Par l’amour et par l’image (Par Salah Stéitié)
Un siècle de peinture libanaise, c’est peu - et c’est beaucoup. En effet, dans cette parcelle des terres d’Orient, l’Histoire a laissé des traces prestigieuses, débris et monuments, sarcophages et verreries, inscriptions et statuettes, couvents et mosquées, et les trois fameuses arcades de nos façades vers le couchant, mais de tradition picturale, point. Certes, il y a eu de tout temps des peintures d’images saintes et, entre les mains de certains, de précieux livres de nature sacrée avec des calligraphies et des enluminures, mais les humbles fabricants d’icônes n’étaient au demeurant, moines ou laïcs, que des artisans et les livres enjolivés, les manuscrits ornementés dans un pays qui fut longtemps si noble et si pauvre restaient des raretés. Ah! Ce Liban du dix-septième, du dix-huitième ou même de la première moitié du dix-neuvième siècle, avec “ses princes d’olive et de fromage” comme dit Volney, on le devine, et toutes ses modestes gens, préoccupé d’autre chose que de création imaginaire. Si vivre est un luxe, survivre est une nécessité qui ne fait de place à nul luxe. Ces commerçants à petite boutique des bourgs de la côte, ces paysans accrochés comme leurs chèvres et comme leurs champs à des escarpements de hautes roches, je les vois peu soucieux de suspendre à leurs murs d’autres figures que culturelles, d’autres objets qu’utilitaires. Dans la merveilleuse architecture si fonctionnelle de maisons bâties à pierre et à chaux avec leur toiture de torchis meulé, nos pauvres villageois de jadis savaient creuser à même les parois de leurs demeures, avec un instinct “esthétique” assez sûr, les divers emplacements où mettre leurs petits biens les plus usuels, jarre et gargoulette, huche et lampe à huile. Mais à côté de ceux-là, n’y aurait-il pas eu de ces maîtres dorés sur tranche qui naissent de tous les parterres, commerçants aisés dans les villes notables de bonne extraction montagnarde tenant maison ouverte sous tuile rouge, émirs et cheikhs? Que si, et de ceux-la les demeures étaient le plus souvent toutes de grés poreux et de marbre (il en reste quelques-unes là où n’a pas fait encore son oeuvre la pioche de démolisseurs cupides ou la roquette de destructeurs aveugles), avec des chambres hautes et stuquées décorées de guirlandes peintes à l’italienne, et, par de frêles fenêtres donnant, à travers le jeu vivant et bruisseur de quelques palmes, sur une mer intense. Et je ne parle pas des palais de nos princes, si harmonieux et comme brusqués de ciel, face à d’étroites longues vallées, elles aussi, à leur embouchure, s’évasant pour mieux laisser venir la contemplation. Dans ces palais, dans ces maisons de maître, il y avait des tapis, anatoliens ou persans, qui constituaient l’une, parmi les spectaculaires, des manifestations de la fortune, signe extérieur de richesse, irrécusable; il y avait des soies brodées de fils d’argent et d’or qui furent à l’origine, se refermant sur d’autres soies tout aussi précieuses, mais taillées celles-ci en justaucorps, gilets et cafetans, le balluchon émerveillant de l’épousée; il y avait des meubles finement incrustés de nacre et devenant, de ce fait, presque lunaires dans l’ombre; sur les murs il y avait, on l’imagine assez bien, des armes exquisément ciselées et, parfois, chez les plus occidentalisés de nos arrière-grands-pères, et qui avaient la patience (et le loisir) de longuement poser devant l’objectif, tel portrait en buste grandeur nature d’eux-mêmes, les patriarches, de leurs femmes ou de leurs enfants: ces jeunes gens à tarbouche et fortes moustaches qui seront nos grands-pères et nos grands-oncles, ces jeunes filles d’aspect assez revêche sous la barre fournie des sourcils (malgré les mille retouches attentionnées du photographe) et uniformément habillées d’immense sérieux, qui seront plus tard nos charmantes grands’mères et tantes. Mais pour cela, il faudra attendre 1867 et l’installation à Beyrouth de l’atelier des chers Bonfils, Félix puis Adrien. C’est à peu près à la même époque, l’influence occidentale commençant à s’exercer et à s’étendre sur des aspects de plus en plus nombreux de la vie quotidienne, qu’une sorte de première irruption de l’art du peinture s’apprête et s’organise dans la nuit de deux consciences en voie de formation: en 1867, Daoud Corm a déjà quinze ans, Habib Serour, sept. L’envoi va donc être donné, le rideau se lever sur tout un siècle de lumières et de couleurs plus ou moins délicatement inventives.
A toutes les raisons déjà évoquées pour expliquer que la peinture au Liban fut un art si tardif, sans doute faut-il ajouter celle-ci: l’environnement, de quoi s’imprègnent inévitablement les mentalités, n’est guère favorable à la figuration simulée. Le décor de Beiteddine si noblement dressé sur son aplomb est un décor turco islamo mauresque, tout ornementation et stylisation. Et une tradition encore plus ancienne dont la source est à Byzance même, la Byzance de la fameuse “querelle des images”, rend équivoque au niveau le plus profond la tentation de représenter le monde autrement que par signe et symbole. Byzance et l’Islam ont pesé lourdement sur ce refus longtemps opposé par les hommes d’Orient à toute approche simulatrice d’une réalité observable. C’est pourquoi la maturation puis l’éclosion au jour d’un art pictural libanais dégagé des impératifs de l’abstraction et des modulations répétitives de l’arabesque méritent d’être sérieusement interrogées.
Car, enfin, de quoi s’agit-il? Il s’agit de savoir pourquoi les premiers balbutiements, les premiers pas hésitants et mimétiques d’une peinture orientale, d’une sculpture orientale renouvelées, et l’une et l’autre définies selon la conception que depuis des siècles s’en faisait l’Occident, pourquoi ces premiers balbutiements, ces premiers pas, c’est au Liban qu’ils se produiront. Oui, les temps antiques sont loin qui avaient vu de l’Egypte à la Mésopotamie, de l’Assyrie à la Phénicie, de la Grèce à Rome, éclore dans la région, selon un remarquable processus d’actions et de réactions, d’influences et de dégagements, de synthèses créatrices et d’interprétations modulatrices, quelques-unes des formulations majeures de la créativité de l’homme depuis qu’il existe. On peut, certes, se demander pourquoi les très subtils raffinements de la miniature persane ou torque, dont les audaces de composition et de coloris devaient si profondément marquer une peinture comme celle d’Ingres par exemple, pourquoi ces raffinements et ces audaces n’ont pas été perçus par les fils de la région dont ce pouvait être là l’un des éléments, parmi d’autres, de leur complexe tradition imaginative. L’on peut se demander pourquoi ces peintres et graveurs venus d’Europe, et qui dessinaient, et qui prenaient des notes, n’ont pas laissé dans la région, notamment au dix-neuvième siècle où ils se firent nombreux à visiter, outre l’Egypte, nos terres saintes, pourquoi ils n’ont pas laissé, ici ou là, chez certains de leurs hôtes, des traces palpables et matérielles de leur passage. Qu’à la toute dernière fin du siècle, par exemple, un peintre hongrois considérable nommé Csontvary vienne vivre des mois entre Ehden et Bécharré et qu’il y peigne son monumental chef-d’oeuvre, La danse des Anges autour du Cèdre, aujourd’hui le plus précieux joyau du Musée de Budapest, qu’il s’attache ainsi à notre parcelle de monde au point qu’elle le définira dans l’absolu de sa création, sans avoir été remarqué pour autant par les gens du lieu, ni que ceux-ci l’aient prié de leur laisser la moindre marque de son séjour parmi eux, voilà qui ne manque pas de surprendre au plus haut point. Absence de synchronie culturelle sans doute, dissociation dans l’ordre des préoccupations immédiates: le peintre est invisible où la peinture elle-même n’est dans l’oeil de personne.
Puis le regard va s’ouvrir sur le monde avec le désenclavement du Liban et l’apparition chez bien des Libanais - encore, ce temps-là, définis essentiellement, dans les rapports des consuls étrangers, par leur appartenance communautaire elle-même confessionnelle - d’une première conscience nationale. L’ouverture des Libanais sur le monde, qu’elle fût de nature politique ou culturelle, est liée dès lors à leur refus de la contraignante présence ottomane dans la région et plus particulièrement chez eux, montagne et plaine. La récupération de l’identité (l’on s’en rend compte tous les jours à observer l’interminable combat des peuples oppressés contre leurs oppresseurs) est faite en grande partie de leur volonté exprimée de n’être pas ce qu’on veut leur imposer d’être. Contre le gauchissement délibéré de leur image dans le miroir déformant qu’on leur tend démoniaquement, ils luttent pour rassembler les atomes de leur être véridique et pour que vienne à la surface du monde leur plus juste reflet. Voulant une fois se retrouver “tels qu’en eux-mêmes enfin…” , les Libanais seront, dans l’ensemble du Proche-Orient soumis a une tutelle tout à la fois capricieuse et brutale, le agents de la résurrection de l’arabe, langue et civilisation, occultées par l’impérialisme osmanli. Ainsi est née la nahda, la renaissance, qui est d’abord – par-delà les travestissements et les déguisements d’occasion - la résurrection du signe culturel fondamental. Et c’est aussi par volonté nouée, âpre nouaison, de se retrouver sous un signe culturel original à défaut d’être originel que le Liban, dans un effort contemporain de celui de la nahda, va se risquer dans l’art. L’identité culturelle au Liban aura ainsi en main, pour parvenir à se préciser, le pinceau du peintre ou le ciseau du sculpteur qui, au-delà de tout aboutissement dans l’oeuvre créée, travailleront à modeler ou à colorer aux couleurs de la vie, le faisant petit à petit surgir de l’indécision première, le visage d’un peuple et d’une nation.
Dirai-je que ce peuple, que cette nation ont toujours eu un problème d’identité? Mais c’est là, à un degrée où à un autre, le destin de toutes les communautés humaines et parmi elles, plus particulièrement, des plus riches en contrastes. Tout contraste porte en lui une possibilité de développements dramatiques: cela, l’histoire de notre pays et le plus récent de cette histoire nous l’ont sévèrement enseigné. Et je me dis aussi que l’une des thèses relatives à l’origine de la peinture veut que celle-ci soit née en milieu mazdéen, au coeur de la lutte de deux Principes, celui de la Lumière et celui de la Nuit, la peinture étant en quelque sorte la projection idéale de cette lutte et la pacification obtenue se révélant créatrice, au sein de l’équilibre ontologique, de nouveaux dynamismes.
Ainsi le peintre, le sculpteur libanais posent-ils dès le départ la question de l’art à un niveau qu’on pourrait qualifier d’ “engagé” si le mot avait signifié à l’époque ce qu’il signifiera soixante-quinze ans plus tard dans l’Europe du second après-guerre. Engagement, je le veux bien, de nature inconsciente, mais s’il est vrai qu’il n’y a jamais d’art innocent, il est encore plus vrai que l’art est le moins innocent là où la sociologie, la politique et l’ensemble des paramètres qui enserrent une situation nationale donnée se trouvent tirer plus qu’ailleurs à conséquence – et, au Liban, à d’inattendues conséquences. A un moment où le Liban vit à nouveau l’un des plus aigus épisodes de son interminable crise d’identité, le spectateur, quel qu’il fût, ne saurait, lui non plus, jeter sur la production artistique de ce pays un regard dénué de complicité politique. Au-delà même des choix esthétiques des uns et des autres, c’est au contenu politique, au sens large et comme philosophique du terme, que s’attache - et doit s’attacher- l’oeil du critique.
Si donc l’on jette cette sorte de regard sur notre peinture et notre sculpture depuis cent ans, l’on s’aperçoit que, jusqu’en ces contradictions, cette panoplie de signes plus ou moins heureusement imaginés formule, entre deux seuils, la totalité de notre vocation et d’abord, pour nous, il convient d’être. Cet être autonome dont rêve toute nation, fût-elle comme la nôtre antique et très jeune, c’est par l’exploration du visible immédiat qu’on a, quelque chance de l’enchaîner à un destin. Quand on est, quand on se veut le fils d’une terre et d’un peuple et d’une lumière, il importe – que les techniques employées fussent rudimentaires ou savantes, empruntées à autrui ou, dans le cas notable des “naïfs”, issues de quelque spontanée profondeur – il importe, dis-je, que cette terre soit dite à travers le déploiement de ses paysages, que ce people soit formulé à travers la captation de ses expressions et de ses moeurs, que cette lumière soit exprimée au théâtre mouvant de la représentation incessante qu’elle se donne à elle-même et qu’elle nous donne. Si tant d’artistes de chez nous se sont adonnés patiemment, humblement, à retenir au filet de leurs dessins, de leurs aquarelles, de leurs toiles, l’épiphanie quotidienne du Liban, hommes et choses, âmes et visages, nature et nuances, c’est par l’acte le plus souvent émerveillé du plus constant amour: ainsi donc, semble dire le peintre, ces oliviers scintillant de tout le jeu de leurs feuilles sont donc les miens, mienne est cette mer égayée de tuiles rouges, miens sont ces paysans à puissantes moustaches d’orgueil ou bien encore, habillées d’étoffes amples, rudes et noires et le visage marqué des tatouages bleus de leur règne magique, miennes ces “arabyés” – lavandières à domicile ou vendeuses d’herbes odorifières – belles comme des impératrices antiques. Oui, peindre, sculpter, a été longtemps au Liban, avant l’irruption d’inquiétudes philosophiques venues d’ailleurs, une prise de possession paisible et consentante de la simplicité apparente du visible.
Mais, pour le Liban – c’est l’une de ses vocations - l’ailleurs existe, sur quoi il lui faut s’ouvrir. L’on ne saurait être impunément ce petit pays que l’Histoire depuis qu’elle est a traversé et labouré dans tous les sens, pour le meilleur et pour le pire, sans réagir instinctivement, je dirais élémentairement, à tout ce qui vient d’au-delà des frontières, agressions ou caresses. Il faudra que l’on décrive un jour le tableau de nos tropismes. Notre ouverture au monde pourrait bien être aussi l’un des effets de notre porosité. J’ai écrit quelque part que si les habitants de nos rivages depuis l’Antiquité ont toujours adopté si facilement les dieux d’autrui, c’est sans doute par une sorte de doute existential quant à la solidité de leurs propres assises, doute éminemment favorable à la naissance et au développement de toute culture. Il n’est de culture vivante qu’ouverte. Méditerranéen, le Liban est partie prenante – et donnante - à cette mer ouverte entre toutes, aire d’échanges et d’imprégnations réciproques, champ de grandes manoeuvres intellectuelles et spirituelles qui ont laissé sur ses ravages, admirables épaves, les signes des uns en visite chez les autres. Cette situation géographique venant s’ajouter à la situation historique déjà évoquée et au goût assez aventureux des Libanais de toujours pour les départs et les évasions – que complète et justifie en quelque sorte leur propension au rapatriement – font que, des l’origine, nos peintres et nos sculpteurs ont traversé qui physiquement, qui mentalement, la mer partagée et sont allés quérir là où elles se trouvaient les formulations de la modernité et, aussi, l’enseignement de grands passés: Rome, Paris, New York, - et, du fait de l’émigration que l’on sait, Sao-Paulo ou Buenos-Aires ont accueilli et, pour certaines, continuent d’accueillir et même de retenir quelques-uns de nos artistes. Il y a aujourd’hui, en effet, qui font partie de l’Ecole de Paris ou qui contribuent à la création artistique dans l’une et l’autre Amérique, de brillants, de singuliers tempéraments: ces Libanais de l’extérieur n’ont jamais rompu le lien avec leur pays d’origine; bien au contraire, là où ils se trouvent enracinés désormais ils sont, à leur façon, pour intégrés qu’ils fussent à de nouveaux langages d’autant plus internationaux que plus abstraits, les ambassadeurs plus ou moins conscients, plus ou moins volontaires, d’une tradition. Et pour certains d’entre eux, l’antique abstraction animatrice dès avant Byzance ou dès avant l’Islam, de vastes aspects de l’art en Orient, cette abstraction par eux revendiquée, est l’une des composantes parmi les plus précieuses de leur tentation créatrice. “ Elle se doit de reprendre à la musique son bien”, affirmait Mallarmé de l’ambition finale de la poésie: arracher à l’Occident ce dont celui-ci s’est emparé d’autorité en Orient, par annexion et colonisation ou mentale ou formelle, pourrait bien être l’une des pulsions, quelquefois avouée, de l’intention formulatrice de ces Libanais de l’ailleurs. Mais, à dire vrai, y a-t-il encore des “ailleurs”?
Par les voyages et les séjours à l’étranger devenus de plus en plus faciles, par les livres d’art qui apportèrent et continuent d’apporter sur place l’ensemble du musée imaginaire de la planète, par l’organisation à Beyrouth, du fait de galeries averties de plus en plus nombreuses, d’expositions dont certaines prestigieuses, par, aussi, le passage au Liban de peintres et de sculpteurs de renommée mondiale ( je me souviens d’y avoir accueilli Mathieu et Fautrier, mais aussi ces grands amis de l’art le plus avancé que furent Jean Paulhan ou René Drouin), par l’installation chez nous de peintres qui nous aidèrent à mieux modeler notre jeune sensibilité plastique et, jusqu’à un certain point, qui nous révélèrent la profondeur plastique de notre pays (et l’on me permettra de saluer ici la mémoire non seulement de cet aquarelliste de génie que fut Georges Cyr qui mourut dans sa vieille maison beyrouthine en regardant notre mer brûler délicieusement les rochers, mais aussi de ce personnage étonnamment subtil, exigeant, généreux, que fut l’archéologue Henri Seyrig, amateur éclairé s’il en fût et qui ne prit sa retraite qu’après trente ans d’un séjour passionné au Liban et après un passage par le Louvre où il accrocha, pendant quelque temps, dans son appartement de Directeur Général des Musées de France, plusieurs toiles de l’un de nos peintres naïfs), oui, par tout cela et ceux-là, le Liban, plaque tournante économique du Proche-Orient d’alors, pour reprendre la formule consacrée, en devenait aussi le principal foyer créateur, chaque jour plus intense. Les années cinquante et soixante ont vu ce petit pays - déjà fort de sa neuve créativité littéraire et poétique dans deux langues, et très particulièrement en arabe, fort aussi de son exploration de nouvelles expressivités comme, entre autre, le théâtre – rayonner admirablement sur toute la région autour de lui, heureuse de retrouver en lui médiations et passages pour rejoindre la globalité planétaire dont le Liban, par son type d’être, de culture, de comportement, était non seulement le témoin privilégié mais aussi, à son échelle, l’un des agents actifs. Et, puisqu’il s’agit ici pour l’essentiel d’évoquer l’art plastique libanais contemporain, et ses problèmes, je ne saurais éviter de rendre hommage à l’attention aiguë que lui porta très vite un public d’amateurs de plus en plus nombreux et une critique dont on peut se féliciter qu’elle fût mieux que savante: intuitive.
On ne reçoit pas impunément en pleine figure une explosion: d’accueillir ainsi; du jour au lendemain, tout l’héritage plastique de la planète et, aussi, ce qui était en train de naître et de se modeler ailleurs ne pouvait manquer – ne peut manquer – de marquer profondément la sensibilité des inventeurs de formes et d’images – chez nous comme partout. L’Ecole de Paris qui, en ses travestissements multiples, a butiné et récolté le miel des formes partout où il se trouve, annexant, colonisant les créations spontanées ou traditionnelles d’autres, de moins habiles, cette Ecole de Paris essaimera partout dans le monde et infléchira partout où son influence s’exercera le cours des créativités particulières. C’est ainsi qu’on verra au Liban, de l’impressionnisme au fauvisme, du cubisme au tachisme, de l’abstraction lyrique au surréalisme – et j’en passe – toutes les tendances et toutes les tentations de l’art contemporain avoir leur(s) défenseur(s) et leur(s) prophète(s). Il reste que la section des ismes a peut-être fait au Liban moins de victimes qu’ailleurs à cause d’une plus grande innocence mais aussi, paradoxalement, d’une plus grande vigilance culturelle des créateurs plastiques. Et si donc l’invention en ce domaine présente, parfois, chez tel ou tel, des affinités avec telle ou telle chapelle de l’Ecole de Paris dans les multiples visages et processus de l’évolution que celle-ci connaît, une robustesse originelle, une santé de l’inspiration semblent interdire à la peinture ou à la sculpture libanaises de dériver du côté du non-sens (et le sens trop clair, ou trop vite dominé, ou encore: simulé, sont eux aussi non-sens). Peinture et sculpture sachant ignorer tous les excès, - j’entends ne pas oublier non plus l’ensemble des autre disciplines liées à la créativité de la main – ces arts, tous ces arts, ont été longtemps à l’image de ce pays, profond, équilibré et sage derrière tous les chatoiements, toutes les contradictions de surface. Et que de trajets artistiques ayant connu des mutations saisissantes sont restés au Liban, du point de départ au point d’arrivée, animés d’une volonté jamais prise en défaut de communiquer! Oui, peu d’artistes libanais, face au public d’amateurs malgré tout limité en nombre qu’ils ont en face d’eux, peuvent se permettre – pour des raisons aussi bien sociales qu’économiques – d’attendre que ce public vienne à eux de loin, se formant lui-même longuement à leur regard. Très vite, il faut que se constitue une complicité entre les uns et les autres pour que reste possible, à tous les points de vue, l’échange nécessaire et souhaitable. Cette situation est, d’ailleurs, la même dans l’ensemble des pays arabes voisins où il arrive que ce soit l’Etat le principal mécène et qui vient se substituer – ce qui constitue pour l’artiste une facilité mais aussi une assez évidente difficulté – aux acquéreurs privés dans la diversité de leurs goûts tels qu’on les a toujours rencontrés et tels qu’on les rencontre encore au Liban.
Ainsi donc, l’on peut – simplifiant à l’extrême le processus – dire qu’après une période d’initiation où la peinture et la sculpture libanaises prenaient possession d’elles-mêmes, de leurs moyens, tout en investissant amoureusement, au premier degré, l’espace physique et mental qui leur était dévolu, il y aura eu une seconde période marquée par l’inévitable fascination exercée sur tout un chacun par l’exceptionnelle aventure créatrice de l’Occident: période de contagion, de contamination, d’ouverture sans doute excessive à l’enseignement d’un ailleurs fortement dominateur où se font les critères, les goûts, les marchés et les réputations. Mais, dans cette sorte d’embrouille intellectuelle et morale en forme de toile d’araignée, plusieurs de nos artistes parviennent à tirer savamment leur épingle du jeu et à imposer aux imprégnations reçues, affrontées à leur propre inspiration, la marque d’une synthèse personnelle. Enfin, je m’arrêterai un peu à une troisième période, d’ailleurs souvent contemporaine de la seconde, celle où des artistes, apparaissent essentiellement désireux de s’enfanter au sein d’une tradition qui leur fût propre, espérant ainsi être, sinon les fils de personne, du moins les fils d’un ouvrage auquel leurs parents et les générations antécédentes et, autour des uns et des autres, l’ensemble des signes d’une culture ont apporté leur contribution et continuent de fournir leur caution à l’entreprise spécifique ainsi déployée dans un temps et un espace. Cet approfondissement de la spécificité par un plus total engagement du côté des latences originelles, on le voit s’épanouir comme revendication théorique et comme réalisation visuelle dans l’art libanais d’aujourd’hui, et aussi bien, en d’autres arts proches, issus de l’imagination et de la main d’artistes du monde arabe investissant, eux aussi, le meilleur de leur force dans l’exploration de figurations du primordial et de projections de l’abyssal. Au-delà même de l’évocation et de la théâtralisation, par certains, de la douloureuse problématique politique et militaire que l’on sait, il y a une interrogation insistante de tout le système sémiotique et symbolique surgi de la globalité sémitique et, plus particulièrement, arabo-islamique. Ecritures et calligraphies, tapis et blasons, décors et paraphes, jeux et formes, sont devenus – lecture créatrice, re-créatrice - la préoccupation majeure de ceux qui ne se résignent pas à se voir dépossédés de la matrice de leur imagination symbolisante par Mathieu ou Tobey, Kline ou Klee. Car tel est, en effet, le paradoxe, que la création picturale occidentale a réussi à s’approprier, au-delà des formes empruntées, l’esprit même qui fût à la base de ces formes. Ainsi l’Afrocubain Wilfredo Lam, par exemple, qui est un immense peintre, venant à peindre après Picasso les évocations et les animations de sa race, signes et sortilèges, a l’air parfois d’imiter Picasso – qui eût le privilège d’être le premier à passer par là et n’eut, serait-on tenté de croire, qu’à seulement tendre la main.
On le voit: la bataille pour la récupération de l’identité n’est pas, - à l’échelle de bien des lieux de la planète, et à l’échelle aussi du Liban qui ne saurait faire exception à la règle en ce domaine – une bataille aisée ni gagnée d’avance. Nos peintres, nos sculpteurs, ont eu, je le répète, le mérite dès le départ de poser le problème de leur témoignage artistique au niveau le plus profond, celui en qui se confondent la fulguration de l’identité et l’illumination d’un amour pour une terre et sa tradition voulue perpétuellement inventrice. Les figures déjà variés et nombreuses, peintes ou sculptées, qui, en cent ans, ont réussi à établir fortement le musée imaginaire libanais, disent, au-delà de leur signe plastique fût-il univoque, la multiplicité de sens attachés à l’épiphanie du signe en question. Et, d’ailleurs, tout signe vivant est question et le demeure – cela d’autant qu’autour de lui tout remue et tout bouge, et le signifié même qu’il prétendait exprimer en une seule fois. Les légendes sont ainsi qu’elles se recréent et se renouvellent à chaque jour que Dieu fait. Nos peintres, nos sculpteurs, nos aquarellistes, nos graveurs illustrent depuis que le Liban existe, et plus spécialement depuis cent ans, la légende parfois dorée, parfois pluvieuse et chagrine, d’un pays que nous avons longtemps cru fait pour le seul bonheur, dans le berceau miraculeux de ses couleurs gardées par des roches – et des roches têtues, ô Rachana !
Les pays qui n’ont plus de légendes
Seront condamnés à mourir de froid
assure Patrice de la Tour du Pin. Je ne crois pas que nous risquions jamais, nous, Libanais, de mourir de froid.
Salah Stéitié
Membre de l’Association Internationale des Critiques d’Art (AICA)
Président du Comité Intergouvernemental pour la restitution des biens culturels à leur pays d’origine (UNESCO)
Président de la section libanaise de l’AICA