Des photos pour franchir les murs
Initialement destiné à la presse, le photojournalisme aujourd'hui sort des pages des périodiques pour faire l'objet d'ouvrages ou d'expositions dans lesquels s'expriment des engagements envers les droits de l'homme, des problèmes sociaux et environnementaux... Des expositions de photographies documentaires parcourent le monde, à l'instar de ceux qui l'ont prises, et s'exposent aussi là où elles ont été capturées.
Sept photographes internationaux racontent le monde dans «Moving Walls», exposition itinérante de l'Open society Institute, qui parcourt le Moyen-Orient, le Caucase et l'Asie Centrale. Après Bahrein, Dubai et Amman, «Moving Walls» s’associe, à Beyrouth, avec la Fondation arabe pour l'image et l'Espace SD pour présenter cette exposition et l'enrichir, durant son escale Libanaise, des travaux de 2 photographes libanaises: «Forgotten People» de Rania Mattar et «Abandoned Rooms» de Randa Mirza.
L'Agenda Culturel a interrogé ces deux femmes qui, à travers leur objectif, nous confient leurs visions sur la guerre et ses conséquences.
Pourquoi avoir participé à «Moving Walls»?
Randa: Que la photographie documentaire m'accepte parmi ses murs me réjouit. «Abandoned Rooms» (Les chambres abandonnées) est un travail photographique artistique que je n'ai pas conçu dans une approche documentaire. Mon but n'était pas d'archiver les ruines, mais de les visiter. En les visitant, je prenais des traces photographiques qui sont, par la suite, devenues des documents. Mon approche de l'histoire est poétique.
Rania: L'exposition «Moving Walls» est connue aux Etats-Unis comme un moyen efficace pour la promotion des photos documentaires sur des sujets que les médias n'abordent pas généralement. Le reportage photographique que j'ai mené sur les camps palestiniens appartient à cette catégorie et s'inscrit bien dans la mission de «Moving Walls». Quand Zeina Arida de la Fondation arabe pour l'image m'a proposé d'y participer, j'ai accepté en qualité de libanaise car exposer au Liban est important pour moi.
Quel est le thème de votre travail dans le cadre de « Moving Walls»?
Randa: «Abandoned Rooms» est une série de vies fragmentées. Un entre-deux, entre la réalité du passage et son indicible disparition. Elle parte du passé au présent, de la présence dans l’absence, de la mort et de la survie, de ce qui s'oublie et de ce qui persiste, de ce qui pourrit et se transforme dans un pays qui flotte dans ses ruines. J'ai voulu reconstruire une période de l'histoire libanaise, celle qui s'étend du début officiel de la guerre en 1975, jusqu'au retrait récent de l'armée syrienne en 2005. L’histoire du Liban s'arrête dans les livres en 1943. Il n'y a que des initiatives individuelles réalisées par des artistes et des chercheurs pour écrire l'histoire contemporaine du Liban. Je pense que mon travail s'inscrit dans cette lignée.
Rania: Pour «Moving Walls», j'ai présenté deux sujets: l'un sur l'immédiat de l'après-guerre de juillet 2006, et un autre sur les camps de réfugiés palestiniens : «Fogotten People» (Le peuple oublié). Le comité a choisi ce dernier thème. En général, ce que je cherche à montrer à travers mon travail, c'est l'aspect humain, laissant de côté l'aspect politique. Je me concentre sur le quotidien des gens aux prises avec des circonstances difficiles. Je suis toujours impressionnée par leur capacité de s'adapter aux conditions qui les entourent et qui semblent insupportables, combien vite ils deviennent résignés, comment ils agissent pour garder leur dignité et leur humanité. L'objectif de mon travail dans «Forgotten People» montre cette population réfugiée largement ignorée et déshumanisée, surtout qu'aucune solution à son problème n'est en vue.
Quel intérêt portez-vous et à la guerre et à l'après-guerre?
Randa: La guerre est un terme très large qui ne se limite pas aux conflits armés. La guerre peut être médiatique, politique ou économique. Les armes dans ce sens ne sont que des moyens. En m'intéressant à la guerre, je cherche à comprendre les conflits d'intérêts et de pouvoirs, et les moyens infinis que les hommes sont prêts à utiliser pour les résoudre. Parfois la compréhension intellectuelle aide à accepter l’inacceptable.
En me documentant sur la guerre du Liban, j'ai voulu me rapprocher d'un passé qui n'a pas cessé de me hanter et qui menace à chaque instant de redevenir présent. Me documenter pour me déculpabiliser de mon impuissance à influencer le cours de l’histoire, pour me donner l'illusion de ne pas être dépassée par les événements. A travers «Abandoned Rooms», je visais à tourner la page de la guerre de 1975-1990. Je pensais après ce projet pouvoir en ce semblant de «paix » qui régnait au Liban depuis 1990. La guerre de juillet m'a désillusionnée. Aujourd'hui j'entends l'après-guerre comme la période qui s'étend entre deux conflits armés, en d'autres termes, une longue trêve. On ne peut pas tourner la page à des années qui ont détruit les rêves, les vies et les espoirs des gens et se mettre à reconstruire pour rattraper le temps.
Rania: Je suis plus intéressée par l'après-guerre que par la guerre elle-même. La guerre est généralement bien couverte par les médias, mais ne représente que la moitié de l'histoire. L’après-guerre est importante à photographier, car c'est le moment où les personnes qui en ont souffert s'adaptent à la réalité de ce qu'ils ont perdu et prennent les devants dans la difficile épreuve de la reconstruction de leur vie. La différence est qu'actuellement, les médias et la majorité des photographes n'y sont plus intéressés, leur attention étant prise par des événements jugés plus importants et /ou une nouvelle crise qui interpelle leur attention.
Je suis mère de quatre enfants avant d’être un photographe, j’ai dû quitter cet été le Liban pour rejoindre Boston où je réside. Mais j’avais vite su que je devais y retourner. Chose faite, et c’est ainsi que j’ai photographié l’après-guerre: certains cherchent leurs affaires dans les ruines, d’autres rentrent dans leurs maisons dévastées, une femme crie sa douleur dans un cimetière, des gosses fouillent dans les décombres pour trouver du métal à vendre, une autre femme puise de l’eau pour la vaisselle à partir d’un tuyau au milieu des gravats… mais aussi des objets trouvés parmi les ruines qui rappellent une vie disparue. Je souhaite continuer me quête tout au long de l’année.
Quelle relation y a-t-il entre votre travail et la mémoire ?
Randa: Le travail sur «Abandoned Rooms» a été une rencontre forcée avec ma mémoire. En pénétrant dans les ruines abandonnées de 1975 à 2005, je cherchais à combler les trous noirs de mon passé afin de dépasser les séquelles laissées par la guerre qui a marqué mon enfance. A chaque fois que je pénétrais dans une construction délabrée, j'avais l’impression que j'ouvrais une porte fermée dans ce labyrinthe qu'est la mémoire. Je rentrais dans les chambres abandonnées de mon cerveau.
«Abandoned Rooms» est une installation photographique que je conçois comme un monument provisoire du passage du temps.
Dans le dénuement des ruines, se lèvent des secrets refoulés, aujourd'hui poussières présentes et imaginaires.
Rania: la majorité de mon travail se situe dans le présent au moment exact où je prends mes photos. Je ne le considère pas comme la mémoire du moment même si le moment est figé à travers la photo. Ce qui reste alors du moment est la mémoire de l'instant où la photo a été prise. C'est la succession des images qui compose l’histoire, et la collection d'images qui servira de mémoire.
Les objets arrachés aux ruines que j'ai photographiés nous ramènent à un certain sens de l’humain. Ils représentent la vie antérieure de quelqu’un. Les photos quand à elles, ont une relation différente avec la mémoire. Elles représentent des mémoires disparues, celles de personnes que nous ne verrons plus jamais. J'éprouve de besoin de les photographier pour préserver ces mémoires et en faire des objets. Ainsi ils ne seront plus partis à jamais.
Avez- vous déjà exposé au Liban ?
Randa: «Abandoned Rooms» n'a pas été montrée au Liban. En fait le projet était une idée parmi d’autres, jusqu'à ce que ma sélection soit retenue pour les jeux de la francophonie qui ont lieu au Niger en décembre 2005. J'ai réalisé quatre photographies qui ont reçu la médaille d’Or. Pour les Rencontres photographiques d’Arles, en France, en juin 2006, j'ai continué à élaborer ce thème et ce qui m'a valu le prix No Limit pour une installation de 120 photographies. J'ai également exposé ce thème en Italie, mais le grand défi reste pour moi de montrer ce travail au Liban.
Rania: J'expose surtout aux Etats-Unis. J'ai exposé une série de photos plus ancienne sur les réfugies Palestiniens au Palais Unesco à Beyrouth, en septembre 2005. L'été passé, j'ai exposé à Alep dans le cadre de la 9ème rencontre internationale et, en Argentine, à la 2ème Biennale de la photographie documentaire.
Quels sont vos projets?
Randa: Après «Moving Walls», je compte me donner du temps pour travailler sur un projet que j'avais commencé lors d'une résidence d'artiste à Helsinki cet été et qui traite aussi de la guerre, la guerre spectacle médiatisée comme un événement exotique. Mais avant de replonger dans ce projet, je pars le lendemain du vernissage sur le Rainbow Warrior, le bateau de Greenpeace, pour une campagne sur le désarmement nucléaire dans la région.
Rania: J'aimerais travailler encore sur l'après-guerre au Liban. Je suis également intéressée de photographier les contrastes au Liban, La propagation du port du voile et de terminer mon projet sur les camps. Je souhaiterais éditer un album sur l'après-guerre – j'entends la guerre de 1975 à 1990 - car tous les événements que nous vivons aujourd'hui s'inscrivent dans ce cadre. Je participe actuellement à l'exposition «History Recalls» sur l'après-guerre à la Northeastern University de Boston, aux côtés du travail d'un photographe sur la guerre Iran/Irak, et celui d'un peinture iranien. A consulter movingwalls.org – raniamatar.com – randamirza.com
Rania Matar a parcouru le Moyen-Orient et a photographié des scènes de rue au Liban, en Syrie et en Turquie, mettant en avant l’aspect humain de ses sujets, specialement les enfants. Ses projets photographiques principaux des dernières années portent sur les camps de réfugiés palestiniens au Liban, le port du voile au Moyen-Orient, les complexités du Liban après la guerre civile et le quotidien de ses quatre enfants. Rania développe et imprime elle-même ses photographies. Elle vit aujourd’hui à Boston, aux Etats-Unis.
Randa Mirza a étudié la publicité à l’Alba, puis les beaux-arts à l’Université Paris 8 en France. Elle a exposé à Alep et au Niger, ainsi qu’aux Rencontre photographiques d’Arles en France. Elle a projeté ses vidéos live dans le cadre d’expositions collectives et dans des night-clubs au Liban, en Europe et dans le monde arabe. Le travail de Randa reflète la guerre et l’après-guerre. Elle s’intéresse également au rôle des medias dans le développement des crises.
Agenda Culturel, numero 292 du 7 au 20 Février 2007