Extrait du Dictionnaire de la peinture au Liban – Michel Fani
Extrait du Dictionnaire de la peinture au Liban – Michel Fani
(...) Aouad vivait peut-être trop intensément sa propre situation pour avoir conscience de la dimension tragique qu'elle impliquait et qui l'eût dévoré s'il en avait pris la mesure. Il n'en a pas moins vécu son existence comme quelque chose qu'il lui fallait volontairement poursuivre dans la solitude, la détresse, le désarroi absolus, auxquels il ne pouvait échapper s'il voulait continuer à peindre. Il avait cessé de lutter avec la couleur, derrière la porte de l'atelier, et n'arrivait plus à chasser les ombres, les désordres, les mystères auxquels il n'est pas de réponse. Le monde lui apparaissait sans joie possible, dépourvu du bonheur de peindre. Il luttait avec les formes qu'il fallait quitter, et celles de ce monde ne lui disaient plus rien, puisque celles qu'il connaissait par la peinture lui étaient désormais inaccessibles et celles auxquelles il accédait étaient figées dans le seul contraste du noir et du blanc. Comme si un voile eût tout couvert et qu'il lui eût fallu éteindre ce soleil noir pour retrouver la forme reconnaissable d'un ultime souvenir. Ses dernières toiles ne sont que souffrance et détresse, au-delà même de la lassitude et du désenchantement. Elles récusent la peinture comme histoire, continuité, et dressent, de manière abrupte, le constat d'un refus de peindre pour les vivants et d'une volonté de le faire pour le peuple de morts qu'étaient les vivants à ses yeux.
Il fallait qu'il revécût sur la toile le sujet qu'il devenait lui-même et qui se transformait en objet de cette toile. Il se rendait volontairement vulnérable. Il ne pouvait répondre à l'identité picturale que par la répétition, le transfert émotionnel de Beyrouth à Paris, un questionnement du moi qu'il ne parvenait pas à alléger. Il a voulu, en quelque sorte, passer d'un tragique intérieur que toutes les formes du monde exprimaient par la couleur, à un monde extérieur où, formes et couleurs se donnant plus volontiers, la liberté semblait donnée de surcroît.
Sa dérive solitaire semblait faire tout tourner au drame; plus jouait le désir d'identification, et plus il paraissait se désindentifier, plus s'émoussait l'émotion première; elle ne subsistait plus que dans la touche, le travail pictural même. Sa période abstraite n'a été – on le constate de façon frappante – qu'une crise du réel. Il fallut découper, pour les encadrer, les parties peintes de toiles qu'il ne pouvait mener à leur terme. Mais il serait injuste de lui faire le reproche de n'avoir pas suivi le courant de l'abstraction. Il avait une passion pour Kandinsky et Pollock et possédait l'inébranlable conviction qu'une peinture devait être absolument soutenue par un homme.
On a parfois le sentiment qu'Aouad n'a pas pu cultiver son autonomie pour toute une série de raisons – atelier trop exigu, toiles de petites dimension ou harcèlement de la misère. L'homme qui toussait et crachait le sang dans son atelier de la rue des Haies n'était pas un artiste maudit. Mais il peignait le souvenir d'un monde où la couleur n'était plus, comme un aveugle qui titube dans le noir.
Avec Aouad s'acheva, pour la peintre libanaise, le temps où il était possible de peindre dans l'innocence et de se croire délivré du monde par la couleur. Il marque aussi la fin de la possibilité d'une lecture romantique de cette peinture. Du même coup, il inaugurait, pour sa génération, toutes les possibilités de la réussite, et dessinait les limites de l'échec dans le dialogue avec Paris, face au piège que tend une ville à tel point soucieuse des apparences qu'elle finit par faire oublier l'essentiel. Mais lui précisément, voulait aller à l'essentiel en se fiant aux apparences. Quand il comprit que la peinture ne relevait que de la peinture, il était déjà malade, et ses forces amoindries ne lui permettaient plus que de saisir une chose: les formes du monde les plus incompréhensibles n'avaient pas à être comprises. Peindre: vieille lutte pour la durée, pour apprendre à vieillir.
Une partie du drame pictural tient à l'écart entre les moyens utilisés et les formes données à ces moyens. Aouad ajouta à cette problématique la fraîcheur et la détresse d'un regard sur le monde, conscient qu'il n'y trouverait pas de réponse à tout ce qui le rendait vulnérable. C'est pourquoi, de toute chose, sa peinture ne pouvait qu'être le reflet dans un miroir, dépourvue de l'illusion d'aller au-delà de ce qu'elle montrait. Il ne lui restait que sa propre souveraineté, le désir de la préserver et de peindre au plus près de cette exigence. Il lui fallait tout dire d'un seul coup, dans une urgence absolue. Il se savait acculé et malade. S'il fut mené par la situation et sa culture à des images convenues il n'en apparaît pas moins, avec le recul du temps, comme ayant exploré tout le domaine de la figuration libanaise des années cinquante. Ne disposant pas des moyens de détruire la sorte de naïveté qu'on lui prêtait, il demeura obstinément seul face à un monde qui le blessait. Mais s'il avait eu ces moyens, s'il avait pu comprendre, eût-il mesuré les conséquences de ce qu'il aurait compris? Un enfant regarde obstinément le monde. L'homme qui porte en soi cet enfant continue de la regarder comme au premier jour, comprenant que le monde recèle une signification et que la violence de celle-ci va bien au-delà de l'intelligible. Ce fut une émotion avouée et dévastatrice qui le mena au bord de l'autisme. L'artiste, en lui, se trouve alors confronté à l'impossible formulation de l'image interdite, celle de l'horreur et de la répétition du souvenir. Cette image, il est impossible de la peindre, non du fait de l'interdit social qui pèse sur elle, mais en raison d'un nœud émotionnel et affectif. Il y a là une rupture dans la peinture dont l'explication n'est pas psychanalytique mais tient au rapport à l'image, où la vérité est liée à la terreur. Le peintre y est, tel le témoin innocent d'un meurtre, coupable du seul fait du partage du regard. Ainsi Aouad ne pouvait il plus communiquer avec le monde que par l'image, mais ne pouvait pas partager les images des autres: solidaire et dépossédé du même coup. (...)