Portrait - Partitions de couleurs - Amine El Bacha
Portrait - Partitions de couleurs:
Rencontrer Amine el-Bacha, c'est oublier le mythe de l'artiste torturé, le génie en proie aux affres de la souffrance créatrice. L'homme et par conséquent l'artiste, dégage une forme inédite d'ironie radieuse, celle qui réussit à donner un caractère ludique aux incohérences de l'existence. Le bonheur de vivre transcrit picturalement, devient quasiment palpable et trouve dans la nature sans cesse reproduite sous toutes ses formes, même insolites, un sujet de prédilection intarissable.
"Prendre" la peinture...
Amine el-Bacha est né à Beyrouth en 1932 et a grandi au sein d'une famille où peinture et musique sont tellement liées qu'il va longtemps hésiter entre les deux. A quinze ans, il fit le choix de "prendre" la peinture, ce terme n'étant qu'une vaine tentative, d'indépendance envers un art qui ne peut que vous prendre. Une paire de sabots de jardin va lui servir de première toile et déterminer son goût pour les bois peints, paravents et boites à surprises.
La peinture, la musique, la littérature et la femme sont les quatre thèmes qui conduisent sa vie et son art, les uns se nourrissant de l'absence où de la présence des autres. L'université du beau qui transcende les frontières ainsi que les genres artistiques avec leurs innombrables moyens d'expression, imbriqués de manière indistincte, ont une seule finalité pour Amine el-Bacha: "donner la joie". Et lorsque surviennent ces moments qui pourraient être redoutables où le trait se perd et s'enlise dans l'impasse d'une toile inachevée, l'artiste abandonne ses pinceaux et laisse une plage ouverte aux mots qu'il affectionne. Il entre alors dans une période privilégiée d'écriture, imaginant des contes où la nostalgie du temps et des amours passées, ainsi que les rencontres inachevées - destins qui se croisent sans jamais se rencontrer - se mêlent au quotidien d'un réalisme cinématographique. Ses scénarios ont souvent pour décor les rues du Montparnasse des années soixante qu'il a fréquenté en tant qu'étudiant aux Beaux-Arts de Paris, la grande Chaumière et le café Select, quartier général des grands peintres de l'époque.
Et garder la musique
Dans cette famille d'artiste sur laquelle plane l'aura d'un oncle musicien, c'est le frère d'Amine el-Bacha qui choisira la musique. Quant à ce dernier, il ne s'en éloignera jamais vraiment et la transcrira inlassablement dans toutes ses peintures. Ses toiles sont tantôt construites comme des partitions, couvertes de signes à l'encre noire, calligraphie qui mêle les mots à une forêt de symboles, tantôt composées telles des symphonies, en séquences bien définies, comme dans la vie d'un arbre ou bien dans la rencontre. Ces œuvres lumineuses ont un rythme scandé par le jour et la nuit, l'aurore et le crépuscule, mais aussi par de petites fenêtres qui sont des tranches de vie, ouvertes sur des retrouvailles et des séparations, des naissances et des disparitions. La toile évolue par paliers, toujours caractérisée par une source de lumière nettement découpée, qui décidera à chaque fois de l'emplacement des zones d'ombre du tableau. Les fruits qu'il se plait à peindre sans se lasser, symboles des plaisirs gourmands de la vie, forment des tableaux qui sont comme des promesses de soleil, que le peintre refuse d'appeler "natures mortes".
La toile et l'infini
Le plaisir évident qu'Amine el-Bacha tire de la création, sa liberté d'expression et son goût évident pour la couleur vive et joyeuse nous font immédiatement penser au groupe Cobra créé dans les années cinquante. Il côtoiera en effet certains de ses membres comme Corneille et Alechinsky lorsqu'au début de la guerre libanaise, il obtint une bourse pour travailler à Macerata en Italie au sein de Fondation Centro. Il y restera quatre ans, effectuant des allers retours constants entre le Liban, la France, l'Italie et l'Espagne. En 1977, il lui fut demandé, ainsi qu'à trois autres peintures, une série de douze lithographies sur la poésie de Léopold Senghor publiée pour la première fois en italien. Cette série sera par la suite entièrement achetée par le musée de Amman.
L'aquarelle, avec sa spontanéité quasi enfantine aurait pu être le médium de prédilection de Bacha; mais c'eût été sans compter avec l'esprit facétieux et imprévisible du personnage qui voit par contre, dans la peinture à l'huile, le seul moyen de faire évoluer la perception qu'il a de son oeuvre. C'est à cause de cette idée du regard qui change au fil des jours, qu'il lui est arrivé de peindre une même toile pendant plusieurs mois et de prendre en photo les différentes phases de sa transformation. Ce processus, selon lui, pourrait se perpétuer à l'infini.
Eve et tous ses sortilèges
Vivre dans un harem est, pour Amine el-Bacha, le summum du bonheur. La fascination qu'il a pour l'univers féminin, ce mélange de sensualité et d'intelligence, transparaît dans le portrait de sa mère en grande confidence avec une amie, exposé il y a des années à Paris et publié dans Le Monde. La femme bénéficie de toute son indulgence, qu'elle soit généreuse, dessinée toute en courbe, alanguie et nue dans ces poses qui fascinent les hommes depuis la nuit des temps, ou bien malicieuse et légère tels ces oiseaux qui se posent un peu partout sur ses toiles. La femme-oiseau a souvent un bec rouge qui n'est autre qu'une invitation érotique au baiser. L'amour qu'elle inspire est ludique comme ces coeurs que le peintre dessine d'un trait, et versatile comme ces boîtes en bois qu'il construit et peint pour nous faire découvrir toutes les faces cachées et illimitées de la passion. Adam est faible et belliqueux et Eve, par contre, détient tous les pouvoirs. Quant au fruit, rond et juteux, il est toujours là, aussi irrésistible que le Désir.
Tout est prétexte à la création
Les périodes se succèdent tourmentées ou radieuses sans qu'on puisse donner une chronologie particulière au style d'Amine el-Bacha. S'il lui est arrivé de peindre des toiles résolument abstraites, le lien avec la nature n'est jamais absent dans le trait ou dans la couleur. Sa créativité ne connaît pas les limites d'un support ; le bois bien sûr en panneau ou en sculpture, mais aussi la céramique dans des tonalités méditerranéennes, les bijoux en or quasiment mythologiques, la tapisserie…
A l'occasion du Mois de la photographie au Liban, en 1998, il expérimente une démarche particulière avec un photographe libanais installé en Californie, Ghassan Kitmitté. Ce dernier imprime ses photos sur du papier aquarelle, laissant à Amine el- Bacha le loisir de créer autour d'elles des improvisations insolites. Cela donne des compositions un peu inquiétantes où des personnages et des symboles dessinés entrent ou sortent, on ne le saura pas vraiment, dans des images " vraies". Quelque chose de l'esprit de Bacha se trouve dans ce procédé qui démontre que le réel n'est pas ce qu'il est, et ceci est une évidence, mais qu'il laisse la place à d'innombrables opportunités d'y trouver des paradoxes. Un peintre libre de sa propre image qui trouve la lumière là où il regarde et le bonheur dans les plaisirs que donnent dans le désordre, le beau, le bon, les mots et les couleurs.