Gibran Kahlil Gibran

Religion et société dans l’œuvre de Gubran Khalil Gubran - Rafic Chikhani

Publications de l’université Libanaise – Etudes Littéraires
Beyrouth 1997

AVANT-PROPOS

L'Orient, étiolé et complexé par la récession arabe, englouti par le flux ottoman, connaissait, dès le début du XVIe siècle et pendant prés de quatre cents ans, une longue nuit au sommeil léthargique, assez troublée par une minorité chrétienne agissante, tournée du côté d'un Occident indifférent, boulimique et mercantile, qui, pour calmer le regards anxieux, leur jetait une poudre magique appelée « Question d'Orient » afin de pouvoir, en fait, digérer tranquillement le reliefs des « opérations triangulaires », en attendant que le plat de résistance ottoman soit à point.

Au XIX siècle, la longue agonie de « ce corps malade » commença; ses organes ne battaient plus au même rythme, chacun d'eux s'ébrouait pour sortir de sa torpeur; la conscience de l'Occident qui remâchait de temps en temps des réminiscences des Croisades était aiguillonnée par les beaux esprits des salons qui savaient s'émouvoir pour l'amour du grec; le vin de Champagne, épuré par l'épopée napoléonienne, rendu pétillant par la mêlée romantique, fit tourner les machines à vapeur de la bataille de Navarin.

La montagne libanaise vivait a l'ombre de la Sublime Porte; elle jouissait d'une indépendance relative, elle pliait cependant sous le joug des redevances fiscales, sans rompre pour autant; ses fils étaient passés maitres en l'art de creuser le sol, d'étager les terrasses, d'élever le ver à soie. L'ambition poussait à devenir moine, la liberté à se cultiver; l'âpreté du sol faisait germer l'amour patriotique. Les imprimeries des couvents renvoyaient les moines copistes à d'autres querelles et conservaient vivaces, à travers les livres chrétiens traduits, la langue arabe du Coran.

Les missionnaires italiens et français sont nombreux; des écoles voient le jour; le savoir devient assiduité, les érudits sont autant de magister dixit; les voyages se multiplient; dès 1586, Rome voit la fondation du Collège Maronite; une élite bourgeoise, dominée par quelques grandes familles, favorise l'acharnement au savoir. Les couvents se multiplient, les villages se forment, la montagne connaît les tribulations alertes d'une existence fiévreuse et c’en espérant pouvoir un jour donner un coup de pied salvateur à l'Ottoman.

La Première Guerre mondiale éclate, le joug de l'occupant s'appesantit, il puise, jusqu'à la dernière miette, les nourritures terrestres du grenier libanais et provoque la famine, la misère, l'exode, la mort: ''la mort avance dans l'obscurité de la nuit et nous la suivons; chaque fois qu'elle se retourne, mille d'entre nous tombent sur les bords de la route et celui qui tombe s'endort et ne se réveille plus et celui qui ne tombe pas avance malgré lui sachant qu'il va tomber et dormir avec ceux qui se sont endormis (…). Dan l'obscurité de la nuit, le frère appelle son frère, le père ses fils, la mère ses enfants, et nous sommes tous affamés, éreintés, torturés par la faim. Quant à la mort, elle ne connaît ni faim, ni soif. Elle dévore nos âmes et nos corps, boit notre sang et nos larmes, mais jamais elle ne se rassasie et jamais elle ne se désaltère''.

Fuir la famine et la mort, s'émanciper d'une tutelle pesante, rechercher la fortune, gouter l'aventure et le risque vont pousser le Libanais à émigrer. La proue du navire emprunté tourne d'abord vers l'Egypte, puis plus tard vers le deux Amériques, plus tard encore vers le Continent Noir.

L'Egypte accueillante et riche avait su tirer son épingle du jeu de massacre ottoman pour mieux se jeter dans la gueule du lion britannique, gueule tournée vers la route des Indes. Toutefois un vent de liberté, propice à l'éclosion de la Renaissance des lettres arabes, souffla vers la fin du XIXe siècle, les Libanais allaient faire parler le sphinx de Thèbes. Ils avaient d'ailleurs du dynamisme à en revendre: les idées de la révolution française enflammaient leurs imaginations neuves et naïves, la rapidité de l'assimilation des sciences techniques suscitaient un engouement contagieux; il n'est pas jusqu'au courant athéiste français de la fin du siècle qui n'eut des adeptes.

Forts de leurs droits, fondés sur les idées du siècle des Lumières, et surtout de leur culture, les Libanais se rallient aux nombreux mouvements qui luttent pour l'indépendance; la Sublime Porte tente, mais en vain, de les mater; les vexations se multiplient, la terreur se fit sans passer par la convention; avec des pendus dépouillés et des exiles martyrs, des prisonniers politiques et des innocents torturés, Gamal Pasa fit régner la grande peur.

Puis, défaite de l'Europe centrale et démembrement de l'Empire Ottoman…Les Libanais vont être à l'avant-garde des hommes libres de l'Orient arabe; ils brillent alors dans divers domaines. Les lettres connaissent un essor sans précédent; de hardis classiques et des rénovateurs résolus se retrouvent pour sortir la littérature de l'impasse du traditionalisme stagnant. ''La littérature et la poésie deviennent une source lucrative pour les Libanais et non seulement un moyen de parvenir à la célébrité. Certains furent écrivains, d'autres traducteurs, enseignants ou journalistes; certains furent aussi panégyristes, poètes élégiaques, poètes de salon et orateurs''.

Bsarri, entre ciel et terre, Bayt sarri, la maison d'Astarté, la déesse du ciel, 1500 mètre d'altitude, des vestiges qui remontent aux Phéniciens, puisque c'est de la qu'ils s'approvisionnaient en bois de cèdres, centre de vie, puisque l'eau bouillonne dans de gouffres sans fond et éclate dans la fraicheur des sources. ''J'arrive, écrit Lamartine, sur les bords de la vallée des saints, gorge profonde ou l'œil plonge du haut des rochers, vallée plus encaissée, plus sombre, plus solennelle encore que celle de Hamana. Au sommet de cette vallée, à l'endroit où, en montant toujours, elle touche aux neiges, superbe nappe d'eau qui tombe de cent pieds de haut sur deux ou trois cents toises de large; toute la vallée résonne de cette chute et des bonds du torrent qu'elle alimente; de toutes parts le rocher de flancs de la montagne ruisselle d'écume (…). On descend dans le village de Bechierai par des sentiers taillés dans le roc et tellement rapides, qu'on ne peut concevoir que des hommes s'y hasardent (…). A environ un quart d'heure sur la gauche, dans une espèce de vallon semi-circulaire formé par les dernière croupes du Liban, nous voyons une large tache noire sur la neige: ce sont le groupes fameux de cèdres''.

Lieu d'hégémonie du maronitisme, soutien des Croisés, Bsarri allait connaître diverses fortunes au cours des siècles; il en resta de nombreux couvents: ''A chaque détour du torrent où l'écume laissait un peu de place à la terre, un couvent de moines maronites se dessinait, en pierres d'un brun sanguin sur le gris du rocher, et sa fumée s'élevait dans les airs entre les cimes de peupliers et de cyprès''.

Deux influences dominantes coexistaient dans les villages libanais, celle des notables du lieu et celle des moines du couvent. Notables et moines vécurent dans l'aisance tout au long du XIXe siècle. Les premiers avaient obtenu des faveurs du wali, représentant la Sublime Porte; ils avaient une large domesticité; ils représentaient l'autorité temporelle et ils étaient craints; quant aux moines, ils bénéficiaient d'un soutien quasi inconditionnel, c'était l'éternité alliée à l'éphémère, dans une montagne croyante et hardie. Aussi les couvents s'enrichissaient-ils par les dons en espèce ou en nature et par un travail acharne: « Cà et là on apercevait ces Maronites, vêtus de leur capuchon noir, qui rentraient du travail des champs, les uns avec la bêche sur l'épaule, les autres conduisant de petits troupeaux de poulains arabes (…). Un de ces couvents était une imprimerie arabe pour l'instruction du peuple maronite, et l'on voyait sur la terrasse une foule de moines allant et venant. Rien ne peut peindre, si ce n'est le pinceau, la multitude et le pittoresque de ces retraites: chaque pierres semblait avoir enfanté sa cellule, chaque grotte son ermite ; chaque source avait son mouvement de vie, chaque arbre son solitaire sous son ombre; partout ou l'œil tombait, il voyait la vallée, la montagne, les précipices s'animer pour ainsi dire sous son regard, et une scène de vie, de prière, de contemplation, se détacher de ces masses éternelles ou s'y mêler pour les consacrer ».

Notables et religieux faisaient bon ménage, et ils s'entendaient pour garder, dans l'ignorance, le commun des mortels. C'est dans ce climat qu'est né et a vécu Gubran, c'est dans ce climat qu'il va bien vite étouffer; aussi l'impact du pouvoir civil et religieux est manifeste dans son œuvre, ou plutôt toute l'œuvre écrite en langue arabe reflète cette haine qu'il ressent pour ceux qui oppriment les humbles et les pauvres; cette haine qui a augmenté quand, aux Etats-Unis ou en France, il a compris le double sens de démocratie et de liberté. N'avait-il pas du émigrer avec sa famille à cause de la pauvreté? Et pourquoi a-t-il été obligé de le faire, si ce n'est l'injustice sociale et religieuse? L'éloignement lui permettait de lancer des flèches empoisonnées contre le système, de le détruire. L'œuvre écrite en langue anglaise est d'un ton plus rassis, plus apaisé, mais Gubran est toujours aussi replié sur lui-même, le fait qu'il ait du quitter son pays l'a marqué; il diffuse à petites doses son poison, il raille et il se moque, mais il ne cherche pratiquement plus à détruire, il veut essayer d'ériger une société idéale. Aussi les attaques contre les gens de religion ont pratiquement disparu, seule subsiste une volonté farouche de refaire le monde.

Nous nous proposons, en partant du donné vécu, de relier d'abord la vie de Gubran à l'œuvre, puis d'expliquer comment il a voulu détruire la société, avant de proposer un système tout simple, système fondé sur la fraternité humaine, la mahabba, sur la croyance en Dieu, sur le rejet de la plupart des dogmes chrétiens et sur l'éternité de l'âme.

Introduction

De la vie à l’œuvre

Tracer la vie Gubran n'est pas entreprise facile; encore que depuis l'édition, la traduction de l'américain en arabe et la publication, en 1974, des lettres d'amour échangées entre Gubran et Mary Haskell, sous le titre de Nabiyyi-l-habib (Mon prophète bien-aimé), beaucoup de points, demeures jusque-là obscurs, ont pu être élucidés.

Notre but n'est pas de retracer en détail tous les événements constitutifs d'une existence; nous mettrons en valeur les faits les plus significatifs de cette vie, afin de pouvoir introduire notre sujet qui porte le titre suivant:

Religion et société dans l'œuvre de Gubran

Ce travail biographique a déjà été réalisé par la quasi totalité des critiques qui ont étudié Gubran et, en particulier, par Gazi Braks, Gubran Halil Gubran qui dégage, dans une recherche analytique, la personnalité et l'œuvre de l'auteur, œuvre tant artistique que littéraire.

Citons également l'ouvrage de Gamil Gabr, Gubran, dans lequel l'auteur parle de la vie, de l'œuvre littéraire, de la philosophie et du génie artistique de l'auteur. En outre, il faut signaler la thèse qu'Antoine Gattas Karam a soutenue à la Sorbonne, en 1959, sous le titre: La Vie et l'œuvre littéraire de Gubran Halil Gubran. Une autre thèse également remarquable, celle de Halil Hawi, soutenue en 1963, en anglais, à l'Université Américaine de Beyrouth, sous le titre de: Khalil Gubran: his background, character and works. Notons, enfin, l'ouvrage de Habib Mas'ud qui groupe un ensemble d'articles parus à la suite de la mort de Gubran et qui, séparément, sont pratiquement introuvables: Gubran hayyan wa maytan (Gubran vivant et mort). A ces écrits qui accordent une part importante à la biographie de notre auteur, nous ne reviendrons qu'en cas de nécessité.

Nous fonderons notre étude biographique sur la correspondance de Gubran réunie par Gamil Gabr. En outre, nous aurons recours aux trois volumes de Nabiyyi l-Habib qui ont pour sous-titre: Rasa'il l-Hubb. Ces volumes comportent, en partie, la correspondance échangée entre Gubran et Mary Haskell et le journal intime de cette dernière. Les lettres échangées - Mary s'était emparée de ses propres lettres après la mort de Gubran - et le journal ont été confiés par Mary à la bibliothèque de l'Université de North Carolina.

Nous nous servirons également des lettres de Gubran à Mayy Ziyada. Femme de lettres libanaise, ayant passé sa vie entre l'Egypte et le Liban, Mayy était déjà célèbre quand elle prit contact avec Gubran; elle lui écrivit, il répondit; une correspondance allait s'établir entre eux, correspondance qui, pour les lettres retrouvées, va de 1914 à 1925. Il faut noter ici que la plupart des lettres de Mayy à Gubran ont été soit égarées, soit non encore publiées. Quant aux lettre de Gubran que Mayy conservait précieusement, elles ont été publiées par Salma Kuzbari et Suhayl Basru i sous le titre as-Su'la z-zarqua (La Flamme bleue). Ce même auteur a publié, dans Gubran of Lebanon, sept lettres adressées par Gubran à Amin ar-Rihani.

Nous retiendrons aussi quatre ouvrages, pour cette étude biographique, ouvrages dont les auteurs ont bien connu Gubran à une époque ou à une autre de sa vie. Il s'agit du Gubran Halil Gubran de Miha’il nu'ayma qui, malgré sa valeur intrinsèque, a induit en erreur, avant la publication des Rasa'il l-hubb, bon nombre de critiques. De plus, nous utiliserons les vingt-huit lettres de Gubran que Nu'ayma publia à la fin de la même biographie.

Le second ouvrage retenu est Dikrayati ma'a Gubran, souvenirs que Yusuf al-Huwayyik, qui a connu Gubran à Paris au cours des années 1909 et 1910, a confiés à Edwige Saybub.

Le troisième ouvrage à signaler est This man from Lebanon (Cet homme du Liban); ouvrage qui a été écrit par Barbara Young, femme de lettres américaine, qui a collaboré avec Gubran au cours des sept dernières années de la vie de l'auteur du Prophète, elle avait d'ailleurs fait part à Gubran de son intention d'écrire sa biographie; elle précise toutefois qu'elle n'a pas voulu véritablement retracer l'histoire d'une vie, mais plutôt faire revivre l'homme.

Le dernier ouvrage à signaler est Kahlil Gibran, his life and world (Kahlil Gibran, sa vie et son monde). Ce livre qui jette des lumières sur certains aspects ignorés de la vie de Gubran, et en particulier ses relations avec Josephine Peabody, a été composé par le fils du cousin de l'écrivain - qui d'ailleurs porte le nom de Kahlil Gibran -, et par Jean, l'épouse de celui-ci Le style du livre est assez touffu, mais il est sérieux et bien documenté. Jean et Kahlil Gibran ont souvent recours à la correspondance et au journal de Mary Haskell; les emprunts à leur ouvrage, que nous ferons de ce journal et de cette correspondance, signifient qu'ils ne sont pas signalés dans Nabiyyi l-habib.

Nous aurons recours également à l'ouvrage de Tufiq Sa'ig: Adwa' Gadida 'ala Gubran (Nouvelles lumières sur Gubran) qui parut avant la publication des Rasa'il l-hubb et dans lequel l'auteur, qui a pu consulter la correspondance de Gubran et de Mary Haskell, dégage une synthèse relative à trois points particuliers, à savoir: les relations de Gubran et de Mary, le nationalisme et les idées politiques de Gubran et, enfin, la vie culturelle de celui-ci.

Une série d'articles, parus dans le quotidien libanais al-Anwar et signés Wahib Kayruz, conservateur du musée de Gubran, éclaireront des détails brumeux dans l'histoire de cette vie.

Pourquoi donc une biographie et comment celle-ci va-t-elle nous permettre de poser notre sujet? En quoi la notre se distinguera-t-elle des études que nous venons d'énumérer?

Essayons de répondre à toutes ces questions: Les auteurs de la plupart des thèses et ouvrages sérieux n'ont pas eu la chance d'avoir entre les mains la correspondance de Gubran et de Mary Haskell, ni le journal intime de cette dernière, ni les lettres adressées à Mayy Ziyada. Ces échanges épistolaires ainsi que ce journal intime permettent de dégager quantité de détails ignorés de biographes et autres chroniqueurs.

Gubran affirme à Barbara Young: ''s'il faut à tout prix me donner un qualificatif, dis que je suis à life-ist''! - que nous pouvons traduire par bon vivant ou textuellement ''vie-iste''. Il cherche cependant à accorder sa vie à son œuvre et déclare que s'il ne le faisait pas, il n'aurait plus le courage d'ouvrir le petit livre noir - il s'agit du Prophète. A Mary Haskell, il écrit qu'il admire les poèmes de Michel-Ange, parce qu'on ne peut distinguer l'homme de l'œuvre, tandis qu'il dénigre Maeterlinck dont les œuvres ont pourtant enchanté son adolescence, parce que « je déteste, dit-il, un livre qui ne reflète pas la vie de son auteur; il est vide ».

Telles sont donc les raisons qui nous poussent à dégager la biographie de Gubran au début de notre travail; elle lui servira d'introduction.

Gubran Halil Gubran est né à Bsarri em 1883; une controverse existe en ce qui concerne le jour de sa naissance est-il né le 6 Janvier ou le 6 Décembre?

Miha'il Nu'ayma note dans sa biographie:''Gubran Halil Gubran naquit la nuit de 6 Décembre 1883''. Le même Nu'ayma, qui a préfacé l'édition complète en langue arabe des œuvres de Gubran, inscrit, en exergue d'un texte intitulé Yawm mawlidi (Le Jour de ma naissance), la date du 6 Décembre, date qu'il avait sans doute trouvée dans la préface de Dam'a wa btisama, écrite par Nasib 'Arida.

Barbara Young note par deux fois que Gubran est né le 6 janvier.
En nous reférant aux Rasa'il l-hubb, nous relevons, d'abord, que bon nombre de lettres échangées portent l'une ou l'autre date ou ont été écrites un ou deux jours avant ou après le 6 Décembre ou le 6 Janvier.

Deux points précis attirent l'attention: Gubran ne fait mention de son anniversaire qu'une seule fois, en date du 6 Janvier 1912, quand il écrit à Mary que le mardi précédent a beaucoup plus été jour d'anniversaire que ce samedi-là. On ignore pourquoi mardi a été un jour heureux et pourquoi samedi ne l'a pas été. Nous Nous remarquons de même qu'il a parlé de l'anniversaire, mais pas explicitement du sien. On peut se demander aussi s'il s'agit de l'anniversaire de sa naissance ou de sa première rencontre avec Mary.

Pourtant la lettre de Mary, datée du 5 Janvier, remercie Dieu pour avoir fait don à la mère de Gubran de ce fils, vingt-neuf ans plus tôt. La lettre mentionnée ci-dessus a-t-elle eu comme réponse celle de Gubran? Est-ce alors une erreur de pagination, dans les Rasa'il, le fait que la lettre de Gubran, datée du 6, ait été placée avant celle de Mary datée du 5?

Le second point à relever est le suivant: Mary Haskell a toujours été d'une générosité extrême à l'égard de Gubran, c'est elle qui lui a permis d'entreprendre le voyage d'études à Paris; elle s'occupait des petits riens censés faire plaisir à Gubran, lui offrant des rideaux, une couverture, un bouquin, ou même sa propre montre en or; pour lui, elle écrivait des lettres pour s'informer du prix d'un poêle pour chauffer l'atelier ou encore le prix d'un billet de voyage; envers lui, elle avait les attitudes d'une mère poule qui couve son petit. Comment se fait-il donc que Mary ait oublié de lui offrir un présent le jour de son anniversaire ou simplement de lui souhaiter la bonne fête?

Il faudra attendre dix ans après les deux lettres précitées pour retrouver, dans le journal de Mary, en date des 26 et 28 Décembre 1922, une allusion à l'anniversaire de Gubran: ''Puis il me dit, note Mary, que l'anniversaire de Jésus est, en vérité le 6 Janvier; et ce même jour, c'est l'anniversaire de Halil''.

Cette équivoque concernant le jour de la naissance de Gubran a été levée par l'auteur lui-même; il explique à Mayy Ziyada l'origine de la confusion: ''Mais écoute, o Mayy, cette petite anecdote et moque-toi de moi. Nassib 'Arida voulut réunir dans un livre les textes qui formeront Dam'a wa btisama'', insérer l'article yawm mawlidi parmi ces morceaux peu nombreux et mettre la date a côté du titre; je ne me trouvai pas alors à New York; il se mit a chercher et finit par trouver la date, en langue anglaise, de ce jour éloigné; il traduisit January 6th en 6 Décembre, ainsi il a retranche, des années de ma vie, un an, et il a retarde le jour de ma vraie naissance d'un mois!

« Depuis la parution du livre Dam'a wa btisama et jusqu'aujourd'hui, je jouis chaque année de deux jours anniversaires, le premier dû a une erreur de traduction; quant au second, je ne sais quelle erreur de l'ether lui donna l'existence ».

Qui sont les parents de Gubran? Il y a là encore matière a discussion.

Son père s'appelle Halil Gubran, et c'est la le nom que Gubran adoptera, vraisemblablement selon les conseils d'une institutrice à Boston qui trouvait lourde la répétition de Gubran. Il optera pour une orthographe modifiée du nom et signera ses ouvrages Kahlil Gibran.

Quelle était la condition de Halil Gubran? Nu'ayma brosse un tableau peu amène d'un homme d'une quarantaine d'années, beau parleur et bellâtre, ivrogne et bon viveur. Comme tous ceux qui sont portés sur la bouteille, il délaisse sa famille, frappe sa femme avec qui il se dispute souvent, bat ses enfants, et en particulier Gubran. Chevrier de son état, Halil Gubran s'attire le mépris non seulement de voisins mais également des siens.

Tel n'est pas le point de vue de Gubran lui-même. Il confie à Barbara Young que son père était riche et qu'il avait hérité des terres de ses parents; Il rapporte à Mary Haskell que Halil Gubran était percepteur d'impôts; il vivait dans l'aisance jusqu'au jour ou un ennemi l'accusa de subtiliser l'argent de l'Etat; procès, décision judiciaire qui n'est prise qu'au bout de trois ans, puis saisie des maisons, des objets de valeurs, du mobilier; il en résulta indigence et misère. Ce récit est confirmé par Wahib Kayruz. Conséquence immédiate: le voyage à Boston est décidé; le père promet de suivre, mais ne viendra pas; cependant Halil Gubran aide sa famille en lui envoyant de l'argent.

Halil Gubran était-il, au fond, mauvais père? Malgré ses multiples défauts, Nu'ayma le dépeint comme un homme sensé quand il n'est pas sous l'influence de l'alcool: Il donne à son fils une leçon de tolérance religieuse en achetant de l'huile à un marchand à qui on avait fermé la porte au nez parce qu'il était Grec Orthodoxe et non Maronite.

Dans tous les cas, Gubran était attaché à son père et, quand, à Paris, il apprit sa mort, il écrivit à Mary dans la première phrase de sa missive du 23 Juin 1909 qu'il pleurait amèrement chaque fois qu'il relisait les deux dernières lettres du père.

Kamila Rahma, la mère de Gubran, est dépeinte par Nu'ayma, au moment de la naissance de l'auteur, comme une femme de trente-cinq ans, brune et émaciée; Avec Halil aucune joie ne lui est permise, elle pleure même le jour de la naissance de son fils parce que son mari, qui veut fêter l'heureux événement, se saoule, pendant que la sage-femme ricane.

La mère de Gubran ne fut pas, pour lui, une maman simplement, mais elle fut sa confidente et aussi son amie. Femme de tête, elle a entrepris ce que peu de femmes orientales osaient faire à l'époque: trois mariages et deux longs voyages, l'un au Brésil, l'autre aux Etats-Unis. C'est sans doute, elle qui a pris la décision de faire échapper ses enfants à la misère de valétudinaires.

Kamila épouse d'abord un homme de sa famille: Hanna 'Abd as-Salam; émigration au Brésil, retour, après la mort de son époux, à Bcharri, avec un enfant sur les bras: Butrus.

Deuxième union de Kamila avec Yusuf Elyas Ga’ga; mais l'Eglise considéra ce mariage comme nul, en date du 8 Janvier 1881; cependant avant même l'annulation de ce mariage, Kamila s'était donnée à Halil Gubran, puis avait légalisé son union. De ce mariage naitront Gubran, Maryana et Sultana. Il est établi que Butrus avait six ans de plus que Gubran; par conséquent, en l'espace de quelques mois, Kamila a enterré un premier époux, abandonné un second, forcé la main à un troisième!

Qu'est-ce qui avait provoqué le coup de foudre de Kamila pour Halil? Avait-il réellement les biens dont il a été dépouillé? Le père de Kamila, prêtre influent, a-t-il usé de son autorité, afin d'étouffer le scandale ne de la seconde union, en la poussant à convoler en justes noces? Dans tous les cas, Gubran affirme que ses parents furent heureux en ménage.

C'est donc cette femme, à la voix envoutante, qui ne savait peut-être pas écrire, mais qui parlait plusieurs langues, comme l'affirme l'auteur à Barbara Young, qui prend le gouvernail; elle conduit ses enfants en Amérique et arrive à Boston en Juin 1895.

De sa mère, Gubran disait qu'elle était la seule à avoir pu comprendre le garçon étrange qu'il fut et il ajoutait: ''j'étais un petit volcan, un séisme naissant''. Quand il parlait de sa mère, quand il rappelait des souvenirs de son enfance, remarque B. Young, Gubran avait les larmes aux yeux et il faisait pleurer son auditoire avec lui, puis il riait le premier de sa trop grande sensibilité. La vie de sa mère semble être une véritable épopée… chacun est artiste à sa manière.
Kamila a senti que son fils était différent des autres, ''Hors du commun'' - et l'expression est répétée par B. Young. Gubran, lui-même, sentait que sa mère était le flambeau qui le guidait dans la vie. Il avoue avoir hérité d'elle son caractère et ses passions.

Il y a eu beaucoup de malheurs dans la vie de cette femme qui s'éteignit le 28 Juin 1903, après avoir perdu coup sur coup Sultana le 4 Avril 1902 et Butrus le 12 Mars 1903. La tuberculose avait frappé trois fois en moins de quinze mois.

Kamila, qui comme la mère de Baudelaire, avait senti que son fils était différent des autres, n'avait pas maudit le sien à l'instar de Madame Aupick; elle avait voulu le sauver en quittant l'Orient pour l'Amérique, Eldorado de temps modernes, mais après la mort de sa fille, elle eut conscience de son impuissance; aussi, tint-elle ce dialogue avec Gubran, dialogue que l'auteur rapporte dans une lettre a Mayy Ziyada:

''- Il eût mieux valu pour moi et pour le monde que je fusse entrée au couvent.
- Si tu étais entrée au couvent, je ne serais pas là.
- Tu es prédestiné, o mon fils.
- Oui, mais je t'ai choisie pour mère bien avant que je ne naisse.
- Si tu n'étais pas né, tu serais reste un ange dans le ciel.
- Mais je suis toujours un ange!
Elle sourit puis dit: - ou sont tes ailes?
Je mis sa main sur mes épaules en disant: -ici.
Elle dit: - brisées!''

C'est pourtant cette même mère qui s'était endettée afin de pouvoir ouvrir une boutique à Butrus; C'est elle aussi qui prit la décision d'envoyer Gubran au Liban pour parfaire ses études. Il passera alors quatre ans au collège de la Sagesse, ou il arriva à l'automne de 1898; il avait alors un peu plus de quatorze ans. Et Nu'ayma de noter que Gubran a retenu l'essence de la langue arabe même s'il n'a rien compris à la grammaire; ailleurs le biographe remarque qu'il était étonné par la justesse de l'oreille musicale de Gubran qui, tout en gardant la mesure du vers, ne connaissait rien aux rythmes de la versification.

Pour M. Nu'ayma également, Mariana ne s'est pas mariée, par dévouement pour son frère; ce même auteur explique que Gubran ne portait pas de sentiments affectueux à l'égard de Butrus: non seulement il refusait d'aider son frère au magasin, mais encore, par orgueil, il voulait accaparer tous les sentiments maternels: ''Tu as Gubran, crie notre auteur à sa mère; cela suffit''! Ou encore: ''Si Butrus échoue, Gubran réussira'', affirmait-il.

Rien n'est donc sympathie dans la vie de cette femme: deux de ses enfants la précédent dans la mort; elle n'a pas la consolation d'assister Butrus en ses derniers moments, jetée qu'elle était sur un lit d'hôpital; témoin, par contre, de la débauche de son autre fils, note encore M. Nu'ayma, elle l'obligera à quitter Boston pour le Liban; et le célèbre biographe d'écrire cette phrase amère: ''Si Kamila Gubran avait pu voir la relation qu'il y avait entre sa couche à Bsarri (sur laquelle elle avait mis au monde Gubran) et le petit lit blanc de l'hôpital Saint-Vincent, à New York, si elle avait pu voir les gouttes de vie issues de son utérus, cette nuit-là, se perdre quarante-huit ans plus tard dans l'utérus des temps, et dans un pays éloigné, sa joie se serait transformée en convulsions et les douleurs de l'accouchement auraient pénétré dans son cœur et dans ses articulations, avec l'espérance en moins''.

Gubran, qui prit en charge, pendant quelques mois, la boutique de son frère, finit par s'en débarrasser. Mariana qui était couturière, lui avança, au début, quelques subsides: mais bientôt Gubran ne comptera plus que sur son génie et sur l'aide gracieuse de Mary Haskell pour subsister.

Avant de faire part du rôle de Mary Haskell, nous allons parler de la première muse de Gubran, Josephine Peabody. Gubran avait à peine quatorze ans quand dans l'atelier de Fred Holland Day - le mécène amateur de photographie et possédant une maison d'éditions -, il rencontra Josephine Peabody. Elle devait avoir vingt-deux à vingt-trois ans; impressionné par la beauté et par l'esprit de la jeune femme, il fit d'elle un portrait au crayon daté du 23 août 1898; il le lui fit remettre par F.H. Day. Il avait entre temps quitte l'Amérique pour le Liban.

Touchée par les sentiments de l'adolescent, Josephine lui écrivit une lettre qu'il reçut au Collège de la Sagesse, il y répondit dans un mauvais anglais. De retour à Boston, il devait revoir cette brillante jeune femme qui avait des prétentions littéraires et artistiques et qui, plus tard, connaitra son heure de gloire.

C'est Josephine qui va révéler Gubran à lui-même, c'est elle la première qui l'appellera génie et prophète, et quand, plus tard, il donnera à son chef-d'œuvre le titre devenu célèbre: le Prophète, c'est en souvenir d'un ouvrage de Josephine qui avait le même titre. C'est à elle qu'il lut ses premiers écrits en arabe. Charmée par la voix mélodieuse du jeune Gubran, elle se faisait traduire, au fur et à mesure des lectures, des passages qui semblaient remplir d'ardeur l'adolescent qui les déclamait, ou encore elle essayait d'apprendre l'alphabet arabe et dessinait les trois initiales du nom libanais de l'écrivain: G.H.G, en une sorte d'arabesque suggestive; et désormais, c'est en se servant de cette arabesque qu'elle le désignera dans son journal intime.

Leurs relations furent fondées sur une amitié sincère. En se faisant recevoir dans la maison de Josephine, Gubran cherchait à oublier ses soucis: sa pauvreté et sa mère malade surtout, il voulait s'étourdir auprès de cette femme agréable, cultivée et causeuse éblouissante, qui lui cachait elle aussi qu'elle avait des problèmes pécuniaires et qu'elle devait trimer pour nourrir sa mère et sa grand-mère; elle vivait dans la hantise de ne plus pouvoir subvenir aux Besoins des siens.

Sous l'égide d'un tel maître, Gubran ne put que profiter, il fit la connaissance de la société lettrée de Boston, fut admis dans des cercles d'intellectuels et dans les milieux des transcendantalistes américains épris de bouddhisme. Cependant devant ses amis intimes, Josephine - ou plutôt Posy, comme ils l'appelaient - était gênée des assiduités d'un garçon beaucoup plus jeune qu'elle, et c'est avec beaucoup de réticence qu'elle le présentait à ceux dont elle recherchait l'estime et le respect.

Bientôt l'obligation d'accepter un poste d'enseignante à New Hampshire - parce que Josephine n'avait pas trouvé de travail à Boston - les contraint à se séparer, leur amitié s'était émoussée et la flamme de Gubran avait perdu de sa superbe. Pourtant les visites reprennent, nombreuses, mais plus espacées, quand la jeune femme reviendra passer l'été du côté de Boston. Jean et Kahlil Gibran remarquent: ''Joséphine était assez bonne pour tolérer ses visites (celles de Gubran) trop fréquentes. Une fois, quand ses amis Daniel et Mary Mason vinrent la voir et découvrirent qu'elle n'était pas seule, elle s'est trouvée embarrassée et leur écrivit pour s'excuser, 'Ce fut un grand dommage que ma charge syrienne ait voyagé par hasard en même temps (que vous); et je l'aurais renvoyée à la maison ou laissée dehors, si elle avait pu être autre chose qu'une brebis affligée en ce moment - surement une des brebis du Seigneur que j'ai la bonne fortune de nourrir, en quelque sorte, de temps en temps'.

« Les soirées d'été, continuent les biographes, de moins en moins nombreuses qu'ils ont passées dans la maison estivale à l'ombre des arbres, étaient les derniers épisodes connus de rencontres belles et innocentes ».

« Agonisant et presque mort était le symbolisme romantique qui a embelli son journal (le journal de Josephine) au début de cette année. Jamais plus elle n'écrira avec une telle extase sur son prophète: 'Et à cet enfant de Dieu ma gratitude est surtout due, parce que pour lui mon âme n'est pas une pauvre étrangère'.

Ensemble ils prennent la décision de ne plus se voir et – malheureusement - de détruire leur correspondance. Il n'y aura plus pour nous renseigner sur leurs rencontres que le journal de Josephine. Comment se fait-il que la plupart des biographes de Gubran aient passé sous silence cette passion de jeunesse? La plupart des biographes de l'écrivain ont brodé des fables en s'inspirant de l'ouvrage de Miha'il Nu'ayma, or celui-ci fut mal renseigné sur, ce qui est peut-être, la seule grande passion de Gubran, passion à laquelle Jean et Kahlil Gibran confèrent pratiquement le tiers de leur ouvrage.

Apres la mort de Gubran, Nu'ayma pressa Mary Haskell de lui rapporter ce qu'elle connaissait de la vie de leur ami commun parce qu'il voulait en faire une œuvre biographique. Par jalousie, plus que par pudeur, Mary lui cacha ce qu'elle savait du premier amour de Gubran, se contentant de lui rapporter que Gubran a connu une femme avant elle. C'est sur ce rapport que Nu'ayma va s'appuyer pour inventer la mystérieuse jeune femme mariée délaissée par son époux.

Il a fallu attendre 1974 et l'ouvrage de Jean et Kahlil Gibran pour que le rôle de celle qu'on ne connaissait que par les portraits de Gubran fût éclairé.

Comment cette passion se termina-t-elle? Le hasard arrange parfois bien les choses, écoutons encore les auteurs de Kahlil Gibran, his life and world: ''Mary à cette époque était l'amie particulière de Lionel, l'homme qui avait envoyé, la Noel passée, un edelweiss à Josephine; maintenant les rapports des deux femmes et des deux hommes allaient être inversés. Gubran - à moitie parrainé, longtemps choyé par un groupe fameux et nourri par le romantisme spécial de Joséphine - s'était peut-être fatigué de son rôle de singe qu'on exhibe. Il avait besoin des conseils et de la direction d'une âme pragmatique. Marie-Elisabeth Haskell, non sentimentale, femme de raison, était tout indiquée. Comme son intérêt pour le 'petit jeune homme brun' croissait, Lionel, l'ami intellectuel, s'éloigna d'elle, juste comme Joséphine, la femme émotive, s'éloignait de Kahlil. Ces échanges étranges, de sensibilités contre raison, progressèrent durant les deux années suivantes, avec l'idée d'un mariage éventuel de Joséphine et de Lionel; Kahlil et Mary se lièrent pour le reste de leur vie ».

Marie-Elisabeth est née le 11 Décembre 1873; elle avait donc dix ans de plus que Gubran. Grand cœur, elle n'hésitait pas à faire le bien autour d'elle; généreuse, elle aidait ceux qui étaient dans le besoin; par ailleurs, assez avare pour elle-même, comme pour les autres, quand il s'agissait de futilités, Mary vivait simplement.

Directrice d'une école appartenant à son beau-frère, Reginald Day, Mary Haskell rencontre fortuitement Gubran qui exposait justement dans l'atelier de F.H. Day. L'artiste explique longuement à son admiratrice le sens de ses toiles. Les rencontres autour d'une tasse de thé se succédèrent. Dès 1904, Mary conçoit l'idée d'envoyer Gubran à Paris, le haut lieu de l'art, pour y parfaire sa technique. Gubran est enthousiasme, Mary lui versera soixante-quinze dollars par mois. Gubran arrive le 13 Juin 1908 à Paris et y restera jusqu'au 31 Octobre 1910.

Au moment où Gubran et Mary Haskell apprennent à se connaître et à s'estimer, essayons de faire le point sur la vie sentimentale de Gubran.

Le Gubran de Nu'ayma est un véritable Don Juan qui, avant d'avoir quinze ans, connaît la femme et l'amour. Sa première maitresse est très belle; elle a presque trente ans; quant à son nom: ''C'est un secret''. Après avoir imaginé un interrogatoire au cours duquel Gubran donne à sa famille la réponse ci-dessus, Nu'ayma appellera cette femme mystérieuse ''l'ange gardien''. Voila ''l'ange gardien'' qui reçoit l'adolescent, en kimono, dans sa chambre à coucher; elle lui avoue qu'elle est malheureuse parce que ses parents l'ont mariée à un tanneur qui préfère s'occuper des peaux de vaches et qui délaisse, de ce fait, son épouse.

''L'ange gardien'' n'accorde ses faveurs à Gubran que pour se consoler; elle lui avoue qu'elle souffre non seulement dans son corps, mais aussi dans son âme; les pleurs de la malheureuse et ses bras accueillants vont se superposer, dans l'esprit de Gubran, au mot que lui répétait sa mère: ''Que Dieu nous garde de la tentation''. Double postulation de l'esprit et du corps. Spleen et idéal.

Toujours en compagnie de M. Nu'ayma, nous allons passer à la seconde aventure de Gubran.

Au cours du thé offert par Mary Haskell, Gubran est présenté à ''l'angle de l'école''; il s'agit d'une institutrice appelée Micheline et qui est d'origine française; son véritable nom est Emilie Michel. M. Nu'ayma, poursuivant sur sa lancée, étaye sa théorie du dualisme gubranien, de cette double attirance vers Dieu et Satan. Mary sera l'ange du bien - une sorte de Mme Sabatier - et Micheline l'ange du mal - une autre Jeanne Duval.

Mary est pure, Micheline ne l'est pas. Mary est laide – défigurée à la naissance affirme M. Nu'ayma -, Micheline est séduisante. Mary est le vieux ''chêne'' solide qui soutient toute l'institution, Micheline est l'oiseau de passage paré de tous les agréments. Au cours de sa visite, Gubran s'adresse au cœur de Micheline et à la raison de Mary; le sourire était pour l'une et la larme le lot de l'autre. Amour sexuel passionné pour ''la vermine''; attention admirative pour la poule aux œufs d'or qui pond soixante-quinze dollars par mois. Un regret: pourquoi n'ai-je pas eu, une seule femme, pense Gubran, l'esprit de Mary et le corps de Micheline?

Que nous apprend Barbara Young sur la vie sentimentale de Gubran?

De nombreuses femmes tournaient autour du génie; elles lui ont offert leur corps, parfois même un amour absolu; certaines ont eu le coup de foudre pour lui, d'autres ont agi par intérêt; Barbara Young qui rapporte les paroles de Gubran, note: ''Je suis reconnaissant pour tout amour et affection. Mais toutes me croient meilleur que je ne suis. Elles aiment le poète et le peintre et voudraient en avoir une part. Mais moi-même, elles ne le voient pas, ne le connaissent pas et ne l'aiment pas''.

A une visiteuse qui le taxe de n'avoir pas eu un amour véritable, Gubran, en colère, réplique: ''Les êtres, les plus hautement sexués sur la planète sont les créateurs, les sculpteurs, les peintres, les musiciens, et ce fut toujours ainsi. Et avec eux le sexe est un cadeau beau et exaltant. Le sexe est toujours beau, et il est toujours timide''.

Barbara Young remarque, alors, en guise de conclusion sur les amours de Gubran: ''Nul célibataire n'a jamais bu la coupe de myrrhe et de miel plus complètement; aucun grand amoureux n'a jamais parlé de cette coupe une fois qu'il l'avait bue. Et il est exact d'affirmer que quelle que soit la personne qu'il ait pu choisir pour partager cette coupe, elle aurait été aussi pudique que lui''.

Les amours de Gubran sont-elles donc toutes secrètes? A notre avis, c'est surtout l'attachement de Gubran à Mary Haskell qui forme la trame de la vie sentimentale de l'auteur.

Cet attachement parait dans les lettres échangées, comme il parait dan le journal intime de Mary. T. Sa'ig estime a prés de sept mille pages la partie étudiée par lui.

L'importance volumineuse de l’ensemble n’a fait que v. Hilu comme T. Sa'ig ont du sélectionner les lettres, en tirer ce qui leur semblait intéressant. D'ailleurs V. Hilu avoue qu'elle a travaillé les textes - qui seront groupés sous le titre de Beloved Prophet - en usant de toute liberté dans le découpage, la refonte, le résumé. Nous devons malheureusement nous contenter des textes que nous possédons, car, malgré tout, c'est un document indispensable de travail, qui nous permettra, ici, de dégager tout ce qui se rapporte aux relations de Gubran et de Mary et d'en tirer une conclusion originale.

Pendant vingt ans, au moins, Mary et Gubran se sont fréquentés régulièrement, voire assidument. Mary a occupé la vie et le cœur de Gubran; elle y fut seule; elle y fut souveraine. Le fait qu'elle ait dix ans de plus que lui a été l'une des causes déterminantes qui a rendu impossible leur mariage, quoique Mary ait, plus tard, souvent pensé à son refus et à la possibilité d'une union qu'elle souhaitait ardemment mais dont Gubran, trop pris par son travail, n'en voulait plus.

Contrairement à ce que dit M. Nu'ayma, Mary était séduisante: elle avait des proportions admirables; son corps plaisait à l'artiste qu'était Gubran, mais aussi ce corps excitait l'homme quand il l'admirait nu.
Mary était-elle vierge quand elle rencontra Gubran? Nous ne le savons pas; mais elle aimait les plaisirs de la vie: exigences du corps. Le contact avec des femmes la laisse sexuellement sur sa faim; elle souhaite être prise par Gubran, elle rêve d'une possession complète; elle aurait voulu être mariée ou ''libérée sexuellement'' comme les ''actrices'' pour pouvoir être étreinte par Gubran, elle s'offre à lui plus d'une fois; elle étudie les moyens contraceptifs qu'elle pourrait utiliser, le cas échéant, si Gubran, en acceptant de la posséder, la rendait enceinte. Cette hantise sexuelle la trouble longtemps et elle avoue qu'elle n'a pas arrêté d'y penser.

Gubran avoue à Mary qu'il a eu des ''rapports'' avec des femmes, mais il ne précise pas s'il s'agit de rapports sexuels; il parle de trois ou quatre - relevons l'imprécision -, mais il tait le nom de ses conquêtes; Mary pense, alors, qu'il a eu des contacts avec une femme mariée, - mais rien ne le confirme -, Gubran lui révèle que le type de femme qui peut charnellement l'exciter est fort rare.

Venons-en maintenant aux relations physiques de Gubran et de Mary. Gubran a toujours refusé les avances de Mary; pourtant comme nous l'avons signalé ci-dessus, la jeune femme le poursuivait de ses assiduités: tantôt elle le force à s'étendre prés d'elle et tantôt à l'embrasser. Mary révèle cependant à plus d'une reprise: ''Nous n'avons jamais fait l'amour''.

Pourtant, si leurs amours ont été différentes de celles de Messaline, elles ne furent pas celles de Beatrice. Bientôt la persévérance de Mary eut raison - pour de rares fois, il est vrai - des réticences de Gubran. L'habitude de s'étendre l'un prés de l'autre pousse Mary a se blottir dans les bras de Gubran, à se sentir bien prés de son ''poêle'', a pousser les puissantes mains de l'artiste à explorer son corps: ''Sa main se reposait sur moi tout le temps ou montait et descendait sur mon corps: Et de temps à autre, il me baisait le cou ou les mains ou les yeux; et finalement il imprima un baiser sur ma bouche, et son baiser était brûlant de sentiment. Puis il frémit, et la pâleur couvrit son visage''.

Aussi des contacts sexuels externes s'établissent entre eux, les amenant à la jouissance. T. Sa 'ig relève ce passage du journal de Mary dans lequel elle avoue: ''Halil me prend très prés de lui et sans qu'il y ait union entre nous, il me donne la jouissance''; jouissance de l'être aimé, adulé, caressé.

A un moment donné les problèmes se multiplient, le ton des lettres ou des rencontres devient plus amer, moins passionné; que s'est-il passé? Pourquoi Gubran parle-t-il de son besoin de solitude? Pourquoi affirme-t-il qu’il est fatigué du monde et qu’il veut vivre en anachorète ? Pourquoi fait-il à Mary cet aveu dépouillé de tout artifice; ''Tu m'as meurtri comme nulle autre créature ne le fit; aucun humain n'a osé me faire du mal comme toi tu l'osas. Tu m'as lancé les mots les plus amers que tu aies pu trouver. Tu m'as fait souffrir plus que n'importe qui aurait pu le faire. Mais je connaissais la bonté de ton essence et j'ai patienté''.

Qu'est-ce qui a donc pu tellement faire souffrir Gubran? Pourquoi cette amertume qui touche au désespoir? La réponse, sans être explicitement donnée, transparait à travers les lignes: Mary est tombée enceinte et Gubran n'était pas le père de l'enfant.

Le 2 Septembre 1913, Mary répond à l'invitation de Davies - un peintre américain célèbre - qui voulait faire le portrait de la jeune femme. L'artiste demande à son modèle de poser nue; Mary se conforme à l'injonction; elle avoue, cependant dans son journal: ''L'étonnement me saisit - après la demande faite -, et il ne me vint pas du tout à l'esprit de lui proposer de patienter, en attendant de mieux nous connaître. Et j'étais comme si je n'étais pas moi-même. Je dis 'oui'. Il traça un dessin et je suis restée comme si je n'étais pas moi-même (…), puis je quittais. Mon comportement me semblait impersonnel''.

Conséquente avec elle-même, Mary révèle à Gubran qu'elle a eu des rapports sexuels avec Davies; dépitée ou peut-être encore sous l'effet de l'étonnement, elle lui explique qu'elle ne réalisait pas ce qu'elle disait quand elle lui avait fait part de son désir d'être mariée, sexuellement libérée ou actrice. Saisi d'émotion, Gubran se figea sous le choc de la nouvelle; puis se reprenant, il expliqua à Mary qu'elle exagérait dans son oubli d'elle-même; ''nous avons à connaître le monde, lui dit-il, et à l'affronter avec ses propres armes. Nous ne devons pas être ses victimes ou ses martyrs, mais nous devons le dominer''.

Conseillée par Gubran, Mary écrivit une lettre explicative à Davies dans laquelle elle lui faisait comprendre qu'elle acceptait encore de poser pour l'artiste, mais qu'elle ne voudrait plus avoir de relations personnelles avec l'homme, même si, pendant une heure, elle lui avait accordé ses faveurs.

L'inévitable se produisit; de cette heure de plaisir, Mary se rendit compte qu'elle était enceinte: le 24 ou le 25 Novembre, elle subit un curetage. Dans sa lettre du 26, Gubran exprima son anxiété et se préparait, dit-il, à quitter Boston pour New York, quand il fut, coup sur coup, rassuré par deux télégrammes de Mary; il note alors dans sa lettre: "Tu vois, Mary chérie, la conviction que tu étais hospitalisée secrètement a compliqué les choses. Le 314 est le numéro d'une maison presque publique. Et ma présence là-bas au cours de ta maladie - et je ne suis pas le médecin - aurait pu ouvrir les yeux des gens aveugles. Pour entrer au 314, on doit entrer par la porte! Et pour sortir du 314, on ne peut pas s'envoler par la fenêtre''.

Voilà pourquoi Gubran a été touche au plus profond de lui-même, mais c'est ''la bonne nature'' de Mary qui va sauver leurs relations, de cette Mary qui est ''si sensible'' et pourtant ''si sensuelle''… Voilà pourquoi il a été fatigue du monde.

Cependant, les choses illusoires cessent d'elles-mêmes et ce coup à la manière de ''toi aussi Brutus'', finira par ne plus être qu’un souvenir, souvenir douloureux pour celle qui aurait pu être mère; souvenir douloureux de l'infidélité de l'être cher envers celui qui ''n'accouchait'' ses œuvres que dans la douleur. Et pour apaiser les scrupules de Mary. Gubran lui écrira: ''Oui, Mary! Tu m'as fait don d'une 'vie' et je reconnais ton don; je veux que tu saches que je le reconnais''.

Le temps efface les souvenirs et cette expérience, aussi douloureuse qu'elle ait pu être, rapprochera Gubran et Mary; celle-ci multiplie les attentions et Gubran considérera que Mary a été la personne qui l'a le mieux comprit, celle qui a été la plus proche de lui. Ils n'ont jamais fait l'amour, mais, dans l'absolu, l'amour n'est que la réalisation de soi dans l'autre; c'est créer en soi une nouvelle vie, une nouvelle façon d'être.

A partir de cette aventure, leur amour renforcé devient donc leur nouvelle vie, les allusions et les clins d'œil se multiplient, concernant leur recréation; ils seront ''mère'' l'un pour l'autre; ''Tu m'as enrichi intérieurement'' écrit Mary à Gubran, ou encore: ''Notre vie, c'est-à-dire ta vie et ma vie ensemble, est la vie de nos cœurs magnifiques'' (…). ''Excuse-moi pour ce que j'ai gâché, et pour les douleurs que je t'ai causées (…) maintenant, encore, la sensation que tu es en moi ne me quitte pas''. Ailleurs, elle affirme encore: ''Je ne te sens pas 'absent' de moi''; elle explique donc que c'est la fréquentation des trois dernières années qui a rendu cette sensation possible.

Gubran répond alors que tout travail est ''une vie'' qui engendre' 'la vie'' et Mary de rétorquer que c'est la vie qui devient, soudainement, pour elle, un corps vivant comme la chair; elle invite Gubran à se reposer prés d'elle et à jouir de la paix d'une nouvelle vie; car l'existence, finit-elle par affirmer, c'est Dieu: ''Et c'est la vie même qui guide mes pas, à travers toi, comme si tu étais une porte pour moi. Et toute séparation de toi est une séparation de la vie - et toute union en toi est union avec la vie''. Gubran devient alors son enfant céleste.

Riches de la première expérience qu'ils ont vécue côte à côte, Gubran et Mary semblent être entrés dans le jeu, se parlant par métaphores, répondant aux allusions par d'autres allusions, comme si Mary était enceinte. En fait, toute la tendresse que portait en elle cette femme mûre, elle la déversait sur Gubran: c'est le seul enfant qu’elle n’ait jamais eu! Ne l'a-t-elle pas appelé son enfant céleste? Et Gubran ne lui a-t-il pas avoué. ''J'ai été avec toi comme un gosse''?

Nous voulons cependant apporter une interprétation différente de ce que nous venons d'expliquer. La grosse colère de Gubran serait due au rappel indélicat par Mary des sommes d'argent qu'elle lui avait avancées pour son voyage d'études à Paris et pour ses dépenses tant à Boston qu'à New York.

De même, si Mary avait posée nue devant Davies ou avait eu des rapports sexuels avec lui, il n'est pas nécessaire qu'elle soit tombée enceinte. Sa maladie serait, d'après Jean et Kahlil Gibran, une névrite douloureuse et c'est cette maladie qui l'a poussée à ne plus rédiger pendant quelque temps son journal; de plus, si l'écrivain n'a pas osé aller à l'école, c'est aussi parce qu'il était d'accord avec Mary pour ne plus s'y rendre. Vers le milieu de l'été, relèvent les biographes précités, Mary et Kahlil décidèrent de se rencontrer mais non a Marlborough Street. ''Je ne sais pas combien tu as été vu là-bas en juin'', écrivit-elle, ''mais je suppose qu'on t'a vu chaque fois que tu avais été là-aussi, il vaut mieux pour moi, de ne pas commencer cette année avec ta présence visible''.

Quoi qu'il en soit, c'est leur attachement l'un pour l'autre et cette volonté de compenser l'enfant qu'ils n'auront jamais qui les poussera à jouer la comédie de la paternité, Mary cherchant à faire oublier ses sautes d'humeur et Gubran tout heureux de retrouver dans celle qu'il admire, un esprit nouveau et de nouvelles dispositions.

Les contacts sexuels entre eux sont le plus fréquents en 1914; après avril 1915, Mary semble s'apaiser et se plier à la volonté de Gubran qui refusait d'accomplir l'acte sexuel et se contentait d'attouchements.

Quelles sont donc les causes qui poussaient Gubran à refuser les liens charnels?

Il faudra relever d'abord la timidité de Gubran. Barbara Young affirme a ce propos: 'A côté du Gubran qui a écrit et parlé avec autorité et en toute conscience de son travail et de son mérite, il y avait un autre, farouche, réticent, évitant toujours les gens, encore timide comme un enfant, qui dit souvent: 'Dois-je aller rencontrer ces étrangers?'… Une douloureuse et grande sensibilité qui le pousse à ses retirer en lui-même, disant: ' Dois-je répondre au téléphone?'

Cette timidité pousse Gubran à ne frayer qu'avec ceux qu'il connaissait depuis longtemps, ceux a qui il était habitué…Mary note que plusieurs jeunes femmes tournaient en vain, autour de Gubran.

Ailleurs, elle remarque que Gubran vit sans maitresses; ailleurs encore, elle l'interroge pour savoir s'il désire une autre femme qu'elle, et il répond qu'il n'y pense même pas. Elle constate qu'il est réservé corporellement, qu'il est réservé en général, précise-t-elle; dans une autre page de son journal elle remarque que Halil est timide et qu'il n'a pas d'obsession sexuelle.

Souvent Gubran a affirmé a Mary qu'il n'a pas de temps à consacrer aux femmes; Ma production artistique et littéraire, avoue-t-il, ''ne me laisse pas de temps pour les femmes''. Lui-même affirme encore que sa force sexuelle s'est transformée en énergie productive d'art ou que sa puissance sexuelle a été résorbée par le travail.

Ailleurs, Gubran fait remarquer à Mary que les liens corporels sont momentanés, éphémères et que la sexualité aurait pu tuer leur amitié.

Ajoutons, à ce que nous venons d'avancer, que souvent Gubran fait allusion à sa vie d'ermite, à sa réclusion d'anachorète; en avançant en âge, remarque-t-il, mon côté anachorète devient plus marqué. Dans une lettre adressée à Miha’il Nu'ayma. Gubran avoue que, depuis très longtemps, il rêve de vivre dans un ermitage, prés d'une source d'eau et d'un petit jardin et qu'à cet egard, Yusuf Fahri, l'un des heros des 'Awasif, qui mène une vie d'ascète, est l'homme idéal.

Pour justifier ses réticences à satisfaire Mary, Gubran, qui a d'abord affirmé que l'acte sexuel est une chose ''réaliste'', poursuit: ''Imagine-toi que l'inattendu t'arrive! Imagine-toi le médecin que tu consulteras. Il ne te méprisera pas avec des mots, mais sa raison déversera tout le blâme sur toi''. Il continue en expliquant à Mary que ce qui pourrait arriver tuera les liens les plus chers entre eux:'' Je te dis la vérité, ajoute-t-il, je quitterai ce pays sans plus jamais y revenir''.

Un dernier élément a, sans aucun doute, poussé Gubran à renoncer aux rapports sexuels, c'est sa hantise de la tuberculose: Il est surement obsédé par la mort de trois êtres chers. Lui-même se sent souvent affaibli, il parle de sa vieille amie ''la grippe''… Il en parle pratiquement dans toutes ses lettres à Nu'ayma; il fait part à Mary du moindre petit accroc et elle s'inquiète à chaque fois qu'il se sent mal. En prenant en considération les seules lettres de l'année 1912, dans plus de dix missives Gubran fait allusion à des problèmes de santé et Mary lui propose des vacances qui lui permettraient un prompt rétablissement; puis elle constate alors que la santé de Halil s'est encore dégradée.

Dans une lettre du 21 Mai 1921, adressée à Mayy Ziyada, Gubran cite textuellement -en anglais - le rapport du médecin: "Prostration nerveuse causée par un surplus de travail et un manque de nourriture, désordre général du système. Les palpitations en sont le résultat inévitable. Le battement du pouls est de 115 par minute - la normale est aux environs de 80''. Souvent Gubran et Mary parlent de la mort: les maladies de Gubran sont un terrain propice à tous les égarements; lui s'inquiète pour ceux qu'il aime, il s'inquiète surtout de ne pouvoir achever l'œuvre pour laquelle il était venu sur terre: ''Je ne veux pas quitter cette terre, belle étrange, avant d'avoir achevé mon œuvre''. Elle s'inquiète parce que tout fatigue le génie, parce qu'après le plaisir sexuel, il ''palissait''.

Dans un élan de sincérité Gubran crie à Mary qu'il n'avait jamais tenu une femme à son bras, dans ce sens qu'il est libre de tout amour et qu'il n'a de l'attachement que pour elle. Pourquoi ne pas le croire, alors, quand il affirme à la jeune femme qu'il n'a jamais fait l'acte sexuel? Mary note dans son journal qu'elle avait cru que Gubran avait eu des relations suivies avec des maitresses ou, au moins, qu'il avait fait l'amour de temps en temps, tandis que l'affaire n'a jamais dépassé ''l'offre que la femme lui faisait d'elle-même''.

Comme Mary demandait à Gubran de lui définir l'accouplement, celui-ci le compara à l'action de cueillir une fleur; elle note alors les réflexions de son grand ami dans son journal en ce termes: ''Même dans l'action de cueillir la fleur, il y a un sens et une valeur mystérieux et grands - et les faits qui semblent à l'œil grands ou petits, sont en réalité tous grands''.

Puis Mary ajoute: ''L'expression - qu'il a employée - est pure poésie et ne désigne pas l'accouplement ni de prés ni de loin. Halil s'est interdit la pratique sexuelle non a cause du 'licite' ou de l'illicite', mais parce qu'il ne le voulait pas, il ne désirait pas ce qu'on lui proposait. Il croit en la liberté individuelle-en la dignité, la propreté et la convenance - tout cela ajoute au désir de l'être de protéger sa vie privée; cette liberté qui aurait été spoliée dans la plupart des offres sexuelles qu'il a connues''.

Mary révèle, dans le même sens, dans son journal, que ce n'est pas la vertu qui a préservé la pureté de Gubran, mais les qualités de son propre caractère; puis elle affirme: ''Il n'ya pas d'autre loi, pour lui, en ce qui concerne le sexe, que l'honneur et la vérité''.

C'est donc tout un faisceau de facteurs qui détermina Gubran à éviter les relations sexuelles avec Mary - comme avec toute autre femme. Il était loin d'être impuissant, mais la timidité de son caractère, la peur du qu'en-dira-t-on, la surcharge de travail, la hantise de la tuberculose, la faiblesse de santé, le manque d'expérience, l'honnêteté naturelle… l'ont éloigné d'une vie sexuelle agitée et peut-être poussé vers l'onanisme.

Pourquoi ne pas croire Huwayyik qui va à l'encontre de Nu'ayma lequel avait fait de Gubran un bourreau de cœur aux aventures multiples? Huwayyik affirme au contraire qu'à Paris Gubran n'avait rien d'un Don Juan.

Rien de plus vrai, à notre sens, que cette judicieuse remarque du compagnon des vingt-huit mois passés à Paris: ''Au cours de cette étape de sa vie, Gubran était sous l'influence d'un état psychique déterminé que j'appelais 'franciscain'; tout son souci consistait à reformer l'univers, à protéger le faible et à exprimer une humanité et une compassion absolues''.

La vertu du franciscain, l'austérité du petit frère des pauvres, mais aussi le repli sur moi-même vont pousser Gubran à vouloir reformer le monde: Le Prophète est non seulement la vision idéalisée d'un nouveau mode de vie, mais surtout d'une pratique de vivre.

Finalement, quand Gubran dédie l'un ou l'autre de ses ouvrages à Mary Haskell, il est tout à fait sincère: c'est la seule femme qu'il a tenue entre ses bras, à son bras; c'est la seule à qui il s'est confié totalement, qui ait su l'accaparer comme une mère poule sans toutefois gêner sa liberté - puisqu'elle était à Boston, alors qu'il était à New York et que leurs rencontres étaient souhaitées aussi bien par l'un que par l'autre.

Qu'on prête à Gubran telle ou telle aventure, qu'on prétende, par exemple que Salma, l'héroïne d'al-Aghniha l-mutakassira, (Les Ailes brisées), est Hala Dahir, tout cela est faux. Gubran a, sans doute, au cours de ses années d'études au Liban, osé regarder telle ou telle autre jeune fille, mais sans pousser l'aventure plus loin - cela ne s'accorderait ni avec son caractère, ni avec la mentalité au début du siècle -, sans demander la fille du notable en mariage; lui-même affirme à Mary que ses personnages sont totalement inventés et, là aussi, il faut le croire: ''Je n'ai vécu aucun des événements du livre. Aucune des caractéristiques étudiées n'appartenait à une personne déterminée. De même aucune relation des faits avec des personnages réels. Les écrivains créent les personnages de leurs livres selon leur expérience; quant à moi, je ne le fais pas.

''Les personnages et les événements sont toujours de ma création - car je suis convaincu que n'importe quel livre doit contenir quelque chose de nouveau - comme complément de vie''.

Mary, entre le bras de Gubran, n'a pas connu une union charnelle et Gubran était encore vierge après avoir quitté la seule femme qu'il ait réellement estimée: Mary.

Nous ne pouvons clore cette étude de la vie de Gubran sans parler encore de deux femmes qui ont été marquées par la puissance du génie de cet homme: il s'agit de Barbara Young et de Mayy Ziyada.

Automne 1923, une assemblée pieuse suit attentivement, en l'église Saint-Marc, la lecture des paraboles du Prophète; la fluidité des mots, la profondeur du sens et la piété de l'ambiance envoutent l'une des fidèles: Barbara Young.

Barbara est invitée par Gubran, qui a reçu d'elle une lettre enthousiaste, à venir le voir; et à partir de cette visite, elle accompagnera le génie au cours des sept dernières années de sa vie; elle viendra au Liban avec Mariana et suivra l'enterrement de Gubran. En 1945, elle achève la biographie du grand homme, biographie intitulée: This man from Lebanon.

A travers dix-neuf chapitres, elle nous apprend à connaître Gubran comme elle l'a connu et aimé. Le monde de l'esprit, nous dit-elle, est le monde dans lequel Gubran a vécu sa véritable vie; c'était ce rayonnement spirituel, qui accompagnait le génie, qui donnait la vie la ou il allait.

Gubran vivait simplement; il travaillait beaucoup. Il ne s'arrête jamais de travailler, dit Barbara Young, et quand il le fait, cela veut dire qu'il est vraiment à bout; il s'étend et s'endort et Barbara vient alors le border ou, bien encore, il sculpte de petits objets en bois, pour, dit-il, reposer ''moi-même de moi-même''. Il mangeait simplement: du pain noir, des olives, du fromage libanais (sans doute du fromage de chèvre) qu'il accompagnait d'un vin blanc.

Gubran se sentait frère de chacun; aussi recevait-il les amis et les visiteurs, ceux qu'il aimait et ceux qu'il n'avait pas envie de recevoir… C'était, remarque B. Young, le médecin bon papa qui guérissait ceux qui souffraient. Gubran lui confiait que son amour pour ces malheureux et leurs propres douleurs lui suçaient le sang.

Ce génie ne détestait que les hypocrites; il acceptait de bon gré de se plier aux exigences des critiques, même quand il savait qu'ils étaient dans leur tort. Il était conscient quand on le trompait, il se riait en lui-même de ceux qui le roulaient et, dans son for intérieur, il leur pardonnait.

C'est donc cet homme humain et simple, à la personnalité si forte pourtant, qui va marquer B. Young; elle note: ''Il était l'une des rares expressions d'une Force Puissante et Innommable; sa voix et son être étaient revêtus d'une autorité à ne pas confondre avec le simple mérite humain, parce qu'il n'a jamais été tout à fait et entièrement dans ce monde''.

En travaillant, Gubran se donnait tout entier à ce qu'il faisait; il criait, sans s'en rendre compte: ''Je brule!'' Au moment où il écrivait Jésus, le fils de l'Homme, affirme B. Young, il était tellement pris par ce qu'il faisait - et sans doute la biographe était elle-même sous l'envoûtement – qu’il y avait un halo de lumière autour de lui. Il souffrait en créant; parlant de son livre The Earth gods (Les Dieux de la terre), il avoue que l'accouchement ne peut se faire que dans la douleur et que cet ouvrage a été écrit dans l'enfer du poète.

Gubran n'a jamais rencontre Mayy Ziyada; elle était entrée dans sa vie à la manière d'un brouillard éthéré, aérien, sa tendresse effleurait l'âme du génie et les lettres de celui-ci allaient au plus profond du cœur de Mayy.

Beaucoup de respect, voire d'obséquiosité, dans ces lettres: Gubran refuse l'amour terre-à-terre, celui de la vie réelle, que Mayy aurait souhaite vivre. Il la pousse d'abord, en sa qualité de femme de lettres, à abandonner ses chroniques sur les poètes et sur la poésie pour s'occuper d'elle-même, pour mettre en valeur, lui dit-il, ''les mystères de ton âme, ses expériences personnelles et ses nobles secrets''.

Gubran constate que sept mille miles les séparent, puis il ajoute qu'il vit, en tout cas, loin du monde des mesures et des poids. Ce qui les sépare réellement, ce ne sont pas les deux bouts de la terre, c'est que Mayy renferme son bonheur et ses soucis, sa modestie et sa passion dans ''une cassette en or'', alors que Gubran les place dans ''une cassette éthérée''.

De là vont naitre les malentendus; dans sept lettres, Gubran cherche à se disculper, à s'expliquer. Mayy l'accuse de manquer de sincérité, de lui adresser, dans ses lettres, ''un hymne lyrique''; il lui répond qu'il déteste les railleries et l'humour, la préciosité et le snobisme. Dans une autre lettre, il montre qu'il continue à souffrir de cette fausse accusation: ''Les mois ont passé, dit-il, et cette expression 'hymne lyrique' creuse dans mon cœur (…). Après cela j'ai désespéré. Rien de plus amer à l'âme que le désespoir. Rien n'est plus difficile, dans la vie d'un individu, que de se dire à lui-même: 'J'ai été vaincu'.

''Et le désespoir, ô Mayy, est un reflux pour chaque flux de cœur. Et le désespoir, ô Mayy, est un sentiment muet. Et c'est pour cela que je m'asseyais devant toi durant les derniers mois et je regardais longuement ton visage sans dire un mot. C'est pour cela que ne je t'ai pas écrit à mon tour. C'est pour cela que je me disais en moi-même (je n'ai plus de rôle).

''Mais au cœur de chaque hiver il y a un printemps qui frémit, et derrière le voile de chaque nuit, un matin qui sourit. Et ainsi mon désespoir s'est transformé en une sorte d'espoir''.

Quatre ans plus tard, cette expression - hymne lyrique - qui s'est réellement incrustée dans son cœur, le fait encore souffrir; il écrit à Mayy qu'ils sont condamnés à s'entendre et qu'ils ne peuvent le faire qu'en ayant totalement confiance l'un dans l'autre, puis il ajoute: ''Je ne suis pas de ceux qui écrivent 'des poèmes lyriques' et qui les envoient en Orient et en Occident comme des lettres intimes, et je ne suis pas de ceux qui parlent le matin de leurs âmes alourdies de fruits et qui oublient le soir leurs âmes, ses fruits et ses poids; je ne suis pas de ceux qui touchent les objets sacrés avant de se laver les doigts dans le feu; je ne suis pas de ceux qui trouvent dans leurs jours et leurs nuits les espaces libres pour les remplir de badinages amoureux; je ne suis pas de ceux qui maquillent les mystères de leurs esprits et les secrets de leurs cœurs pour les semer à tout vent; moi j'ai trop de travaux comme certains hommes qui ont beaucoup de travaux; moi j'aspire au grand, au noble, au beau, au pur comme certains hommes aspirent au grand, au beau et au pur; moi je suis étranger, abandonné, comme certains hommes esseulés, abandonnés, malgré soixante-dix mille amies et amis; moi je suis comme certains hommes, je n'ai pas de penchant pour les jongleries sexuelles, connues parmi les hommes sous des appellations agréables et des qualificatifs (encore) plus agréables; moi, ô Mayy, je suis comme ton voisin et le mien, j'aime Dieu, la vie et les hommes, et jusqu'à présent les jours ne m'ont pas demandé de jouer un rôle qui ne soit pas digne de ton voisin ou du mien''.

Voila le véritable Gubran: dans ce laïus apparaît l'homme avec sa véhémente sincérité; il n'est pas de ceux qui font de leurs sentiments des lettres photocopiées qu'ils dédicacent à tout venu; il s'est purifié avant de se palper le cœur; il n'est pas fait pour les badinages libertins, pour les jeux d'adresse en matière sexuelle; il se dresse magnifique et noble dans sa pureté; il aime Dieu et il respecte trop la vie et les hommes pour manquer d'ouverture et de cœur.

C'est de là que proviennent les malentendus; alors que Mayy s'inquiète de savoir comment il se porte, s'il travaille avec acharnement, la couleur du costume qu'il porte ce jour-là, combien il a fume de cigarettes depuis le matin, Gubran veut élever le niveau de leur dialogue.

Il respecte trop celle qu'il appelle sa ''dame'', il ne se permet qu'une fois, du moins dans les lettres éditées dans as-Su'la z-zarqa, de terminer une missive, datée de 1924, par ces mots: ''Me voici déposant un baiser dans ta main droite et un second baiser dans ta paume gauche''.

Pour lui, Mayy est une voix divine; lui, l'étranger, ne veut que planer au-dessus des contingences terrestres. Il peut, pendant cinq ans ne plus lui adresser de lettres, mais quand il reprend la plume, il perd de vue le temps perdu et écrit à celle qui a une place dans son cœur.

Aussi le mot qui revient le plus souvent dans cette correspondance est le mot dabab ou ''brume'': ''Mais aujourd'hui ma vie s'est unifiée et je suis en train de travailler dans la brume; je me réunis avec les gens dans la brume. C'est une ivresse enveloppée d'un bruissement d'ailes; l'isolement n'y est plus isolement et la douleur de la nostalgie pour l'inconnu est meilleure que tout ce que j'ai connu. C'est une évanescence divine, ô Mayy, c'est une évanescence divine qui rapproche ce qui est loin, qui découvre ce qui est caché et qui enveloppe tout de lumière. Je sais maintenant que la vie sans cette attraction de l'âme n'est que pleures sans pulpe. Et j'affirme que tout ce que nous disons, nous faisons et à quoi nous pensons n'égale pas une seule minute passée dans notre brume''.

C'est là l'attitude naturelle de Gubran, c'est la conduite d'un homme conséquent avec lui-même et qui, sans se lasser, a répété, tant à Mary Haskell qu'à Barbara Young et à Mayy Ziyada, les mêmes idées: les siennes. Ce n’est là ni jeu de mots, ni artifice, mais simplicité de vie, pureté du regard, clarté de la conscience, vaporisation du moi. Ce qui lui permet sans fausse pudeur, sans nulle contradiction de dire à Mayy le mot qu'il avait dit a Mary: ''Toi, tu vis en moi, et moi je vis en toi; toi, tu sais cela et moi je sais cela''.

Ce qui lui permet aussi de se considérer comme simple pensée, une pensée capable de se tenir devant l'absolu. Ce qui lui permet encore d'entrer en contact avec d'autres moi qui évoluent dans l'éther. Ce qui lui permet enfin, sans forfanterie, de considérer que son héros des Mawakib, le jeune homme de la forêt, l'homme idéal, n'est autre que lui-même.

Comment expliquer alors, que, tant à Nu'ayma qu'à Barbara Young, Gubran ait affirmé: I am a false alarm, (je suis une fausse alerte), je suis la parole-mensonge?

Quatre femmes ont cru en Gubran, quatre femmes ont souffert avec lui et se sont dépensées sans compter. Derrière cet homme du Liban, il y avait sa mère, Mary Haskell, Josephine Peabody et Mayy Ziyada.

Pourtant, la voix d'''un frère'' sonne discordante; la voix de Nu'ayma qui explique tout au long de son œuvre biographique que Gubran est réellement la parole-mensonge. Nous essayerons d'apprécier les contre-notes qui détruisent ''la légende'' de Gubran: ''Quand je suis rentré en Orient, un an après la mort de Gubran, révèle Nu'ayma, j'ai trouvé que mon ami était presque mythe parmi les mythes, même en son pays'', Cette réserve finale suppose-t-elle que Gubran était considéré comme ''mythe'' ailleurs? Ou bien Nu'ayma veut-il sous-entendre que nul n'est prophète en son pays?

Nu'ayma ajoute dans sa préface de 1934: ''Ce n'est plus le même Gubran que j'ai accompagné pendant quinze ans''. Quinze ans, les quinze dernières de la vie de Gubran: les deux hommes s'étaient rencontrés en 1916 et avaient immédiatement sympathisé, comme deux frères à qui le destin aurait permis de se retrouver après s'être perdus.

Deux ou trois jours après la première rencontre, rapporte M. Nu'ayma, en compagnie de Nasib 'Arida et de 'Abd-l Massih Haddad j'ai rendu visite à Gubran dan son atelier, dans sa ''cellule'', comme il se plaisait à l'appeler: des escaliers en bois crissent sous les pieds au point de faire tressaillir celui qui les a empruntés, une porte sombre, puis à l'intérieur: un vieux canapé, deux vieille chaises, un semblant de poêle, un quinquet à gaz qui diffusait un éclairage palissant au fur et à mesure que la nuit s'avançait (…). C'est dans ces huit mètres par six que vivait Gubran. Nu'ayma conclut alors: ''Voilà donc la cellule! ''C'est une cellule qui me parlait de la pauvreté de son habitant et de son labeur plus qu'elle ne me parlait de son austérité et de sa dévotion; elle parlait des tempêtes qui se jouaient de ses sentiments et de ses pensées plus que de la joie du labeur et de la résignation dans la pauvreté''. Est-ce la réellement l'impression du premier moment ou des quinze ans de fréquentation? Dans tous les cas, cette impression contient une part de méfiance; d'ailleurs on n'accorde pas sa sympathie à un cabotin. Pourquoi Nu'ayma n'a-t-il pas claqué la porte au moment même? N'y a-t-il pas là la projection du souvenir de celui qui écrit dix-huit ans plus tard, qui écrit dans un but déterminé: détruire un mythe? Que vaut alors ce cri qui se veut sincère, lancé à la suite de cette première rencontre: Nous étions quatre, mais nous ne formions qu'un tout?

Pour justifier ses prises de position, Nu'ayma affirme qu'il ne pourrait parler de Gubran sans parler de lui-même. Les liens de parenté, artistique et spirituel, semblent exclure la rivalité; aussi le subjectivisme se veut-il simple apparence; la dette de Nu'ayma envers la littérature, son devoir de rétablir la vérité, son silence qui serait interprété comme une injure veulent faire de cette biographie, comme il l'affirme lui-même, œuvre objective.

''A travers les chapitres (de ce livre), note Nu'ayma, c'est l'image de Gubran tel que je l'ai connu et non 'l'histoire' de sa vie que nul ne connaît''. Au premier abord, cette image est attirante et la lecture de l'ouvrage envoûte: on s'oublie avec la poésie fluide du livre qui coule à travers les sarcasmes moqueurs de Nu'ayma. Puis le masque tombe; rend compte que ce n'est pas l'image de Gubran telle qu'il la connaît, mais c'est la belle image de quelqu'un qui porterait le même nom que l'auteur mais qui n'est pas l'auteur.

Comment Nu'ayma a-t-il détruit la légende naissante? Le Gubran de Nu'ayma est un Casanova qui convoite les femmes des autres et qui, sans connaître les tribulations du séducteur italien, garde son sang-froid en rencontrant l'époux de sa maitresse; il se permet de tancer vertement cette dernière qu'il finit par reléguer dans l'oubli.

Le Gubran de Nu'ayma est irascible: il se dispute avec un camarade et le frappe. A Boston, il refuse, par orgueil, de frayer avec les voisins, de jouer avec les fils des Chinois, des Irlandais ou des Syriens, de fréquenter les filles du quartier parce qu'elles sont impolies.

Le Gubran de Nu'ayma manque de véritable affection pour son demi-frère qu'il refuse d'aider. ''L'auriculaire d'un peintre vaut mille commerçants'', explique-t-il à sa mère. C'est Mariana qui travaille pour l'entretenir: ''Que pouvons-nous faire? Cette aiguille et ce fil payent le loyer de la maison et le prix du gaz; ils nourrissent nos deux corps et les habillent. Ou bien mendierons-nous des gens notre nourriture et nos habits?''

Le Gubran de Nu'ayma déteste religieux et religion; dans son enfance déjà, il dessine le prêtre sous la forme d'un âne endormi. Quatre ans au collège de la Sagesse le dégoûtent entièrement des prêtres et surtout de la religion: ''Et en quatre ans tu as prié de quoi te suffire jusqu'à la fin de ta vie. Toi, tu n'entreras plus dans une église à partir de maintenant parce que tu ne trouveras plus, dans une église, Jesus que tu aimes''.

Le Gubran de Nu'ayma est un ingrat; il profite de l'argent de Mary Haskell pour la tromper; c'est un hypocrite qui met sur son visage le masque qui ne reflète guère ses véritables sentiments et qui tend la main pour mendier de l'une et qui les joint pour supplier l'autre de lui accorder ses faveurs.

Le Gubran de Nu'ayma recherche la célébrité et la gloire; il poursuit les gens bien placés pour les peindre; il se rapproche de ceux qui sont influents, il aime qu'on le flatte et il écoute religieusement tout ce qu'on dit de lui. Il est cupide, il ne songe qu'à s'enrichir, il a un chargé d'affaires pour faire fructifier son avoir.
Le Gubran de Nu'ayma est peu sympathique; il se croit supérieur aux autres, il se compare à l'aigle: ''Et moi je suis comme l'aigle, je n'accepte pour champ que le ciel''; il a honte d'être né dans un petit village, dans un petit pays; il sème le doute en prétendant qu'il est de Bombay, parce que l'Inde est le pays de l'immensité.

Le Gubran de Nu'ayma est le disciple de Nietzsche; à partir du moment où il a découvert Ainsi parlait Zarathoustra, il a écarté de son cœur tout sentiment humain, toute pitié; lui, qui se prétendait le frère de tous les hommes, se met à haïr l'humanité: ''Je vous déteste, o fils de ma nation, car vous détestez la gloire et la puissance''.

Voilà quelques uns des griefs de Miha'il Nu'ayma à l'égard de Gubran; voilà comment il a compris le cri de son ami: I am a false alarm. Une véritable ''alerte'' aurait nécessairement conduit à un véritable prophète et non à un faux.

A partir de cette phrase qui constitue le pivot de l'ouvrage, Nu'ayma divise la biographie de Gubran en trois parties. La première est intitulée as-Safaq (Le crépuscule du matin), la seconde al-Gasaq (Le Crépuscule du soir), la dernière al-Fagr (L'Aurore). La naissance dans la conception de Nu'ayma écarte l'homme de Dieu; mais en avançant vers la mort, l'humain se rapproche de Dieu, car la mort ramène au Créateur; c'est, par conséquent, une nouvelle naissance.

Le crépuscule est bien la période qui précède la rencontre de Nu'ayma et de Gubran en 1916. La nuit n'est pas encore véritablement tombée, elle n'a pas étendu.

‘‘Ses ailes de fantôme et de chauve-souris''.

La lueur du couchant s'accouple au soir qui tombe. Deux natures coexistent: la lumière qui inscrit encore les dernières traces de l'idéal et l'obscurité symbole de misères qui appellent le corps vers la terre:

''Il me semble bercé par ce choc monotone,
''Qu'on cloue en grande hâte un cercueil quelque part.
''Pour qui? - C'était hier l'été; voici l'automne!
''Ce bruit mystérieux sonne comme un départ''.

Puis ce fut l'entrée de la nuit; le tunnel obscur a conduit à un départ vers l'inconnu. C'est la période nietzschéenne de Gubran: détruire la fraternité humaine, enterrer son propre moi, ne plus voir en soi que l'aigle, le surhomme; c'est l'époque au cours de laquelle Gubran compose les Mawakib (Cortèges): ''Voici Gubran incarné dans le corps d'un homme qui aime la fermeté et la force' qui affronte Gubran qui 'est mort et enterré dans la vallée des rêves'''. C'est surtout le Gubran des 'Awasif (Tempêtes), qui tempête contre les hommes et la vie, qui ne voit que l'esclavage de la société.

Enfin, la nuit opaque commence à se dissiper; Gubran se rend alors compte qu'il avait suivi le mauvais chemin; déjà à la fin des 'Awasif, l'auteur s'interrogeait sur le véritable sens de la vie; il ne veut plus être la roue qui tourne à droite alors que toutes les autres tournent à gauche. Le début de son réveil le pousse à avouer qu'il a été une parole mensongère, une fausse alerte; il s'est leurré, l'attirance spirituelle qu'il croyait avoir, n'a été qu'un simple rêve alors que l'amour de l'argent et des femmes, de la gloire et des hommes a toujours guidé ses pas.
Le titre du premier chapitre de cette partie: ad-Dabab Yatabalwar (la Brume se dissipe) est révélateur, comme le sont aussi d'autres titres: Asifat fi- l-gamam (Des Rayons dans les nuages) ou encore: Hissat fi s-sama' wa hissas 'ala l'ard (Une Part au ciel et des parts sur terre). La nuit obscure s'est dissipée, mais elle n'a pas encore complètement disparu; le temps est plus chair; c'est la période du Prophète et de Jesus, le fils de l'homme…La double postulation persiste encore, quoique le jour doive bientôt se lever. Nu'ayma note également: ''Gubran qui hait les gens qui se résignent à une vie sans gloire et sans grandeur est le même Gubran qui se voit complice de tout criminel dans son crime, de tout esclave dans son esclavage, de tout faible dans sa faiblesse. Ce Gubran-là est dans le monde des apparences et celui-ci est dans le monde des essences; celui-là est brume qui voile à vos yeux ce qui est lumière, et celui-ci est lumière qui vous fait oublier la brume qui l'entoure; celui-là est pelure et celui-ci est pulpe''.

Le jour va bientôt se lever et la dernière phrase de Gubran à Nu'ayma, les derniers mots prononcés ont valeur de serment: ''Je suis aujourd'hui un homme sain, o Misa''.

Ces mots paraissent pleins de sous-entendus, c'est l'adieu du pécheur qui se repent des turpitudes passées; cette parole rapproche donc du Créateur et contredit la vanité de toute une vie, les propos fallacieux qui ne sont que mirages; elle est en porte-à-faux avec toute une façon de vivre qui aurait poussé Gubran à affirmer à Nu'ayma qu'il l'avait couché sur son testament, alors qu'il ne l'avait pas fait!

Ce n'est pas le point de vue adopté par Barbara Young dans l'explication du cri: I am a false alarm. Pour elle, Gubran est nimbé d'une auréole de pureté, et malgré cela, il visait la perfection, il sentait qu'il était, somme toute, différent du Prophète ou de Jesus, qu'il ne faisait pas tout ce que le ciel aurait voulu: sa substantialité le limitait. Le ciel aurait-il attendu de lui autre chose? Il en avait le sentiment. En effet, Barbara Young note: ''il appréhendait entièrement ce qu'il considérait l'une de ses limitations en disant: 'Je ne suis pas une bonne personne. Je devrais être saintement uni avec tout ce qu'il y a sur cette bonne Terre, mais je ne le puis'''.Il sentait qu'il échouait, dans une certaine mesure, en faisant ce qui était divinement attendu de lui. Et dans un moment d'amertume, il a dit une fois: ''Je suis une fausse alerte''; je ne sonne pas aussi juste que je le voudrais.

Gubran est ce qu'il est, il n'est pas ce qu'il aurait voulu être. Etre ce qu'on est implique l'immanence du corps; B. Young ne s'est pas trompée en intitulant son ouvrage This man from Lebanon (Cet homme du Liban). Gubran est bien homme, mais c'est l'homme idéaliste, tout imprégné de pureté, qui fait de son mieux pour accorder sa vie à son œuvre et qui, justement, éprouve un sentiment d'impuissance parce qu'il n'est pas exactement le Prophète et un sentiment de lassitude parce que la jeune héros des Mawakib a moins d'égoïsme humain que lui.

Quelle conclusion pouvons-nous tirer de l'étude faite sur la vie de Gubran?

D'une part, Gubran est l'homme qui a cherche à accorder son œuvre à sa vie; c'est l'auteur du Prophète, ouvrage lu dans les églises et qui contient tout un mode de vie, toute une éducation morale, puisqu'il conduit à la fraternité humaine, puisqu'il prêche l'amour. Faut-il considérer qu'il est lui-même l'élu? Non! Il aimait la vie. Son existence fut à la fois immense clarté et appel de la tentation.
D'autre part, Mary Haskel, Barbara Young, toute une foule d'admirateurs ont si bien déifié Gubran jusqu'à le faire entrer dans le royaume de la légende dont parle Nu'ayma et susciter la réaction naturelle de ''l'ami'' qui a voulu prendre le contre-pied des admirateurs béats, même s'il a fortement éraflé la vérité, pour détruire le mythe.

Le point de départ de Nu'ayma est la mise en évidence de faits connus autour desquels le biographe va broder pour introduire ses propres idées, ses propres convictions, son système. Un fait le révolte: Il a connu Gubran l'homme avec ses indécisions, ses souffrances, son énergie… comment peut-il permettre qu'on détruise l'image d'un homme pour en faire un dieu? Que faire alors pour rétablir la vérité? Le meilleur moyen est d'exagérer, de semer le doute… Chacun pourra alors retenir ce qui lui plaira dans l'image ainsi tracée.

De la vient l'insistance de Nu'ayma qui veut prouver que celui qui, dans Le Prophète, a chanté l'amour, le don de soi, la générosité n'a pas appliqué ses préceptes dans sa propre vie: la vie de l'homme a été une lutte du corps et de l'esprit, de l'ombre et de la lumière; dualisme de Gubran l'anachorète et de Gubran l'homme du monde; double personnalité du mystique et de l'assoiffé de plaisirs. ''Je vis dan l'enfer de la matérialité'' lui fait-il dire; puis, il lui fait répéter: ''Je suis une serpillière''.

''Ainsi a été Gubran, note encore M. Nu'ayma, il giflait les gens d'une main et leur tendait l'autre. Il se révoltait contre eux quand son esprit souffrait de la hideur, de la dureté et de l'injustice. Et il était en paix avec eux quand son âme assoiffée 'de gloire et de grandeur' et endolorie du poids de la misère qui l'étouffait, se révoltait contre son destin. Il leur creusait des tombes la nuit et, le jour, quand la vie les ensevelissait dans d'autres tombes que celles creusées par lui, il s'écriait le cœur en larmes: ''Mes parents sont morts et je suis toujours en vie; je me lamente sur mes parents dans ma solitude et mon isolement'''.

De là vient également la dualité des titres dans les ouvrages: Dam'a wa btisama (Larme et sourire), Sand and foam (Sable et écume), al-Agniha l-mutakassira (Les Ailes brisées), The Earth gods (Les Dieux de la terre), al-Arwah al-mutamarrida (Les Esprits rebelles).

Dans l'optique de Nu'ayma, l'Elu doit seulement aimer et ne jamais hair. Or, Gubran vit sa vie en réaliste, il n'applique pas ce qu'il prône: par conséquent, sa littérature ne dépeint pas sa véritable vie, mais explicite les moyens mis en œuvre par un visionnaire à la recherche de la gloire. De plus, ce visionnaire a crée des formes; il est surtout grand peintre plus que grand écrivain.

Pour comprendre véritablement la conception de Nu'ayma, il ne faut pas séparer cette biographie de l'ensemble de son œuvre, lui-même s'en explique dans l'avant-propos: Il faut distinguer, dit M. Nu'ayma en substance, ''la vie'' de l'homme de son ''âge''. La vie ne se limite pas à l'âge, mais elle s'étend dans le temps. L'âge c'est un corps déterminé; la vie est un ensemble de plusieurs corps avec une seule âme qui, au bout de plusieurs migrations, atteint la perfection.

Pour Nu'ayma, l'âme de chaque homme est une partie de Dieu; le Créateur n'a ni commencement ni fin; l'âme est donc également éternelle. Ce retour de l'âme, dans des ''âges'' différents, continue à s'opérer jusqu'à atteindre l'étape ultime. Il en résulte qu'on peut simplement raconter ''l'âge'' d'un homme mais non sa vie: ''Tout ce que racontent les hommes sur les hommes, ajoute M. Nu'ayma, au nom de l'histoire, n'est qu'une écume éparpillée au-dessus de la mer de la vie humaine. Quant au passé de l'homme ou à son avenir, ils sont beaucoup trop lointains et beaucoup trop vastes pour qu'une plume les saisisse ou qu'une syntaxe les cerne. Et nous jusqu'à présent nous n'avons écrit ni 'l'histoire' d'un homme, ni 'l'histoire' de quoi que ce soit d'autres''.

Gubran est donc une fausse alerte: il doit revenir sur terre, dans un autre corps, pour expier ses forfaits; mais ces retors ne semblent plus très nombreux, puisque sa dernière parole a été d'affirmer qu'il était devenu un homme sain.

Gubran le prophète ou Gubran l'homme? Nous n'hésitons pas à prendre position: Gubran est homme; être humain avec ses faiblesses, son indécision, sa folie des grandeurs, son orgueil, sa révolte…Mais c'est un homme qui tend à se réaliser dans l'idéal, qui veut s'élever vers la divinité et qui essaye, le plus possible, d'accorder les pulsations de son cœur aux rythmes de sa plume. Il est à cet égard dans la lignée de Poe, de Baudelaire, de Verlaine, de Rimbaud; s'il n'a connu ni folie ni déviation sexuelle, il a très bien senti cette lutte entre le spleen et l'idéal, cette double postulation qui l'a pousse à crier: I am a false alarm.

C'est dans cette optique que nous développerons notre sujet: Religion et société dans l'œuvre de Gubran.

Notre hypothese est la suivante: Gubran l'homme, aspire à l'idéal et tente d'accéder au divin, il essaye alors d'accorder sa vie et son œuvre, mais il constate qu'est malgré tout une fausse alerte; il comprend donc que cette enveloppe de fausseté qui recouvre l'individu est toute sociale; il veut, par conséquent, détruire les institutions et construire une société idéale.

Les institutions établies sont religieuses et sociales. Gubran déverse son sarcasme contre l'ordre artificiel qui a été érigé et qui ne sert qu'au bonheur de quelques-uns: Il s'attaque aux chefs religieux et civils, il montre leur attachement à l'argent et leur orgueil naïf; ce sont les esclaves de la vie: seul leur plaisir compte; peu importent les lois étatiques et la charité chrétienne.

Gubran cherche à détruire l'édifice religieux fondé sur la tromperie et non la religion elle-même; il veut se débarrasser des lois sociales qui entretiennent les illusions et non de la société elle-même.

Détruire permet à l'homme de se libérer de l'artifice afin de pouvoir retrouver la pureté originelle. C'est l'âme qui est éternelle et qui permet la libération. Comment peut-elle y parvenir? L'humain doit comprendre qu'il doit laisser son corps à la terre et vivre pour son âme! Tant que cette vie est entachée d'hypocrisie, l'âme est vouée à un eternel retour sur terre, à une éternelle insatisfaction.

Le fait de se débarrasser de l'esclavage des lois sociales et religieuses, arrête la migration et pousse l'âme à graviter autour de Dieu. L'humain est devenir, l'âme est devenir, Dieu est devenir.

La libération des servitudes ne permettra pas aux hommes de devenir égaux, mais de vivre dans l'égalité. Chacun aura à lutter contre les fantômes de son véritable moi; il devra aussi communier avec les autres et cette communion se fera le mieux dans la nature et par l'amour; il apprendra le savoir du Fou, l'amour du Prophète; l'deal de Jésus.

Qui peut détruire les attraits fallacieux de la société et de la religion? C’est chacun de nous! L'héroïsme n'est pas nécessaire, mais la révolte, qui permet de sortir des sentiers battus, est indispensable. L'homme de tous les jours, l'antihéros, qui n'a pour guide que sa propre foi est capable de sauver le monde.

C'est ce héros différent qui conduit à la spiritualité, qui apprend aux hommes le dépassement de soi; l'orpheline qui se prostitue, le vacher accusé de folie, le vieux voleur, la femme infidèle… ont su tourner le dos à la loi, ils ont su aussi sauver leur âme; si tout un chacun suivait leur exemple, le monde serait transformé.

Les sources et études sur lesquelles se fondent les parties de ce travail peuvent être groupées en trois catégories:

1- La première est constituée par al-magmu-a l-kamila ou ''œuvres complètes'' de Gubran.

Pour les œuvres écrites en anglais et éditées par Heinemann, nous les utiliserons en anglais. A l'exception, cependant, du Prophète traduit par Camille Abu Suwwan, de Jésus, le Fils de l'homme traduit par Mansur Sallita et du Jardin du Prophète traduit par Claire Dubois que nous utiliserons dans leurs traductions françaises.

2) La deuxième est constituée par la correspondance de Gubran. La correspondance suivie avec Mary Hakell et Mayy Ziyada, les nombreuses lettres échangées avec Nu'ayma, Rihani, Nahla son propre cousin, Amin Gurayyib… ainsi que le journal de Mary Haskell, sont une source précieuse de renseignements.

3) La troisième est constituée par les monographies sur Gubran telles: This man from Lebanon de Barbara Young, Gubran Halil Gubran de Miha'il Nu'ayma, Dikrayati ma'a Gubran de Huwayyik, Gubran de Gamil Gabr et Kahlil Gibran, his life and world de Jean et Kahlil Gibran.

Notre étude se porte essentiellement sur l'œuvre de Gubran lui- même:
Notre tâche consistera à en dégager les principales idées et en aplanir les difficultés; nous éviterons toute prise de position qui ne soit pas fondée dans les écrits de l'auteur. Nous écarterons tout jugement de valeur subjectif.

De même, n'ayant pas de connaissances suffisantes en peinture, nous ne nous permettrons pas de commenter les dessins et les toiles de l'artiste. Nous laisserons donc de côté Gubran peintre quoiqu'il ait lui-même illustré ses propres ouvrages.

De plus, nous éviterons les explications psychanalytiques; notre travail se limitera à l'aspect littéraire de l'œuvre.
Nous rayonnerons de l'œuvre de Gubran vers la littérature, en général, et la littérature préromantique, et romantique, en particulier.

D’autres rapprochements seront faits avec l'école transcendantaliste américaine d'Emerson et avec les écrits qui ont pu influencer Gubran et surtout: Feuilles d'herbes de Whitman, La Lettre écarlate et les Contes de Hawthorme, Moby Dick de Melville, Walden de Thoreau…

Une documentation particulière sur la théosophie, le soufisme et sur les différents courants religieux-bouddhisme, brahmanisme, islam - a été établie.

Une étude détaillée de Blake et Nietzche qui ont influencé Gubran a été faite. Il en va de même pour Vie de Jésus de Renan.

Les difficultés que nous avons rencontrées sont surtout dues à la traduction des textes de base et des citations empruntées: Le style de Gubran est fait d'une longue suite d'images - et en particulier de métaphores et de métonymies. Ces difficultés ont pu être aplanies grâce au Professeur Tofy Fahd, Directeur de l'Université des Sciences Humaines de Strasbourg; qu'il trouve ici l'expression de ma gratitude.

Le point final à l'ensemble de ce travail a été mis le 20 Mai 1983.