delà du papier et un crayon pour continuer à dessiner.
L’art mène au nirvana. Je ne puis atteindre ce septième ciel sans d’autres conditions que celles de l’art : être juste, être sincère, être fidele.
Tout le monde voit, seul l’artiste lit la nature. J’entends par nature toute chose vue. L’artiste observe, analyse et restructure l’ensemble des unités qui constituent ce monde ; le savoir-faire s’acquiert par le travail qui sert au mieux ma vocation d’artiste.
Deux personnes à cheval, 1980, terre cuite, h:15 cm, collection particulière
B : Beauté
Madi aime la beauté de la langue arabe, la langue du Coran. Le Coran est une lumière qui l’aide à mieux percevoir d’autres beautés, et il est un modèle de cohésion linguistique.
C’est le calife Ali ben Abi Talib qui aurait structuré ce texte sacré et préservé ainsi sa pureté linguistique.
Mais par ailleurs, Madi respecte les autres religions monothéistes : Ne s’agit-il d’un même message, qui arrive à travers des moments différents et qui se dit dans des langues différents ? » Après avoir pris connaissance de l’Ancien et du Nouveau Testament, Madi assume mieux son islam.
Sur la porte de son atelier, il a calligraphié quatre citations qui lui servent de disciplines de vie :
• « …pour vous éprouver dans ses dons. » (Coran, trad .J. Grosjean, VI 165.)
• « … Chacun agit à son mode… » (coran trad. J. Berque, XVII 84.)
• Le riche est celui qui se passe de tout bien. (Ali ben Abi Taleb ,trad L. Sweydane.)
• Les gouverneurs règnent sur les gens et les savants gouvernent les Rois. (Anonyme.)
La fuite en Egypte, 1994, Acrylique sur bois, 140 x 170 cm collection particulière
C : Connaître
Connaître, selon la double approche de l’intériorisation et de L’expérience.
Cette connaissance est la base de toute « expression humaine ».
« La capacité d’acquisition des connaissances est illimitée pourvu que je prenne conscience qu’à tout moment je peux tourner le dos à tout, pour plus de disponibilité et plus de liberté… Et tout recommencer (…) !? »
D : Dessin
Michel Serres, tant à travers ses écris que ses documentaires, a montré que toute découverte scientifique commence par un dessin. Patrick de Haas pense que le dessin est souvent du côté du secret. Le dessin est s’oppose au spectaculaire et nécessite une certaine proximité dans sa perception.
Sans tergiverser, Hussein Madi fait du dessin une hygiène de vie. Il transcrit inlassablement les meilleurs rapports possibles entre les éléments : observer, compter, mesurer, évaluer, regarder, connaître, positionner, situer… Là réside l’intensité de son expression et la force de son art.
E : L’Enlèvement d’Europe
Ce thème mythologique nous est connu à travers la mosaïque qui se trouve au Musée National de Beyrouth. Toutefois, Hussein Madi fait figurer une multitude de formes stylisées d’oiseaux et poissons dans sa toile. Leur présence insistante s’inscrit non seulement au niveau de la Méditerranée, mais aussi à travers le taureau (Zeus déguisé) et Europe (princesse tyrienne). L’artiste exprime la course par un tracé à la fois léger et vigoureux.
Camile Aboussouan a proposé en 1998, d’émettre un timbre représentant ce tableau afin de commémorer l’exposition à l’IMA <<Liban, l’autre rive >>.Cette proposition est restée sans commentaire.
L'Enlèvement d'Europe, 1998, Acrylique sur toile, 155 x 195 cm, collection particulière
F : Femme
La femme est son modèle favori. Tantôt dévoilée avec tous ses attributs ; tantôt suggérée à travers quelques traits.
De toute façon elle sera transfigurée : ce n’est plus une femme qu’on a sous les yeux mais la représentation d’une expression féminine, avec toute sa présence spirituelle.
G : Gravure
La gravure est une technique largement employée par Madi. Joseph Tarrab compare son œuvre gravée a l’acte d’amour : le burin phallique grave sur les plaques vierges des courbes femelles et des traits mâles. Linoléums, pierres ou zincs réagiraient ainsi au burin, a l’aquatinte à l‘eau-forte, au lavis ou à la pointe sèche.
H : Hommage
Hussein Madi souhaite rendre hommage à deux porteurs de connaissances : le premier, Ibrahim Marzouk, décédé en 1983, était un artiste a part entière, authentique.
Le second personnage évoqué avec beaucoup de respect est Joseph Moghaizel. Madi faisait partie des membres fondateurs de l’Association des Droits de l’homme…
I : Ironie
L’Ironie, la dérision de la vie ou l’humour parfois ponctuant l’œuvre de Madi. Ces extravagances qu’il s’octroie elles aussi par la connaissance, ce sont des manières de manifester sa liberté. Exemple cocasse : Comment faire un trou dans l’eau. Cette toile représente une femme plantureuse, vêtue de bikini. Elle semble sûre et fière de ses appâts. Elle se prélasse langoureusement au soleil, sur une chaise longue, et dévoile avec nonchalance le titre de l’ouvrage qu’elle tient en main : Come si fa un buco nell’ acqua. Il s’agit de vingt-deuxièmes volumes.
Le « 22 », chiffre funeste d’après les numérologues, nous renvoie aux sabots a hauts talons de la femme qui portent la griffe de « Satana ».
Mais pourquoi ?
Sans ignorer le langage codé de sa peinture allégorique, Madi explique sous forme de boutade, que ce chiffre vient de l’addition des numéros 11 de l’appartement « 11 », et de l’immeuble « 11 » qu’il a occupé durant son séjour romain.
Et l’artiste d’ajouter mais plus sérieusement qu’un environnement, un lieu, constituent une ambiance qui imprègne le travail.
Come si fa un buco nell' acqua, 2000, acrylique sur bois, 100 x 100 cm, collection de l'artiste
J : Jabal el-Cheikh
Madi aime tous les lieux restés vierges ; ceux que la botte d’un public irrespectueux n’a pas foulés. Mais son lieu de prédilection est Jabal el-Cheikh, l’Hermon. C’est là qu’on peut réellement entendre les voix du silence. Située à la frontière Sud-Est du Liban, culminant à 2814 m., cette montagne porte, lové sur son flanc, à 1700 m d’altitude, son village d’origine, Chebaa. Ce sont ses neiges éternelles, comparables à la tignasse blanche d’un patriarche, qui lui ont valu le surnom de Jabal el-Cheikh. Dans la Bible, on l’appelle aussi Sirion. L’Hermon est souvent cité dans l’Ancien et le Nouveau Testament et c’est un passage du Cantiques des Cantiques que Hussein Madi cite avec superbe !
K : El-Kifah
De 1959 à 1963 Madi a réalisé des caricatures pour les quotidiens libanais el-Kifah, al-Hourriat et Jaridat al-Yaoum. Etait-ce un combat de plus ou bien un moyen d’exhiber de notre société?
L : Logique
La logique du travail de Hussein Madi rejoint la « néguentropie infinie » - l’infinité de l’histoire à venir - de Michel Serres:
Madi prend un détail de la nature, un segment de l’histoire, le découpe, décide enfin de ses différents points vue.
Comme Serres évoquant l’exactitude des sciences, il traite les choses, en elles-mêmes, directement comme une totalité; il respecte leurs droits avant d’intervenir. Alors, la recherche se transforme en une découverte progressive du code d’un dialogue.
M : Musique
La musique est omniprésente dans la vie comme dans l’œuvre de Madi. Mélodies orientales ou européennes peuvent se suivre au cours d’un entretien. Il aura néanmoins la délicatesse de choisir un morceau au gout de son interlocuteur. Dans son œuvre, c’est la couleur qui fredonne des airs et vibre de la manière la plus appropriée au rythme du dessin.
N : Nu
Nu, chez Madi, rime avec femme. Il déplore l’ignorance de certaines personnes qui cherchent dans un nu une image pornographique, passant à coté de toute sa dimension sensuelle.
Dans le harem de Hussein Madi , il y a des nus verts, bleus, rouges, ocres… ; certains debout, d’ autres assis, démembrés ou jambes croisées; la plupart sont étendus, sur le dos ou sur le ventre; par dizaines, provocateurs, par dizaines pudiques, un peu moins pensifs et nostalgiques; recroquevillés ou résolus ;tristes, souriants, ironiques, rêveurs ou endormis; à coiffures soignées ou négligées; de face, de profil, de trois-quarts ou nous tournant le dos; mais tous attendent, appellent ou interpellent.
Il y en a même un, qui, dans son attitude, rappelle un portrait que Marcel Proust décrit dans Albertine disparue : « (…) un portrait génial et pas ressemblant comme celui d’Odette par Elstir et qui est moins le portrait d’une amante que du déformant amour. (…), vous avez enfin sous les yeux ces lèvres que le vulgaire n’a jamais aperçues dans cette femme, ce nez que personne ne lui a connu, cette allure insoupçonnée. Le portrait dit: ce que j’ai aimé, ce qui m’a fait souffrir, ce que j’ai sans cesse vu, c’est ceci. »
O : Obscurantisme
Hussein Madi récuse toutes formes d’obscurantisme, plus particulièrement celles dont sont atteints bon nombre de nos gouvernants. D’esprits obtus et aveugles par un pouvoir factice, la vie, pour eux, se limite à une course effrénée aux richesses matérielles.
L’histoire de l’humanité ne retient que le nom des seuls personnages qui ont contribué à l’essor des connaissances ou des arts. Au Liban, ils ne bénéficient d’aucune considération.
Nos décideurs, quant à eux, étalent leur totale ignorance des critères d’évaluation: certains cadeaux sont puisés dans les collections du Ministère de la Culture et offerts lors de visites officielles a l’étranger. N’aurait-on pas entendu parler de la lutte menée par les Espagnols pour récupérer Guernica aux Français ? Des Italiens qui ne se consolent pas de l’absence de Mona Lisa de sur leur territoire ?
Obscurantisme encore chez ce ministre qui, face à une requête concernant le budget dérisoire alloué à l’Association des Artistes Peintres et Sculpteurs, en réduits le montant en prétextant le temps de crise. Ne sait-il pas que l’artiste se retrouve sans aucune protection sociale? Ne réalise-t-il pas que la vraie crise est cette rupture de confiance entre l’artiste et le pouvoir?
Hussein Madi était président de l’Association des Artistes Peintres et Sculpteurs Libanais 1982 et 1992. Durant cette période de guerre, il prend position avec les moyens de bord : organiser 18 expositions de peintres libanais et étrangers .Rien que pour montrer que les Libanais sont encore et toujours capables de dialoguer, de créer ou de vivre.
P : Photographie
La photographie est une discipline qui s’assimile de plus en plus à la vie artistique de Hussein Madi. Aussi limité que soit l’objectif, il existe toujours une grande liberté dans le choix du motif à photographier, dans la manière de se positionner par rapport à lui. Le cadrage de l’image, à lui seul, offre des possibilités insoupçonnées. Sous cet aspect, nous ne remarquons aucune différence entre les tableaux de Madi et ses photographies. Il nous en montre quelques-unes prises aux alentours de Chebaa. A vous de juger !
Q : Quatre
Madi joue des quatre points cardinaux après avoir sélectionné et simplifié un élément de la nature :
• variation de volume dans l’espace ;
• variation de rapports à l’espace ;
• variation de nombres ;
• variation de valeurs ou de couleurs.
R : Répétition
La répétition – tradition purement orientale – est une autre caractéristique dans l’œuvre de Madi.
Gilles Deleuze entend par répétition une conduite externe qui fait écho pour son compte à une vibration plus secrète, à une répétition intérieure et plus profonde dans le singulier qui l’anime. Non pas ajouter une seconde et une troisième fois la première, mais porter la première fois à la "nième" puissance.
Cette répétition est libératoire salvatrice. Les signes (motifs) sont les véritables éléments d’un théâtre. Ils témoignent de la puissance de la nature et de l’esprit.
La répétition serait-elle une autre puissance du langage de Madi? Il est certain qu’elle implique une dimension poétique dans son œuvre.
S : Structure
Pour Madi, toute chose est structurée. Une chose sans structure finit par périr. Sauf si elle se refond dans une autre organisation. Alors, elle retrouverait cohérence dans ce nouvel ordre.
C’est la vie, les accidents fortuits qui généreront un nouvel ordre, mais de manière consciente. C’est ainsi que le chaos peut être maîtrisé.
T : Témoignage de cohésion
Madi rapporte deux témoignages de cohésion, entre les habitants de Chebaa, l’un concerne les périodes de fêtes, l’autre les périodes de crises:
Ce village groupe une majorité de sunnites et une minorité d’orthodoxes. Les fêtes de l’une ou l’autre communauté étaient l’occasion de fêtes collectives auxquelles l’ensemble des villageois participait. Ainsi le 14 septembre – période de la cueillette des noix – à l’occasion de la fête de la Croix, tout le village se regroupe autour d’un grand feu de bois crépitant sur la grand-place. Les jeunes gens rivalisent de bravoure en sautant par-dessus les flammes. Mes plus belles soirées d’été !
Témoignage de cohésion aussi: ces «Conseils» qui se tenaient sur la place publique pour empêcher la vente de biens immobiliers durant la période de guerre et stopper les velléités d’émigration. Chaque appartement ou chaque verger vendu sonnait en effet le départ quasi définitif de la famille acculée à brader ses biens. C’est de cette façon que les habitants de Chebaa ont tenté de rester unis.
U : Universel
Les choses vraies atteignent l’universel.
V : Victoire
La victoire est importante. Mais Madi préfère encore plus la route qui conduit à cette victoire. C’est là que la vie est plus intense. Bien davantage que la finalité, c’est sur la démarche que l’intérêt de Madi se porte.
W : Week-end
Un week-end spécial : celui passé avec son frère, pour photographier le Mont-Hermon, au printemps dernier. Son frère, comme son oncle et son grand-père, s’occupent d’apiculture. Soit dit en passant, Madi est un grand consommateur de miel dont le goût varie à l’infini, selon les variétés de fleurs sauvages butinées de la région.
X : «X» L’inconnue
Trouvez «x» :
Mon premier est une technique d’Extrême-Orient ;
mon second repose sur du fer ou du carton ;
mon troisième devient relief d’un seul tenant ;
mon tout est une sculpture porteuse de vie et d’expression.
Que suis-je ? (Le pliage)
Y : Yeux
Les yeux doivent lire les distances et les valeurs ; la main les transcrire en lignes.
Tout le monde a des yeux, la question est de savoir qui voit.
Z : Zen
«Ne t’emporte pas», injonction digne du zen, est inscrite sur la porte de son atelier et sur son chevalet.
La colère est source d’échec. Alors que le contrôle de soi permet d’atteindre l’attitude la plus vraie.
Dans tout ce qu’il entreprend, Hussein Madi reste en harmonie avec lui-même. Sa pensée et sa gestuelle se concentrent sur l’instant présent-instant sacré quel que soit son contenu : déguster lorsqu’il mange, concevoir lorsqu’il observe, transcrire lorsqu’ il dessine...
Le mot ouverture est celui qui résume le mieux Madi : ouverture de ses yeux sur le visage divin de la nature, de son esprit sur les connaissances, de sa pensée sur son essence la plus profonde.
Il vibre au diapason des rythmes qui composent tous les registres de la vie.
Pascale Chécri (Esquisse Magazine d’art n’2 Novembre 2000)
Les oiseaux, 1999, acrylique sur bois 110 x 110 cm, collection de l'artiste