Du figuré au praticable : Georges Cyr et son Liban par Jacques Aswad
Du figuré au praticable : Georges Cyr et son Liban par Jacques Aswad (Extrait)
Dans un pays sans collections publiques de référence, ou presque, on peut craindre qu'à plus ou moins longue échéance, la disparition de l'artiste n'entraîne inéluctablement un manque d'accès à ses œuvres. Or le recensement préalable à cette exposition (Catalogue édité par la Fondation Audi à l’occasion de l’exposition Georges Cyr dans les collections Libanaises du 17 Mai au 29 Juin 2007 – Villa Audi Ashrafieh) fournit un contre-exemple de taille à cette tendance. Quarante-trois ans et plusieurs guerres après sa mort, l'héritage de Georges Cyr se porte mieux que celui d'autres plasticiens locaux de sa génération. Sans prétendre à l'exhaustivité, le nombre d'œuvres trouvées, dépasse les trois cents. Mais, plus que le nombre de ces œuvres pieusement conservées, signe évident de survie, c'est leur mobilité qui étonne et émeut comme un signe de vraie vie. La liste des acquéreurs a dû être maintes fois corrigée. Même après la sélection finale, un des collectionneurs (et des plus jeunes) m'a appris, lors d'un vernissage, qu'il a acquis deux nouvelles aquarelles de Cyr. A croire que les efforts de l'artiste pour encourager les collectionneurs locaux - car ce fut là son second cheval de bataille - n'auront pas été vains.
Par un rafiot nommé Providence
Il avait presque cinquante-trois ans (né en 1881) lorsque, « par un vieux rafiot qui crachait le feu par sa cheminée [et qui] s'appelait […] la Providence » (Mémoires publiées dans le numéro du 20.1.1962 – L’Orient Littéraire), il arriva à Beyrouth au début de l'année 1934.
Le mal de vivre, qui le poussa à faire ce voyage, avait, certes, des causes personnelles (« Charles Vignet mon meilleur ami meurt… ma jeune femme trépasse en mettant notre enfant… quelques semaines plus tard, c’est le bébé qui par négligence d’une infirmière, est emporté à son tour… »). Mais était-ce la seule raison ? (Georges Cyr connait de très sérieuses difficultés pour l’aménagement de son atelier-logement et entreprend de nombreuses démarche auprès du conservateur du Musée de Rouen, pour l’achat de toiles, mais celles-ci n’aboutissent pas) Très vite la question posée en fonction de ce qu'il a quitté en France, n'aura plus lieu de se poser qu'en fonction de ce qu'il a trouvé au Liban. J'allais dire « retrouvé ». Car ce que le Liban lui a donné répondait si parfaitement à ses désirs conscients ou inconscients qu'il y est resté jusqu'à la fin de ses jours. On peut, dès lors, parler de retrouvailles et, pourquoi pas, de retour.
Basée sur des collections libanaises, cette exposition comprend, quand même, des œuvres datant de la période où l'artiste, séjournant encore en France, n'avait sans doute aucune idée de ce que sera pour lui, ni probablement de ce qu'est « en soi » le Liban. Celles, datant de la période libanaise, s'en distinguent du premier coup d'œil.
Cyr paraît y apporter, même à la grisaille des paysages urbains de son Europe natale, une lumière qu'on dirait venir de «chez lui» à Ain el-Mraissé ou Chemlan. Preuve en est cette Place Pigalle à Paris, datée 1959.
- «Existe-t-il un art libanais»?
- «Oui, mais qui, en ses meilleurs moments, sait échapper au danger des localisations trop étroites.»
La question, comme la réponse, sont de Cyr (Idem L’Orient Littéraire).
Prés d'un demi-siècle nous sépare de cette affirmation et, par une sorte d'hypercorrection, l'art qui se fait au Liban se voit encore systématiquement refuser l'identité libanaise. C'est tout juste s'il reçoit une carte de séjour. Presque tous nos ouvrages généraux sur l'art attestent ce malaise identitaire. On a théorisé le scrupule et poussé la surenchère jusqu'à la caricature, c'est-à-dire au point d'éviter l'application de ce qualificatif à l'art ancien, préhistorique ou phénicien. Alors même que des artistes libanais cherchent à gagner leur petite place à l'école de Paris ou de New York, Georges Cyr revendique bien haut son appartenance à l'école de Beyrouth.
Tout en prenant soin d'affirmer que les œuvres d'artistes libanais trouvées chez un même collectionneur sont aussi valables que les œuvres de provenance européenne, il achève le compte rendu de sa visite sur ce cri de triomphe: « Face à des peintures d'Europe, les toiles libanaises groupées le disent fermement: l'art libanais - libanais par l'inspiration, libanais par l'âme - cela existe! »
Il est étrange de constater que ce qu'on prétend lui avoir reproché à Rouen n'est que la préfiguration des qualités, simplement prises en mauvaise part, dont Cyr dit que ses œuvres se sont enrichies sous l'influence physique et spirituelle de « son » Liban.
Premières leçons, premier mythe
Pourtant, au départ, les fonctions essentiellement pédagogiques, donc « civilisatrices », que lui confiait l'administration mandataire, le confortaient dans le sentiment d'être venu en conquérant. Or, que voit-il d'abord, c'est-à-dire avant d'être introduit dans la haute société libanaise, en commençant ses investigations dans les vieux cafés beyrouthins? Rien, ou presque, en matière de culture visuelle. Il goûte à la douceur de vivre en compagnie, notamment, de son premier ami libanais, le poète Georges Schéhadé et, en continuant ses investigations, il est de plus en plus convaincu de la grandeur de sa mission. Avant d'élargir le cercle de ses amitiés et d'approfondir sa connaissance du pays, un mythe est né, celui d'un instaurateur représentant la nouvelle culture plastique et initiant à la modernité une petite société isolée qui manque de tout. Jouant à merveille de ses qualités pédagogiques et médiatiques, les succès qui ne se font pas attendre lui donnent déjà un avant-goût de la gloire future. Le mythe grandira chez ses zélateurs malgré le bémol qu'y mettront ses propres découvertes ultérieures. Parfois, en contribuant un peu à le nourrir, ses vrais mérites s'en trouvent amoindris aux yeux d'un certain nationalisme. (Témoin la réponse de Georges Daoud Corm à un article élogieux de Maurice Sacre, attribuant à Cyr le mérite d’avoir initié les Libanais au modernisme – L’Orient Littéraire. Commençant par défendre les artistes Libanais qui ont connu le modernisme 30 ans avant « l’apparition miraculeuse de M. Cyr », il vire à l’attaque en fustigeant un certain « modernisme désarticulé et abstrait… dont M.Cyr semble vouloir être le champion au Liban ». En relevant le gant, à la même page du supplément Georges Cyr va se montrer, on ne peut plus diplomate, en exprimant son admiration pour l’art des anciens. Mais, avec tout humilité, il revendique son vrai rôle dans la vie de l’art au Liban : « Des jeunes sont venus à moi, démoralisés par l’incompréhension de leur entourage. Je les ai aidés de mon mieux, J’ai fait connaître leur œuvre. Je leur ai trouvé des amateurs et surtout j’ai contribué à leur rendre la foi en leur art et en eux-mêmes… » )
Même un observateur impartial qui admet le rôle joué par Cyr dans la promotion culturelle et sociale de l'art contemporain au Liban, peut trouver au moins agaçante cette assertion acceptée, sinon formulée par le peintre lui-même, en appendice a son article sur « L'Art contemporain au Liban », dans L'Encyclopédie de l'art international contemporain dirigée par Waldemar George: « Georges Cyr, l'auteur de cet article, […] n'est pas seulement le véritable pionnier de l'art moderne au Liban. Il est le promoteur de l'Ecole Libanaise d'aujourd'hui ».
Théoriquement, « l'éducation du regard », durant la progression remarquable du pays, d'une quasi-stagnation un tant soit peu conservatrice, dans les années trente, vers l'ouverture, dans tous les domaines, à un certain modernisme, culminant dans les années cinquante, aurait pu se faire sans Georges Cyr.
Cependant, quand on passe d'une période où l'on se voit corriger systématiquement, dans le journal francophone le plus prestigieux de la région, le mot « modelé » par « modèle » ou « plain-chant » par « plein chant », d'une période où le cubisme fait encore scandale, à une autre où il est presque normal de parler d'art informel et, qui plus est, d'en faire ou de croire en faire, on peut bien se dire que les efforts menés durant toutes ces années par Georges Cyr ont dû servir à quelque chose. Toutefois, ce que la présente exposition permet de remettre en cause est l'image que l'on a trop longtemps gardée d'un Cyr amenant avec lui le cubisme et s'en faisant le champion au Liban. Il est vrai que presque tous les « novateurs » apparus dans les années cinquante, ont peu ou prou « passé par » un certain cubisme. Il est vrai aussi que, théoriquement et pratiquement, le cubisme semble s'être imposé à Georges Cyr comme un passage obligé vers toutes les innovations. Mais tout laisse à penser qu'il n'a franchi le pas que lorsque les idées et les pratiques nouvelles de l'art dans ce pays ont commencé à le lui permettre. Sans être vraiment l' «initiateur de la jeune peinture libanaise » il a encouragé toute une génération d'artistes. En s'attaquant aussi au coté social de la vie artistique, il a visité des collectionneurs d'art locaux et mis en valeur leurs collections dans une série d'articles et grâce à une grande exposition. Les richesses insoupçonnables révélées à l’ occasion de ces visites, ainsi que la découverte des artistes libanais des années cinquante, infirment son diagnostic de départ. La vie artistique existait déjà au Liban. En y contribuant, Cyr allait également en subir l'influence.
Changer le passé
Les quelque quatorze ans du début de sa carrière au Liban semblent avoir fait de lui un autre homme. Presque aussitôt arrivé, sa palette s'éclaircit. Les sombres nuages du passé semblent s'être d'emblée effacés de sa vue aussi bien que de sa mémoire. Se rendant compte que ses « collègues » libanais, plus nombreux que ses premiers contacts ne le laissaient croire, ont déjà « importé » l'art occidental qu'il pensait lui-même introduire, s'apercevant sans doute encore que certains, parmi eux, arrivent tant bien que mal à « s'exporter », il se montre de plus en plus ouvert, dans son enseignement comme dans ses œuvres, aux apports de la modernité. Tout en abordant les mêmes thèmes que les artistes libanais - paysages, marines, natures mortes, nus, portraits, et scènes de genre folklorisant - son style se libère et, surtout, se dégage, jusqu'au dénudement de quelques lignes tracées directement au pinceau ou sur de très faibles esquisses au crayon.
Contrairement, par exemple, à son ami Omar Onsi - autre maître de l'ellipse plastique, qui préconise la perfection du contour, et dont les aquarelles, aussi poétiquement distantes soient-elles, recouvrent le plus souvent des dessins assez élaborés - le dessin, dans les aquarelles de Cyr, n'est même pas un contour. Aussi peut-on, à son égard, parler d'une certaine chasteté du contour, chère aux auteurs du XVIIIe siècle, sans pour autant lui attribuer leur idéal de pureté dématérialisante. Au contraire, c'est la matérialité du contact avec la nature qui est ainsi mise en valeur. A force de n'en garder que ce qui saute aux yeux et, dans ce mouvement même qui caractérise comme saut la manifestation du visible, sa richesse, plus sentie qu'inventoriée, laisse à vif le support, fidèle dans ses pleins aussi bien que dans ses vides à l'état de réceptivité qui a dirigé le pinceau. On se demande parfois, devant certains blancs, si le paysage s'estompe ou la main se retient. Prolongements superlatifs des couleurs, ces réserves, comme on les appelle dans le jardon des peintres, en occupant, au double sens de « prendre place » et de « faire travailler », la grande partie de l'espace pictural, communiquent à l'espace « plein » la sensation d'attente indéfinie propre au support vierge. L'antécédence du blanc, est alors inversée. Ou plutôt rendue réversible. Ressenti comme le naufrageur non plus du visible mais du déterminé, le blanc entraîne, dans son double mouvement, les espaces qui l'entourent et où, dans le seul sens de l'origine, tout semble prendre couleur et se décolorer en même temps.
Pensait-il ainsi chasser, en l'exagérant, l'ombre tutélaire de Cézanne planant encore sur ses aquarelles ? Des « innovations » datables dans sa pratique picturale laissent croire qu'il s'y est sans doute essayé. En témoignent surtout, je pense, ces coups de pinceau parallèles qui, en remplaçant les tons fondus ou en y répondant, reprennent plus autoritairement la touche divisée du maitre d'Aix.
Cependant, même en s'aventurant dans les parages du surréalisme, c'est plutôt à la gauche extravagance du premier Cézanne qu'il fera penser. Témoin cette aquarelle de 1938 portant la dédicace « Pour une grande amie ». Encore ne sait-on pas s'il a osé l'exposer…
Dans l'enseignement libéral qu'il prodiguait (voir sa profession de foi dans le fac-similé de l'invitation à une exposition de ses élèves), comme dans tout ce qu'il écrivait, l'ouverture d'esprit était sa meilleure qualité. Il a pourtant fallu l'urgence d'un grave accident cardiaque, en 1948, pour qu'il ouvre les yeux sur le grand décalage qui existait entre sa pratique et ses vues sur l'art.
Sur le plan personnel, il a suffi d'oublier le passe pour en guérir. Sur le plan professionnel, il lui faudra changer le passé.
Une récupération
La situation, pour le moins inconfortable, d'un artiste du Tiers Monde cherchant à Beyrouth sa place à Paris, aura pu le conduire à suivre la dernière mode. Mais il ne veut pas d'une place ainsi trouvée. Ce qu'il lui faut c'est une place récupérée, la sienne, celle qui lui revient. Ou qui lui aura revenu. C'est dans un cubisme conjugué, pour ainsi dire, au futur antérieur qu'il la trouve.
Ayant fait du Cézanne sans le savoir, au moment où le cubisme était dans sa phase finale, il va essayer de prouver son appartenance active au mouvement cubiste, a coup d'assertions, mais plus sérieusement en reprenant le cubisme tout à la fois comme quelque chose encore à faire et déjà à dépasser. Les critiques et les artistes qui ont parlé à propos de lui de précubisme et de post-cubisme ne s'y sont pas trompés.
Pour expliquer comment il a « crée » le cubisme, ou plus modestement le sien, il le fait comme tout le monde découler d'une systématisation littérale de la célèbre leçon de Cézanne: « Traitez la nature en termes de sphère, de cylindre et de cône ».
Quant à son apport personnel au cubisme, il l'entend, lors d'une interview signée S.S. (sans doute Salah Stétié), comme une affaire de couleur locale: « Les recherches que j'avais faites ici, loin du mouvement de la mode, m'avaient amené à trouver un prolongement au cubisme qui, comme vous le savez, avait été arrêté dans son développement par le surréalisme… » Et il explique: « Le cubisme était une recherche exaspérée de volumes dans l'espace. Cette recherche était orientée dans un seul sens: la conquête des formes en faisant abstraction de la couleur […] Moi, par contre, je me sens de la couleur. […] Ainsi, d'ailleurs, que par l'arabesque. L'arabesque est un élément tout à fait nouveau que j'ai introduit dans la conception cubiste: au lieu de poursuivre la profondeur, la troisième dimension, ou même la quatrième (la forme en mouvement) je ramène la toile aux deux dimensions essentielles de la peinture.
L'illusionnisme, même en se confinant à la bi dimensionnalité, ne se renonce pas. Le cubisme baroquisé de Georges Cyr, en commençant par une phase qu'il désigne comme « totalement abstraite », exprime un malaise dans lequel transparaît un manque de conviction. Or dans le mot « abstrait » chez Cyr l'accent est mis sur le processus d'abstraction. C'est ainsi qu'il peut parler de « portraits abstraits ». Mais sa préférence ira bientôt au « non-figuratif », pris dans le sens qu'on lui donnait dans les années trente, c'est-à-dire la non différenciation entre les processus par lesquels les œuvres ont été obtenues, par abstraction de la nature ou sans référence à elle. Appliqué à l'espace, car c'est là la préoccupation centrale du cubisme, ce sens particulier de la non-figuration devrait être cherché dans l'opposition du praticable (décor où l'on peut passer) et du décor figuré. La praticabilité de l'espace prise en charge par les moyens picturaux est une autre leçon cézanienne appliquée, consciemment ou inconsciemment, non seulement dans le cubisme mais dans toute œuvre qui, en donnant à voir un espace construit et déconstruit par l'action de peindre, s'offre à nous comme une œuvre à venir.
Ce que Georges Cyr a pu bien apprendre de Cézanne: un tableau, comme toute œuvre d'art, offre une certaine circulation ou, pour prendre dans toute son originalité le sens qu'il donnait à ce terme en le substituant au modelé, une certaine modulation.