Charles Khoury : Je crains pour les jeunes artistes
L’Orient-Le Jour - Colette KHALAF, le 09 septembre 2020
Il n’a pas cessé de peindre durant cette période sombre. Sa colère, il la transforme en un jeu de couleurs pour mieux appréhender ce qui arrive, sans jamais laisser le désespoir l’emporter.
Charles Khoury : « Je préfère m’évader dans ma peinture. » Il peint et sculpte, toujours avec une palette multicolore. Des figures tribales primaires, voire préhistoriques, de bêtes et d’humains. Comme des hiéroglyphes modernes, un alphabet réinventé où il mélange les rêves du passé aux souvenirs du présent.
L’univers de Charles Khoury apparaît comme ludique, puisqu’il semble jouer avec les couleurs, mais une réflexion grave les traverse, tout en subtilité. C’est que l’artiste a trop de pudeur devant les malheurs des autres pour pouvoir les reproduire à sa manière. Ainsi, il ne laisse jamais son humeur déteindre sur son travail et ne veut surtout pas se poser en donneur de leçons. Aujourd’hui, alors que tout est bouleversé et qu’il n’y a que de la grisaille partout, comment travaille-t-il ? Comment traverse-t-il cette période ?
Un peintre peut-il continuer à travailler ? Est-il en état de peindre et en a-t-il les moyens ? Telles sont les questions qui s’imposent, sachant que les artistes, similaires à des éponges, absorbent en eux les turbulences de la vie.
Pour Charles Khoury, tous ceux qui sont dans le milieu de l’art ont un devoir de travailler car ils doivent être un flambeau d’espoir pour les autres.
L’artiste, cette éponge
Peintre et sculpteur, enseignant également les beauxarts à l’école Saint-Joseph de Antoura, il dit avoir vécu ces turbulences il y a longtemps. ll les a connues et confrontées durant la guerre du Liban. Quant à la révolution, « je n’ai pas attendu les autres pour faire la
mienne. Je me suis révolté il y a trente ans durant la guerre, confie-t-il. Contre toutes les illégalités, l’irresponsabilité et le manque de civisme. Contre ce qui est injuste, ce qui est pourri et corrompu. Mais surtout contre l’être humain qu’on voit souvent défiguré, cassé, brisé, dans ses oeuvres. Il y avait beaucoup de colère en moi, que je suis parvenu à contrôler par un questionnement intérieur et par un
long travail sur moi-même. Pour moi, le monde entier est pourri. Il ne s’agit pas seulement des gouvernants libanais (et d’une grande partie du peuple), mais de la planète entière qui est une jungle moderne. Je me suis donc inventé un monde à moi où je m’évade, celui de
l’art ». Et de poursuivre : « L’art (et dans mon cas la peinture) est un monde parallèle, presque irréel. C’est un monde de beauté. J’ai découvert que celle-ci était un remède à tout. »
Charles Khoury ne veut ni donner des leçons ni faire la morale. Il appelle à une introspection pour mieux se retrouver. « C’est là que commence la vraie révolution, à partir de soi. Car, malgré tout, j’aime le Liban et je ne compte pas le quitter. J’y ai bâti tous mes
souvenirs. Mais pour pouvoir être sain d’esprit et avoir l’énergie de poursuivre mes rêves, je préfère m’évader dans mon art. »
Ainsi, l’artiste avoue franchement qu’il n’a jamais autant vendu que maintenant. « Vous allez être surpris, dit-il, mais les gens investissent dans l’art, et je n’ai jamais été aussi prolifique. D’ailleurs, j’ai une exposition bientôt (en octobre) à Londres. » Sur un
autre plan, s’il avoue qu’il y a une cherté des produits et du matériel de peinture – « mais heureusement que j’ai pris mes précautions et j’en ai acheté une bonne quantité avant que ça ne renchérisse » –, sa pensée va aux jeunes artistes. « Je crains pour eux. Comment
vont-ils poursuivre le chemin qu’ils se sont tracé dans l’art ? Ils vont certainement avoir des problèmes à ce sujet-là, surtout que d’ici à un an, on prévoit une pénurie de certaines matières premières. »
Si Charles Khoury est réaliste dans le quotidien, quand il s’agit de peindre, il préfère plonger dans le surréalisme et ne pas reproduire la réalité en direct car elle ne peut être à 100 % authentique. « En peignant, je préfère ne pas montrer mon désespoir. Ce n’est pas notre rôle, à nous artistes, de le faire. C’est pourquoi je suis toujours dans la même vision, dans la même palette et dans le même univers pour essayer d’éclairer le regard des autres. J’avoue que la laideur est partout dans ce monde, mais il y a certainement un coin de beauté car la Terre et la nature sont belles. Il suffit de bien les regarder pour y trouver la beauté dans cette laideur. Une beauté qui guérit les
blessures. »