Nationalité: Libanaise
Il est élevé dans des écoles jésuites de Beyrouth où il apprend l'arabe, mais il reçoit une culture Française.
Il écrit ses livres en Français.
Comme son père avant lui, il deviendra journaliste après avoir fait des études de sociologie et sciences économiques. Il débutera sa carrière dans le magazine politique Al-Nahar.
En 1976, il quitte le Liban avec sa famille et devient rédacteur en chef de Jeune Afrique tout en gardant un métier de reporter. Ce qui l'amène à couvrir de nombreux événements, de la guerre du Vietnam à la révolution iranienne, et à parcourir pour des reportages une soixantaine de pays, soit l'Inde, le Bengladesh, l'Éthiopie, la Somalie, le Kenya, le Yémen et l'Algérie.
En 1985, après le succès des Croisades vues par les arabes, Amin Maalouf décide de se consacrer entièrement à l'écriture.
Il s'installe dans une petite maison de pêcheur sur l'île d'Yeu en Vendée.
"Quand on a vécu au Liban, la première religion que l'on a, c'est la religion de la coexistence " affirme Amin Maalouf.
L'Académie française a élu, jeudi 23 juin 2011, le successeur de l'anthropologue Claude Lévi-Strauss, mort en octobre 2009. Les "Immortels" ont désigné, dès le premier tour de scrutin, l'écrivain franco-libanais Amin Maalouf.
September 2023 - L’écrivain franco-libanais Amin Maalouf a été élu secrétaire perpétuel de l'Académie française, institution chargée de défendre et promouvoir la langue de Molière.
Voici une biographie plus détaillée...
Amin Maalouf - Autobiographie à deux voix (Extrait de l’entretien avec Egi Volterrani)
Nous nous connaissons depuis des années, mais vous m’avez rarement parlé de vous-même. Aujourd’hui, j’aimerais aller plus loin dans l’exploration biographique, tant pour moi, votre traducteur en Italie, que pour d’autres lecteurs. Nous n’allons pas suivre un ordre strictement chronologique, mais commençons tout de même par le commencement, par votre naissance, son lieu, sa date...
Je suis né le 25 février 1949, à Beyrouth, même si ma carte d’identité libanaise mentionne un autre lieu de naissance, Machrah, le village familial. Il s’agit, en l’occurrence, d’une fiction coutumière; au Liban, on est toujours inscrit sur les registres de son lieu d’origine, et c’est là qu’on vote, même si l’on n’y a jamais habité.
Plutôt citadin, donc...
Au Liban, il y a une double dichotomie entre village et ville, et entre montagne et littoral. Une dichotomie qui se manifeste de curieuse manière en chacun d’entre nous — et certainement en moi. Durant toute mon enfance et ma jeunesse, j’ai toujours passé les neuf mois d’hiver sur la côte, à Beyrouth, et seulement deux ou trois mois d’été au village, dans la montagne. Pourtant, j’ai toujours éprouvé à l’égard du village un grand attachement et un profond sentiment d’appartenance, alors que je n’ai jamais rien éprouvé de semblable à l’endroit de Beyrouth. J’avais constamment le sentiment d’y habiter pour des raisons de commodité, mais d’avoir laissé le cœur ailleurs. Dans mes écrits, cette ville est quasiment absente, comme si je n’avais fait que la traverser sans y avoir jamais vécu, alors que le village et la montagne sont bien présents.
Pour quelle raison?
Il me semble que mon milieu familial m’a transmis depuis toujours sa propre nostalgie de la montagne. Quand mon père et ma grand-mère maternelle, dont j’étais très proche, évoquaient leur enfance, c’était toujours au village, et même si ma propre enfance ne s’est pas passée physiquement dans la montagne, ou très peu, mon enfance imaginaire s’est toujours située "là-haut". La famille de mon père a vécu au village jusqu’aux années 1930. Mon grand-père y avait fondé une école et, à sa mort, sa veuve en avait pris la direction. L’enseignement a toujours été la priorité absolue dans notre famille, mon arrière-grand-père était déjà directeur d’école, vers 1870 !
Lorsque mon père et certains de ses frères et sœurs furent en âge d’entrer à l’université, leur mère décida de fermer la petite école villageoise pour les emmener tous en ville. Elle loua un appartement au voisinage de l’A.U.B., l’Université américaine de Beyrouth, où tous ses enfants, garçons et filles, allaient être successivement étudiants puis professeurs.
Par certains côtés, cet exode vers la cité était un progrès; mais par certains autres côtés, c’était un arrachement. Il m’arrive de penser qu’il a été plus facile pour moi de passer de Beyrouth à Paris que, pour mon père, de passer du village à Beyrouth. Pourtant, notre village est tout juste à quarante kilomètres de la ville. Au Liban, les distances objectives sont toujours infimes, mais les vraies distances, les distances intérieures, sont considérables. Parfois, d’une vallée à l’autre, on a le sentiment d’avoir franchi un océan.
Vous avez dit que toute la famille de votre père avait quitté le village pour venir s’installer précisément au voisinage de l’Université américaine. Mais vous, vous écrivez en français, et je suppose que vous avez fait vos études dans cette langue...
La raison de ce "détournement" se trouve du côté de ma mère, dont la famille était de tradition francophone, et catholique.
Alors que votre famille paternelle était anglophone et protestante...
C’est plus compliqué que cela. Dans ma famille paternelle, plusieurs traditions étaient présentes, et certains conflits se poursuivent jusqu’à ce jour... Si je devais expliquer les choses succinctement sans cesser d’être intelligible, je devrais d’abord parler un peu plus de ma grand-mère paternelle, que je viens de mentionner, celle qui fut directrice d’école au village, et qui est certainement l’une des personnes qui ont le plus influencé ma vie. J’ai toujours eu une grande dévotion pour elle, et nous nous sommes beaucoup parlé puisqu’elle est morte à 91 ans. Elle était fille d’un prédicateur presbytérien... Oui, je sais, c’est assez étrange de découvrir un prédicateur presbytérien dans un village de la montagne libanaise au XIXe siècle. La chose paraîtra encore plus étrange si je révélais que le père de cet ancêtre était un curé catholique... Pour faire les choses courtes, je dirai que ce curé, mon arrière arrière grand père, avait envoyé son fils dans une école au sud du Mont-Liban, sans se douter qu’il allait y rencontrer des missionnaires protestants qui aspiraient à convertir les élèves... J’ai évoqué indirectement ces événements familiaux dans un livre publié en 1993, "Le Rocher de Tanios".
Inutile de dire que, pour les villageois catholiques, cette branche de notre famille paraissait quelque peu suspecte, pour ne pas dire démoniaque. Et lorsque mon père avait commencé à fréquenter ma mère et qu’il l’avait demandée en mariage, la première condition qu’elle avait posée c’était que leurs enfants aillent à l’école catholique et non chez les Américains protestants. C’est ainsi que je me suis retrouvé chez les Pères Jésuites, et mes trois sœurs à l’école des Sœurs de Besançon...
Votre père a accepté cette exigence ?
Je crois que mon père ne se sentait à l’époque ni catholique ni protestant. Il se sentait simplement amoureux...
Votre mère venait du même village ?
Quasiment. Son village est collé à celui de mon père; entre les maisons de mes deux grands-pères, il y a à peine trois minutes de marche à travers champs... Mais en disant cela, je ne décris que l’apparence des choses, car mon grand-père maternel avait quitté le pays quand il était encore adolescent; il avait émigré en égypte, où il allait passer toute sa vie, et où se trouve aujourd’hui sa tombe. Il ne revenait au village qu’en été pour fuir les chaleurs de la vallée du Nil.
Ma mère est née à Tanta, une ville du Delta. C’est là que mon grand-père s’était établi, et c’est là que, vers la fin de la première guerre mondiale, il avait fait la connaissance de la jeune fille qui allait devenir sa femme. Il se prénommait Amin, et elle, Virginie. Elle parlait l’arabe avec un fort accent turc. Elle venait d’arriver avec sa famille d’Istanbul, où elle était née, et où son père avait été juge. C’est à l’époque des massacres de 1915 qu’ils étaient partis pour l’égypte. A cause d’un drame précis, dont les circonstances n’ont jamais été élucidées : un frère de ma future grand-mère avait été tué, et la famille entière avait décidé de tout quitter du jour au lendemain, pour s’exiler. Ma mère m’a toujours parlé de cette grande maison familiale à Istanbul qu’il avait fallu abandonner précipitamment pour mettre la famille à l’abri, mais qui était toujours "à nous" — du moins moralement. Lorsque, dans les années 1990, mon éditeur turc m’a invité dans cette ville, je m’étais promis de retrouver cette maison, qu’on m’avait toujours décrite comme un palais, mais je l’ai cherchée trop mollement, peut-être n’avais-je pas vraiment envie de la retrouver... Pour moi, Istanbul, ou Constantinople comme je m’obstine à l’appeler, est une de mes patries originelles, et j’ai toujours voulu la garder à l’écart du monde réel. Quelqu’un m’a fait remarquer un jour que cette ville était la seule que je mentionnais dans chacun de mes livres, sans exception...
Constantinople demeure pour moi la première maison abandonnée...
Je ne peux m’empêcher de relire, dans les premières pages des échelles du Levant, ces paroles d’Ossyane:
"Ma vie a commencé, dit-il, un demi-siècle avant ma naissance, dans une chambre que je n’ai jamais visitée, sur les rives du Bosphore. Un drame s’est produit, un cri a retenti, une onde de folie s’est propagée, qui ne devait plus s’interrompre. Si bien qu’à ma venue au monde, ma vie était déjà largement entamée."
à la lumière de ce que vous venez de dire, je comprends mieux...
Vous voyiez déjà la porte, et maintenant vous voyez aussi la clé, d’une certaine manière... Il y a, bien entendu, mille portes et mille clés. Les romans sont des miroirs déformants, ou embellissants, mais ce sont quand même des miroirs.
Ma vie a constamment été accompagnée par le souvenir des maisons que les miens puis moi-même avons été forcés de quitter. Durant mon enfance, ma mère me parlait de "notre" maison sur le Bosphore dont sa propre mère lui avait communiqué la nostalgie, puis de "notre" maison en égypte. Car entre ma naissance, en 1949, et le moment où j’ai commencé à comprendre le monde qui m’entourait, "nous" avions perdu aussi l’égypte, qui était alors ma seconde patrie, et par certains côtés, presque la première...
C’est au Caire que mes parents s’étaient mariés en décembre 1945, et même si je suis né à Beyrouth, ma mère m’avait "ramené" au Caire lorsque j’avais juste 28 jours... Une bonne partie de ma petite enfance s’est passée là-bas, mais je n’en garde aucun souvenir, rien qu’une grande frustration. En décembre 1951, mon grand-père est mort; trois semaines plus tard, eurent lieu les fameux incendies du Caire, — je ne sais pas si les livres d’Histoires s’en souviennent, mais les miens en parlent encore —, des émeutes gigantesques, destructrices et meurtrières, d’inspiration nationaliste et xénophobe, qui firent comprendre soudain à ma famille maternelle, qui jusque-là s’était sentie égyptienne, qu’elle serait à jamais étrangère dans son pays et qu’elle devrait se préparer à l’abandonner. Bientôt, "nos" biens furent confisqués, ou mis sous séquestre. Le dernier souvenir que je garde de cet épisode de notre histoire familiale est celui d’un voyage effectué au Caire avec ma mère lorsque j’avais huit ans, au cours duquel elle avait ramassé dans la maison de son enfance quelques objets personnels, avant de dire adieu. De plusieurs décennies de bonheur en égypte je ne garde que le souvenir de cette maison sombre où je n’osais m’attacher à rien.
Moi-même, depuis, j’ai dû quitter une maison, un pays, et plutôt que de me lamenter, je préfère cultiver un air de détachement nomade, que je m’efforce de sublimer en rêve d’universalité.
Mais la blessure est là...
Oui, même si la douleur est oubliée, la blessure est là, que les événements ou les remords intimes se chargent de réveiller quand elle commence à se cicatriser.
Si je devais me plier au jeu de la confession, je devrais en toute logique révéler les diverses facettes de ma blessure. Sans doute le ferai-je un peu, au fil de mes réponses, mais je ne promets pas la vérité entière. Une blessure ne se proclame pas, elle se ressent, elle se devine; entre elle et celui qui la porte, c’est un jeu perpétuel de trahisons réciproques et d’aveux trompeurs. Il arrive qu’on révèle pour mieux dissimuler, et qu’on dissimule pour mieux dénoncer...
Souvent les écrivains exilés parlent de blessure...
Ce n’est pas sans raison. C’est cela qui détermine le passage à l’écriture. L’encre, comme le sang, s’échappe forcément d’une blessure. Généralement, d’une blessure d’identité — ce sentiment douloureux de n’être pas à sa place dans le milieu où l’on a vu le jour; ni d’ailleurs dans aucun autre milieu.
Mais je ne crois pas que cela concerne uniquement les écrivains de l’exil. A moins d’inclure dans cette catégorie tous ceux qui sont exilés dans leur propre pays, dans leur propre maison, et aussi dans leur propre corps. La blessure intime peut avoir, selon les personnes, des origines très diverses, liées à la peau, à la nationalité, à la religion, à la condition sociale, aux rapports familiaux, à la sexualité, etc. Pour moi, elle est d’abord liée à ce sentiment, acquis depuis l’enfance, d’être irrémédiablement minoritaire, irrémédiablement étranger, où que je sois. D’où cette rage à vouloir que le monde entier ne soit fait que d’étrangers et de minoritaires.
J’aimerais lire, à ce propos, encore un passage d’un de vos livres, les dernières lignes de "Léon l’Africain":
"à Rome, tu étais ’le fils de l’Africain’; en Afrique tu seras ’le fils du roumi’. Où que tu sois, certains voudront fouiller ta peau et tes prières. Garde-toi de flatter leurs instincts, mon fils, garde-toi de ployer sous la multitude! Musulman, juif ou chrétien, ils devront te prendre comme tu es, ou te perdre. Lorsque l’esprit des hommes te paraîtra étroit, dis-toi que la terre de Dieu est vaste, et vastes Ses mains et Son cœur. N’hésite jamais à t’éloigner, au-delà de toutes les mers, au-delà de toutes les frontières, de toutes les patries, de toutes les croyances.
"Quant à moi, j’ai atteint le bout de mon périple, je n’ai plus d’autre désir que de vivre, au milieu des miens, de longues journées paisibles. Et d’être, de tous ceux que j’aime, le premier à partir. Vers ce Lieu ultime où nul n’est étranger à la face du Créateur."
Comment est né chez vous ce sentiment d’être "irrémédiablement étranger" ?
Cela remonte si loin que je suis tenté de croire que je le porte depuis la naissance. Mais ce serait inexact. Il me semble que durant la première enfance, un garçon dans une société orientale a plutôt l’impression d’être le maître du monde, et promis à tous les honneurs. Peu à peu, il sort du cocon familial pour affronter le monde réel, et il découvre alors toutes les cloisons que la vie a élevées devant lui.
Pour moi, l’une des premières frustrations est venue dans le domaine politique. étant né dans une maison de journaliste, où l’on suivait l’actualité de très près, et où la préoccupation politique était omniprésente, j’avais eu dans ma jeunesse le désir de m’engager dans cette voie. Très vite, j’ai compris que dans la répartition des places entre les diverses communautés, une personne appartenant à un groupe très minoritaire tel que le mien était condamnée à ne jouer sur cette scène qu’un rôle très mineur, tout juste celui de figurant. Aussi bien au Liban que dans l’ensemble du monde arabe, où les miens étaient cent fois plus minoritaires encore. Ma réaction, à quinze ans, fut une révolte contre le système communautaire, contre toute forme de communautarisme, contre toute forme de discrimination. A dix-sept ans, je recevais déjà chez moi, c’est-à-dire dans l’appartement de mes parents, les dirigeants de l’ANC sud-africaine, dont son président, Oliver Tambo, qui était alors un fugitif timide et moustachu. Tout ce qui ressemblait à une discrimination liée à la couleur, à la religion, au rang social, au sexe, ou à toute autre raison m’a toujours été insupportable, et je sais en mon for intérieur que les racines de ce sentiment se trouvent dans ma révolte d’adolescent contre mon statut de minoritaire. Cette rage n’a pas diminué depuis... Elle est présente dans chaque regard que je porte sur le monde, et dans chaque ligne que j’écris...
Il n’est peut-être pas inutile de préciser les données de cet état de minoritaire. Pour beaucoup d’Occidentaux, le seul fait qu’un arabe soit chrétien est déjà presque incongru...
Pas seulement pour les Occidentaux. Dans les pays arabes où il n’y a pas d’importantes communautés chrétiennes locales, et surtout dans ceux où les chrétiens étaient traditionnellement des colons Européens, tel l’Algérie, un Arabe est forcément musulman. Dans les pays du Levant, on sait que la réalité est plus complexe, on ne s’étonne pas que la femme de Yasser Arafat soit chrétienne, qu’un haut dignitaire irakien soit catholique chaldéen, ou que le président du Liban soit maronite. Il faut se rappeler que cette région a été chrétienne très tôt, bien avant l’Europe, et que ce sont justement des missionnaires levantins qui ont converti l’Europe. L’Occident s’est approprié le christianisme, et il n’est pas inutile de lui rappeler parfois que ni Jésus ni Marie ni Pierre ni Paul ni Jean ni Marc ni Augustin ne sont nés sur les bords du Tibre.
Avec l’émergence de l’islam, au septième siècle, la nouvelle religion s’est répandue du Maghreb et de l’Andalousie jusqu’aux Indes, et les deux autres religions monothéistes se sont affaiblies. Mais il ne faut pas s’imaginer qu’il y a eu une islamisation immédiate et totale, loin de là. Si la conquête militaire a été fulgurante, — un immense empire s’est constitué en quelques décennies, abattant toute autre puissance sur son passage —, les conversions n’ont pas du tout suivi le même rythme. Du temps où la Syrie était le siège de la première grande dynastie de Califes, les Omeyyades, sa population était probablement encore à majorité chrétienne. Il y a même eu des conversions dans les deux sens. La famille de ma mère, aujourd’hui résolument catholique, est probablement d’origine musulmane, convertie au christianisme il y a trois ou quatre cents ans.
Dans ma famille paternelle, on se considère comme descendant d’une grande tribu originaire du sud arabique, les Ghassanides, devenus chrétiens très tôt, peut-être au deuxième siècle, et qui ne se sont jamais convertis massivement à l’islam. La mythologie familiale voudrait que notre tribu se soit alliée aux musulmans lors de la conquête arabe, mais en gardant sa propre foi.
Traditionnellement nomades et pasteurs, mes ancêtres se sont sédentarisés tardivement, vers le XVIe siècle, pour peupler cette partie de la montagne où se trouvent encore nos villages. Ils sont venus en groupe, et continuent à avoir jusqu’à présent des réflexes de tribu. Jusqu’à la génération de mon grand-père, ils se mariaient surtout entre eux, vivaient dans leurs villages, dans leurs quartiers.
Tout cela pour dire qu’ils se sont toujours affirmés à la fois arabes et chrétiens. Ce qui ne les a pas empêchés de se sentir constamment à l’étroit, mal à l’aise, mal dans leur peau, étant doublement, et parfois triplement, minoritaires : minoritaires en tant que chrétiens dans un monde arabe très majoritairement musulman; puis minoritaires dans un état, le Liban, constitué comme une fédération de communautés religieuses mais où eux-mêmes appartenaient à des rites très minoritaires (grecs catholiques, grecs orthodoxes ou protestants); et minoritaires enfin lorsqu’ils émigraient dans des pays où la population est pourtant chrétienne, comme en Amérique latine, car alors ce n’était plus leur religion qu’on voyait mais leur langue ou leur nationalité d’origine, et on les appelait "arabes" ou "turcs"...
Pardon pour une si longue réponse à une question brève, mais il fallait que ces choses soient un peu explicitées...
Bien sûr... Mais nous avons un peu bouleversé la chronologie. Revenons-y un peu, si vous voulez bien... Oublions un peu les origines lointaines, le passé collectif, pour nous rapprocher de vous. Où se passent les premières années de votre vie ?
A Beyrouth, dans le quartier appelé Ras-Beyrouth, Ras voulant dire "cap". C’est effectivement la partie de la ville qui s’avance le plus dans la mer; c’est aussi le quartier le plus cosmopolite de la ville. Il s’est constitué à partir du XIXe siècle autour de l’Université américaine; c’est là qu’habitaient traditionnellement les étrangers, c’est là que se trouvaient presque tous les hôtels, les restaurants, etc.
Nous habitions au premier étage d’un petit immeuble. Derrière nous, il y avait une ancienne prison ottomane, dite prison de la Citadelle. Dans mon enfance, elle était encore en activité, et je me souviens que mes parents avaient toujours peur qu’un meurtrier s’évade et vienne se réfugier chez nous. Autour de la maison, lorsque nous nous étions installés, il y avait encore des champs cultivés, et je vois toujours avec les yeux de la mémoire les paysans qui labouraient à l’endroit où s’élèvent aujourd’hui de hauts buildings. Les champs étaient bordés d’une haie de figues de barbarie...
C’est au milieu des années 1950 que ce quartier s’est développé. Un jour, un supermarché s’est construit, chose inhabituelle dans le Beyrouth de l’époque. Le propriétaire devait être un riche émigré du Venezuela, puisque le magasin s’est appelé Caracas market; bientôt, tout le quartier s’est appelé "Caracas"... Non loin de nous, il y avait le grand phare de Beyrouth, et du temps où les immeubles étaient rares, ses feux balayaient constamment les murs de ma chambre, projetant des figures étranges. Je ne me souviens pas d’avoir été lassé de ce cinéma permanent...
Dans ce quartier s’étaient installées à partir de 1948 plusieurs familles de la bourgeoisie palestinienne; dans notre immeuble, au rez-de-chaussée — le meilleur des étages puisqu’il avait un beau jardin —, il y eut successivement deux familles chrétiennes palestiniennes. Dans la première, le père se prénommait Athanase; dans la deuxième, la mère était danoise, et les enfants portaient chacun deux prénoms, l’un arabe, l’autre européen.
Jusqu’à présent, alors que j’ai tant de fois changé de lieu d’habitation, et de pays, la plupart de mes rêves ont encore pour cadre cette maison que j’ai quittée à l’âge de treize ans. Lors de mon dernier voyage à Beyrouth, je suis passé devant, pour découvrir qu’elle avait été rasée...
En 1962, nous avions déménagé de cet appartement pour nous installer dans un autre, trois fois plus vaste, et équipé du chauffage central — ce qui n’était pas le cas de l’ancien. Nous avions également changé de quartier. Sur le moment, j’étais ravi. Mais aujourd’hui, j’ai un pincement au cœur. Nous avions quitté un quartier cosmopolite pour un quartier essentiellement peuplé de chrétiens. C’était un peu comme si nous avions anticipé, sans le vouloir, sur la guerre à venir, au cours de laquelle la plupart des gens furent tentés de se replier sur leurs "ghettos" communautaires. Dans l’esprit de mes parents, ce n’était pas du tout cela. Ce changement correspondait plutôt chez eux à de nouvelles ambitions professionnelles et sociales. Mon père, qui était un journaliste très connu, et qui écrivait l’éditorial le plus lu de la presse libanaise, avait voulu créer son propre journal.
Le nouvel appartement était somptueux, cinq cents mètres carrés avec des boiseries, des tapisseries d’Aubusson, d’immenses tapis persans, et on y organisait de grands dîners auxquels assistait le premier ministre de l’époque, et divers dignitaires libanais ou étrangers. Moi, dans ma chambre, qui donnait sur un superbe jardin bordé de bougainvillées, je lisais Marx et je recevais des réfugiés sud-africains ou érythréens... C’était parfaitement caricatural, mais ce qui se passait au salon et dans ma chambre étaient les deux faces d’une même réalité. D’ailleurs, lors des réceptions officielles je portais costume et cravate et j’étais flatté de bavarder avec un ministre ou un ambassadeur.
Un minoritaire oscille constamment entre le désir d’être reconnu et le désir de hurler sa révolte à la face du monde. Aujourd’hui encore, ces deux tentations coexistent en moi, et je ne cherche même plus à arbitrer entre elles...
Mais pour en revenir à mon adolescence, et au changement de quartier, je ne m’y suis jamais acclimaté. Ras-Beyrouth était un lieu de brassage intellectuel et humain, où l’on côtoyait sans cesse des gens de toutes confessions, de toutes origines, et de toutes conditions sociales; nos voisins immédiats, je l’ai dit, étaient palestiniens, et les meilleurs amis de mes parents étaient musulmans, et nassériens de surcroît, alors que nos biens en égypte venaient justement d’être confisqués par Nasser. J’ai le souvenir de grosses discussions vespérales, où le ton montait, mais quand venait le samedi, et que ces amis partaient pour leur maison dans le sud du pays, je partais avec eux.
à l’inverse, le quartier de mon adolescence était presque exclusivement habité par des chrétiens. Je n’ai jamais renié mes appartenances, et le christianisme en fait partie, ne serait-ce que sociologiquement et intellectuellement. Mais je n’ai pas beaucoup de sympathie pour les sociétés monochromes où l’on parle sans retenue de "nous" et des "autres". Je n’ai jamais senti que j’appartenais exclusivement à un "nous", quel qu’il soit; et les "autres", pour moi, ne sont jamais totalement "autres". Je me méfie des communautés fermées, des tribus, des nations, je me méfie des foules et des majorités, qu’elles soient bruyantes ou silencieuses. A l’inverse, j’ai spontanément de la tendresse pour ceux qui sortent du rang, qui s’écartent, qui se rebellent, et même parfois pour ceux qui trahissent...
Il me semble que tout cela découle naturellement de mon état de minoritaire.
En ces années de jeunesse, est-ce que vous aviez commencé à écrire ?
J’avais déjà l’envie d’écrire, et j’avais même fait quelques tentatives. Mon premier article de journal, qui n’a jamais été publié, je l’avais donné très solennellement à mon père lorsque j’avais six ans. Je me souviens encore du sujet, et de mon application à l’écrire. Je me souviens aussi de mon père en train de m’expliquer les fautes que j’avais commises. Il ne m’avait pas dit clairement qu’il ne le publierait pas, il espérait sans doute que je finirais par oublier. Je n’ai jamais oublié, la preuve! Mais je ne lui en ai plus reparlé. Je rapportais dans cet article un phénomène qui m’avait fasciné : un élève anglais était venu dans mon école. A son arrivée, il ne parlait pas un mot d’arabe, mais au bout de quelques mois, il parlait aussi bien que nous... Déjà mon obsession des "passerelles" à bâtir entre les cultures !
Malgré cette première déception, je n’ai jamais douté du fait que je travaillerai dans l’écriture. A vrai dire, dans ma famille, les horizons du travail étaient extrêmement délimités : travailler, c’était écrire, ou enseigner; toute autre voie était impensable...
Etc… Etc…
Dans quelles circonstances avez-vous quitté le Liban ?
Je suis parti très tôt, parce que la guerre du Liban s’est occupée très tôt de moi, si j’ose dire. Le premier incident grave, celui que l’on a coutume de considérer comme le point de départ de la guerre, s’est déroulé sous ma fenêtre, devant mes yeux. Il est rare que l’on soit le témoin oculaire d’un événement majeur dans l’histoire de son pays; ce fut mon cas, ce jour-là. C’était le 13 avril 1975, et je rentrais d’un long voyage en Asie. En tant que journaliste spécialisé dans les affaires internationales, j’avais été invité par l’Unicef au Bangladesh, nouvellement indépendant, pour rendre compte d’un événement dont l’organisation internationale était fière : l’éradication de la variole. Me rendant pour la première fois dans cette partie du monde, j’en avais profité pour demander, par l’intermédiaire de l’ambassade de l’Inde à Beyrouth, un rendez-vous avec le premier ministre Indira Gandhi; puis, constatant que les événements du Vietnam connaissaient une aggravation soudaine, j’avais également décidé de me rendre à Saigon pour découvrir de près la guerre du Vietnam. J’aurais bien des choses à raconter sur les étapes de ce voyage effectué à 26 ans, mais je me contenterai de dire ici qu’après un séjour inoubliable à Saigon, qui était sur le point de tomber, je m’étais rendu à New Delhi pour un rendez-vous tout aussi inoubliable avec la merveilleuse Mme Gandhi dans son bureau au parlement; avant de rentrer au Liban par le vol Panamerican 001, qui décollait le 12 avril au soir, faisait escale à Karachi puis à Téhéran, avant d’atteindre Beyrouth le 13 avril au petit matin.
J’habitais à l’époque, avec Andrée, ma femme, et notre fils aîné, dans une banlieue populaire de la capitale, appelée Aïn-el-Rommaneh. J’étais chez moi depuis quelques heures à peine, lorsqu’une dispute avait éclaté dans la rue. Regardant par la fenêtre de notre chambre à coucher pour voir ce qui se passait, nous avions remarqué, ma femme et moi, un autobus arrêté à un carrefour, avec un homme debout dans l’encadrement de la portière qui discutait vivement avec des personnes qui lui barraient la route. Soudain, des coups de feu ont retenti. Nous nous sommes protégés derrière le mur de notre chambre pendant quelques dizaines de secondes; puis lorsque la fusillade s’est arrêtée, nous avons regardé à nouveau. Il y avait plusieurs cadavres dans la rue. J’en ai vu sept ou huit, mais la presse du lendemain a parlé de vingt-six morts, au total, si mes souvenirs sont bons. Le pays était désormais en état de guerre, et pour longtemps. Le soir même, le quartier a été bombardé en représailles; et, avec ma famille, ainsi que des amis qui étaient venus nous rendre visite, j’ai dû passer la nuit dans le sous-sol transformé en abri. Dès le lendemain, nous avons fui notre appartement, devenu périlleux.
Encore une maison abandonnée...
Et vous êtes parti avec votre famille en France...
Oui, mais pas tout de suite. Je suis d’abord allé me réinstaller chez mes parents, jusqu’à ce que leur propre quartier soit devenu également inhabitable. J’ai logé ensuite quelque temps dans un hôtel proche du journal, pour pouvoir continuer à travailler. Enfin, je suis "rentré" au village, pour y passer, pour la première fois de ma vie, un hiver. Avec ma femme, nos enfants — le deuxième venait de naître —, ainsi que mon père, ma mère, mes sœurs, ma belle-mère, et aussi ma grand-mère. Nous étions tous inquiets, désemparés, mais, quand j’y repense vingt-six ans plus tard, ce fut un merveilleux moment de retrouvailles, qui allait être le dernier.
Je suis resté là pendant des mois à écouter la radio jour et nuit, et au loin les bruits des explosions. Je n’allais plus au journal, et à vrai dire, je ne savais plus quoi faire de ma vie. J’écrivais un peu... Au coucher du soleil je sirotais un whisky sur la terrasse en contemplant au loin la mer; on la voit par temps clair, bien que le village soit à 1200 mètres d’altitude. La seule chose dont j’étais sûr, c’est que je ne voulais en aucune manière prendre parti avec une faction ou avec l’autre, je détestais cette guerre et tous ceux qui la menaient. Je n’avais plus rien en commun avec eux. Dans ma maison, celle là même où ma grand-mère était née à la fin du dix-neuvième siècle, j’avais retrouvé une fragile sérénité, mais je ne pouvais passer le restant de ma vie à guetter des explosions lointaines. Un soir, j’ai compris qu’il fallait partir.
Pendant que vous parliez, je cherchais dans le Rocher de Tanios un passage qui évoquait cette même scène... Je lis :
"On pourrait imaginer qu’à l’issue de sa conversation avec le muletier, qui l’aurait une fois de plus exhorté à quitter sa Montagne, le jeune homme hésitait. On pourrait même énumérer les raisons qui avaient pu l’inciter à partir et celles, au contraire, qui auraient dû le retenir... A quoi bon? Ce n’est pas ainsi que se prend la décision de partir. On n’évalue pas, on n’aligne pas inconvénients et avantages. D’un instant à l’autre, on bascule. Vers une autre vie, vers une autre mort. Vers la gloire ou l’oubli. Qui dira jamais à la suite de quel regard, de quelle parole, de quel ricanement, un homme se découvre soudain étranger au milieu des siens? Pour que naisse en lui cette urgence de s’éloigner, ou de disparaître.
"Sur les pas invisibles de Tanios, que d’hommes sont partis du village depuis. Pour les mêmes raison? Par la même impulsion, plutôt, et sous la même poussée. Ma Montagne est ainsi. Attachement au sol et aspiration au départ. Lieu de refuge, lieu de passage. Terre du lait et du miel et du sang. Ni paradis ni enfer. Purgatoire."
Et quelques paragraphes plus loin :
"Tant de choses s’étaient passées; le village avait connu, depuis l’époque pas si lointaine de mon grand-père, tant de déchirements, de destructions, tant de meurtrissures, qu’un jour je finis par céder. Je murmurai pardon à tous les ancêtres et, à mon tour, je montai m’asseoir sur ce rocher.
"Par quels mots décrire mon sentiment, mon état? Apesanteur du temps, apesanteur du cœur et de l’intelligence.
"Derrière mon épaule la montagne proche. A mes pieds la vallée d’où monteraient à la tombée du jour les hurlements familiers des chacals. Et là-bas, au loin, je voyais la mer, mon étroite parcelle de mer, étroite et longue vers l’horizon comme une route."
Ai-je tort de faire le rapprochement avec ce que vous venez de dire ?
Non, vous avez raison. Le "rocher" de mon roman, s’il fallait lui donner une existence matérielle, ce serait très exactement la terrasse de notre maison familiale. Quand je venais m’y asseoir, au cours des longues journées de guerre, il y avait effectivement la montagne à l’arrière, à mes pieds la vallée d’où montaient les hurlements des chacals, et au loin la mer.
Et un soir, donc, j’ai compris qu’il fallait partir. Le lendemain même, — c’était très exactement le 16 juin 1976 —, je suis allé au port de Jounieh, j’ai pris le premier bateau pour l’île de Chypre, et de là je me suis envolé vers la France, trois jours plus tard.
Etc… Etc…
Vous avez la réputation de vivre en ermite lorsque vous écrivez...
C’est la vérité. J’ai un petit bureau dans une petite maison sur une petite île de l’Atlantique. Je m’y enferme plusieurs mois par an pour écrire. Je ne publie pas exagérément, un livre tous les deux ou trois ans, mais j’écris beaucoup, et j’ai constamment de nombreux projets en cours.
Et vous travaillez sur plusieurs livres à la fois...
Pas simultanément, alternativement. Il m’arrive de travailler deux ou trois mois sur un roman, puis, épuisé, parce que je travaille sept jours sur sept et dix heures par jour, j’éprouve le besoin de m’interrompre, de prendre du recul par rapport au sujet, au texte déjà écrit. Alors, au lieu de m’arrêter de travailler, je change de sujet. Je range tout ce qui concerne le livre en cours dans un pan de ma bibliothèque, j’ouvre un autre dossier, je navigue sur une autre rivière, dans un autre paysage, entouré d’autres personnages. Et, du jour au lendemain, j’oublie ma fatigue, ma lassitude. Comme si, pour se reposer, il suffisait de changer de fatigue. Pour moi, en tout cas, l’effet est immédiat, presque miraculeux. Je retrouve une énergie nouvelle, une lucidité nouvelle.
Je n’abuse pas de ce procédé, deux ou trois fois par an, tout au plus. Et il est rare que je me plonge dans un "chantier" de livre pendant moins de deux mois, alors qu’il m’arrive souvent de travailler sept ou huit mois sur un même sujet d’une seule traite. Je ne m’impose rien à l’avance, je navigue selon mon sentiment du moment. Mais il est vrai qu’il y a constamment dans mes dossiers quatre ou cinq livres partiellement écrits, en attente d’être remis sur la table. Certains attendent ainsi depuis huit ou neuf ans... Et je ne compte pas les projets pour lesquels j’ai seulement pris des notes sans vraiment commencer à écrire. Il doit y en avoir soixante, ou plus, je n’en sais rien.
Etc… Etc…
Je vous ai entendu dire parfois que vous aviez de la nostalgie pour les empires du passé, l’Empire austro-hongrois, par exemple, ou même l’Empire ottoman...
Je ne nierai pas que j’ai une certaine nostalgie pour ces vastes entités territoriales qui regroupaient des peuples nombreux et divers. Ce brassage a produit certains de ces moments précieux et fragiles qui donnent tout son sens à l’aventure humaine; je pense en particulier à l’âge d’or que connut Vienne à la fin du XIXe siècle.
Cela dit, je n’ai aucune affection particulière pour ces monarchies en tant que telles, même si je suis persuadé qu’elles valaient cent fois mieux que les états ethniques qui ont été bâtis sur leurs décombres, que ce soit en Europe centrale, dans les Balkans ou dans le monde arabe. Qu’il s’agisse de l’Empire des Habsbourg ou de celui des Ottomans, ce pour quoi j’éprouve de la nostalgie n’est évidemment pas l’aspect impérial, c’est le brassage des peuples, des langues et des croyances, cette merveilleuse alchimie humaine qui a fini par succomber, victime des nationalismes grands et petits... Avec, pour conséquence, une interminable litanie de guerres, de massacres, de tyrannies et de déchirements... Alors que ces vastes empires étaient en voie de se transformer en monarchies constitutionnelles! Oui, j’aurais aimé connaître ça !
Mais je ne me complais pas dans la nostalgie, et je n’ai pas besoin d’avoir les yeux rivés sur le passé pour observer un tel brassage, une telle alchimie humaine. Après tout, l’Europe en construction, avec ses dizaines de peuples différents, ses dizaines de langues, n’est-elle pas la version moderne du vieil empire austro-hongrois? Bien plus vaste encore, plus bigarrée, plus démocratique, et incomparablement moins fragile! C’est probablement l’un des projets les plus ambitieux et les plus prometteurs de l’Histoire; et, de mon point de vue, l’une des rares raisons objectives d’espérer en l’avenir.
Vous semblez avoir une très haute idée du modèle européen, comme s’il était animé par l’humanisme universaliste, par l’esprit de la Renaissance et des Lumières. Mais on peut aussi penser que le projet européen restera essentiellement tourné vers l’objectif de la croissance économique, et que l’exploitation néo-coloniale va prévaloir...
Je ne suis pas insensible à ces critiques, mais je demeure et demeurerai toujours un partisan enthousiaste de la construction européenne. Non pas "en dépit" de mes origines, mais "en raison" de mes origines. J’ai vécu dans un pays, et dans une région, où la guerre est endémique, où les haines paraissent éternelles. Et de voir ces dizaines de peuples européens qui se sont abondamment détestés, abondamment massacrés, pendant des siècles, se retrouver à présent pour construire ensemble un avenir commun, cela m’enchante, je le vis comme un privilège, et je voudrais que le Proche-Orient médite sur ce modèle et s’en inspire un jour.
Maintenant, est-ce que la construction européenne s’est faite autour de l’intégration économique et de l’harmonisation des législations plutôt qu’autour de la culture? Oui, bien sûr. Est-ce qu’il s’agit d’un rassemblement de peuples riches, soucieux avant tout de leur prospérité et de leur bien-être? Oui, bien sûr. Est-ce que l’ensemble européen entretient avec les pays du Sud des rapports inégalitaires? Il faudrait être naïf pour affirmer le contraire. Il n’en reste pas moins que, si j’observe le monde d’aujourd’hui avec sérénité, je constate que l’entité qui se préoccupe le plus des valeurs universelles, celle qui assume plus que d’autres l’héritage des Lumières et de la Renaissance, c’est l’Europe...
Plus que les États-Unis, vous voulez dire ?
Disons que je serais rassuré de savoir qu’à côté du "pilote" américain est assis, aux commandes du monde, un "co-pilote" européen, plus âgé, plus expérimenté, plus sage, plus attentif aux sensibilités diverses. J’aimerais que ce "co-pilote" soit plus généreux, moins obsédé par son propre bien-être, et plus conscient de son rôle universel. Mais tel qu’il est, avec ses défauts, je suis heureux qu’il existe, et j’aimerais qu’il soit plus influent, qu’il pèse de plus en plus dans les décisions. Il me semble que dans la réalité d’aujourd’hui, née après la fin de la "guerre froide" et du monde bipolaire, le meilleur correctif à l’hégémonie d’un seul pays est le renforcement de l’Europe unie.
Croyez-vous vraiment que l’attitude de l’Europe face à la nouvelle guerre conduite par les Américains laisse vraiment espérer une gestion démocratique des affaires du monde ?
Je déplore chaque jour l’impuissance de l’Europe, mais il ne semble que son influence dans la crise née des attentats du 11 septembre s’est exercée dans le sens de la sagesse et de la limitation de l’usage de la force. Plus généralement, et s’agissant de la gestion des affaires du monde pour les décennies à venir, il me semble qu’il serait irresponsable de se résigner à une succession interminable de guerres, petites et grandes, entre les États-Unis et leurs ennemis. Et qu’il serait tout aussi irresponsable de souhaiter une confrontation entre Amérique et Europe. Si j’ai choisi la métaphore du pilote et du co-pilote, c’est parce que je crois qu’il faut aller ensemble dans la même direction, en s’influençant mutuellement, plutôt que de se combattre. L’anti-américanisme est destructeur, stérile et historiquement absurde. L’Amérique n’est pas une puissance extra-terrestre, elle est la fille de l’Irlande, de l’Italie, de l’Angleterre, ainsi que de l’Afrique, elle est la patrie de Benjamin Franklin, pur produit des Lumières, et elle a souvent été, au cours de son histoire, le refuge des minoritaires et des persécutés. S’il est imprudent, je le répète, de la laisser seule aux commandes, sans retenue, sans aucun contre-pouvoir, il ne faut pas non plus la traiter en ennemie. Telle est ma conviction...
Quant à la question de savoir si l’on peut espérer une gestion démocratique des affaires du monde, ma réponse est : hélas, non. En tout cas pas dans l’avenir prévisible. Ce qu’on peut raisonnablement espérer, c’est que d’autres puissances que l’Amérique soient associées aux décisions importantes, peut-être dans le cadre des Nations-Unies. Mais je ne suis pas optimiste, sur ce chapitre, comme j’ai déjà eu l’occasion de l’exposer...
Passons alors à un tout autre chapitre, plus personnel, plus intime. Tout à l’heure, vous avez évoqué la mort, très pudiquement. "Nous quittons la salle, les uns après les autres..." Je suppose que vous y pensez quelquefois...
Bien sûr, mais elle ne m’obsède pas. J’essaie parfois d’imaginer ce qu’il pourrait y avoir "de l’autre côté", au-delà de la vie. J’insiste sur le mot "imaginer". Je n’ai pas de véritables convictions en la matière, en tout cas pas de croyances qui relèvent de religions identifiables. Je trouve cependant que ce serait merveilleux qu’après que l’on se fût endormi pour la dernière fois, on se réveille à nouveau, étonné, incrédule, et qu’on se mette à errer, invisible, comme un esprit, autour du monde des vivants. Certains peuvent redouter une telle perspective; moi, elle me ravit. Churchill disait que lorsqu’il serait au Paradis, il passerait son premier million d’années à peindre. Moi, je passerais une partie de ce temps à observer les vivants, à suivre jour après jour le déroulement de leur vie, et plus globalement à suivre l’évolution de l’aventure humaine; et je passerais une autre partie de ce temps dans les bibliothèques, la nuit de préférence, à lire tous les livres, à apprendre toutes les langues, à étudier toutes les sciences. Je sais que je ne m’en lasserais pas... Est-ce que les choses se passeront ainsi? La part rationaliste qui est en moi estime qu’une telle perspective est hautement improbable, mais mon cœur a ses illusions, ses espérances, et je ne le forcerai pas à les abandonner.
Ces "religions identifiables", que vous venez de mentionner brièvement, quelle place ont-elles dans votre vie ?
Je m’y intéresse depuis toujours, mais de l’extérieur, et avec un fond de méfiance. Quand on a vécu au Liban, au Proche-Orient, et qu’on a constamment entendu les uns et les autres brandir leur foi comme un drapeau, au nom duquel ils mobilisent, ils menacent, ils tuent, on a de la peine à croire que les religions propagent dans le monde la paix, l’amour et la fraternité.
Oui, je sais, on nous explique après chaque explosion de fanatisme, après chaque massacre, que la vraie religion n’a rien à voir avec tout cela, et que ce sont les hommes qui la détournent et la pervertissent. Sans doute. Mais si les hommes parviennent à la détourner ainsi, régulièrement, génération après génération, siècle après siècle, c’est qu’elle doit être sacrément détournable! Et cela, je m’en méfie. Je n’en conçois pas pour autant de l’hostilité envers la religion, loin de là, mais je veux juger sur pièces. Il y a des gens que la religion rend meilleurs, et d’autres que la religion rend pires. Les proclamations de foi ne m’impressionnent pas, les appels à Dieu encore moins, il ne faut juger les gens, croyants ou pas, que sur leurs actes.
Ce mot de "croyant" m’exaspère quelque peu, d’ailleurs, je dois l’avouer. C’est un mot que j’ai toujours envie d’utiliser entre guillemets. Parce qu’il a été accaparé par les tenants des religions. De mon point de vue, et en mon vocabulaire intime, un "croyant" est une personne qui croit en certaines valeurs essentielles, que je résumerai par le respect de la dignité de tout être humain. Que cette personne adhère ou pas à telle ou telle religion, à tel ou tel dogme, qu’elle croie à un Dieu, à plusieurs ou à aucun, tout cela n’a pas grande importance pour moi. Bien entendu, il est parfaitement légitime que certaines personnes voient dans leur dévouement aux autres un corollaire de leur foi religieuse; comme ces religieuses européennes qui consacrent leur vie entière aux miséreux dans un pays lointain, parce qu’elles estiment que c’est l’évangile qui le leur ordonne. De telles personnes, je les respecte profondément, et je respecte leurs religions à travers elles; pour moi, c’est leur sacrifice qui ennoblit leur foi, alors que dans leur esprit, c’est probablement l’inverse...
Mais pour en revenir à mes propres croyances, je ne me considère pas comme faisant partie d’une quelconque communauté de croyants. Cela dit, je prends acte de toutes mes appartenances sociologiques, et je ne les renie pas. Je suis né au sein d’une communauté — celle qu’on appelle melkite, ou grecque-catholique — et il n’est pas question pour moi de renier cette part de moi-même. Lorsque je rencontre un autre melkite, un lien s’établit entre nous, et je le laisse s’établir. Cependant, qu’on ne me demande pas quelles sont les croyances spécifiques de cette communauté, j’avoue que je ne m’y suis jamais vraiment intéressé... Ce que je viens d’expliquer reflète moins ma conception de la foi que ma conception de l’identité.
Pour moi, l’identité d’une personne se forme par accumulation, par sédimentation, et non par exclusion. Chaque élément de mes origines ou de mon propre parcours a sa place; je le préserve, je le cultive, à ma manière, je ne le rejette jamais. Qu’il s’agisse de communauté religieuse ou d’autre chose, je finis toujours par prendre mes distances, parce que telle est ma nature; mais je ne renie jamais. C’est vrai des pays, des maisons, des villes, des villages, des îles... Les maisons abandonnées ne le sont jamais totalement, même celles qui furent abandonnées par mes ancêtres et que je n’ai jamais connues. Mes patries ne se substituent pas les unes aux autres, la France n’a pas remplacé en moi le Liban; mon île de l’Atlantique n’a pas remplacé mon village de la montagne, elle a trouvé sa place auprès de lui; et il y a de plus, chez moi, d’autres patries adoptées, dont je ne demanderai jamais la nationalité mais qui volètent parfois autour de moi comme des oiseaux blessés, Haïti, Cuba, Salonique, Saigon, Grenade, et quelques autres... Je me sens profondément européen sans cesser d’être arabe, et sans jamais quitter des yeux l’Afrique.
Pour en revenir à la religion, je dois dire que, depuis toujours, je m’intéresse moins au contenu des doctrines qu’à l’expérience historique des peuples qui les ont portées. Je parle souvent du monde musulman, rarement de l’islam, souvent de la chrétienté, et rarement du christianisme. J’ai même la faiblesse de croire que le contenu des livres compte peu dans la réalité des croyances; on peut, à partir du même livre, prêcher la tolérance ou l’intolérance, promouvoir le progrès ou la régression. On peut faire dire aux livres à peu près tout ce qu’on veut. Tout, ou presque, est dans l’interprétation... Ceux qui se dispensent d’argumenter rationnellement pour répondre à coups de citations sont à mes yeux des faussaires et des manipulateurs.
Etc…Etc…
Est-ce que vous reviendrez vous installer au Liban un jour ?
Je ne me pose jamais ce type de questions, je ne "fonctionne" pas ainsi. Les seules fois où je m’interroge sur l’avenir, c’est pour évaluer le temps que je peux consacrer à tel ou tel projet de livre. Vous m’avez demandé tout à l’heure si j’avais peur de la mort, je dois vous faire un aveu. Une fois, il y a quelques années, j’étais dans un avion, et j’ai eu soudain l’impression que l’appareil allait s’écraser. Et j’ai eu peur, non pas de la mort, mais d’autre chose, que j’ai presque honte d’avouer : je venais de relire, avant mon départ, quelques chapitres d’un roman que j’étais en train d’écrire, et je les avais trouvés très mauvais. Pour cela, j’étais terrorisé à l’idée que, si je mourais, on pourrait les publier tels quels. Pour quelqu’un d’aussi secret et d’aussi scrupuleusement perfectionniste que je le suis, l’idée que l’on puisse un jour fouiller dans mes papiers, dans mes disquettes d’ordinateur pour publier ce que je trouve aujourd’hui impubliable me mortifie. C’est l’une des choses qui me feraient le plus souffrir si j’avais encore une existence après la mort et que je pouvais encore rôder comme un fantôme, invisible, hanter les lieux de ma vie et observer le monde.
Pardon pour cette digression, mon but était de dire à quel point toutes mes décisions sont prises en fonction de l’écriture, et de rien d’autre. Tout, y compris mon lieu de résidence. Je vis là où je sens que je peux écrire, en toute sérénité, et en toute liberté. Pour l’instant, je trouve sérénité et liberté en France, et je n’ai aucune raison de remettre cela en cause. L’éloignement ne me culpabilise pas. On peut aimer un lieu, ou une personne, sur le mode de l’absence et de l’éloignement. Il est probable que je mourrai loin du Liban, mais sans jamais l’avoir quitté des yeux.
à ce propos, il y a un détail que je ne crois pas avoir mentionné : Le Rocher de Tanios, qui a obtenu le prix Goncourt, était le premier livre que j’avais écrit sur mon île. Je m’étais p