Politiquement (in)correct, Pierre Abi Saab par Myriam Ryzk
Directeur de la page culturelle du quotidien libanais en langue arabe al-Akhbar et fondateur de Zawaya, magazine culturel diffusé dans le monde arabe.
Les pages culturelles des périodiques libanais et arabes sont englouties derrière la masse production des revues “people”. La culture peine à trouver sa place dans la région, elle est surtout très peu ou très mal relayée. Les raisons en sont diverses, principalement, le décalage entre les sujets traités et les sujets attendus par les lecteurs. Pierre Abi Saab tend ainsi à travers ses articles à suggérer une façon d’écrire et de penser qui se heurte au mode classique.
C’est à se demander si par son style et l’esprit qu’il propose, Abi Saab, ne serait- il pas confiné dans la rubrique du politiquement incorrect?
«La culture, c’est ce qui demeure dans l’homme lorsqu’il a tout oublié» (proverbe japonais) ou lorsqu’il a tout perdu. Elle est en quelque sorte la carte de visite de chacun: nous sommes tous affiliés à une région et à une histoire.
Nous nous demandons si Pierre Abi Saab est une espèce en voie de disparition ou de réapparition et si la culture panarabe est arrivée au stade de stérilité. Ce journaliste est animé par la volonté de restituer au monde arabe sa forme artistique en l’abordant d’une manière nouvelle où le langage écrit serait accessible à tous. Il s’engage donc à le faire sortir de ses miteuses archives. Il lance la revue culturelle Zawaya, en 2002, il la veut arabe, il réunit plus de 20 signatures de la région et publie ainsi la forme « underground» de la société orientale. Il se veut différent, et à contre-courant. Ses critiques attribuent sa volonté de démarquer, à son influence du mode de pensée occidentale qu’il a côtoyé plus de 18 ans et qui, est à leur sens élitiste et hors contexte dans la région. Mais Pierre Abi Saab, nous confie que “ Zawaya est née d’une frustration”, car “la presse arabe est mourante; la forme de ses pages culturelles est intéressante mais le contenu est désuet”. Les articles ne sont pas attractifs pour le lecteur car ils ne sont pas forcément connectés à une actualité. La vie culturelle ne s’y raconte qu’au passé, sur un ton de nostalgie d’un Beyrouth des années 60, d’un Caire vu par Naguib Mahfouz, et d’un Baghdad d’avant Saddam…
Les pages culturelles des journaux libanais ou arabes souffrent donc en majorité d’une stagnation de l’information. Pierre Abi Saab, quitte le journal Al-Hayat où il a été à la tête de sa page culturelle pendant plusieurs années, pour rejoindre le journal Al-Akhbar, édité au premier jour du cessez-le-feu, le 14 août. Il a effectué ce changement en raison de la marge de liberté qui lui est attribuée dans son nouveau poste et qui s’inscrit dans la continuité de l’esprit Zawaya. Il regroupe autour de lui une équipe de 8 personnes basées au Liban et, autant dans les différents pays arabe. Ses collaborateurs sont jeunes et désireux de transmettre autre chose que l’image “d’une liberté plastique”. C’est ainsi que Pierre Abi Saab se livre à ses lecteurs, leur offrant par un style léger et “branché” le contenu qu’ils recherchent, et les conduisant à découvrir, par la méthode de suggestion, ce qui se place au-delà de l’information brute et des sujets classiques. Ces textes, bien que décalés de l’écriture traditionnelle, s’inscrivent dans une logique de terrain. La société s’est transformée, les intérêts et les loisirs se sont diversifiés. La culture est dans la rue, dans les boîtes de nuit fermées et les pubs nouvelle génération. Elle n’est plus concentrée dans les musées, dans les livres anciens ou dans les bibliothèques désertées par l’archaïsme ennuyeux. La culture est dans la rue, Pierre Abi Saab le sait, il la côtoie, il s’en inspire, et ne se lasse pas d’écrire “sur ce qui ne fait pas, et sur ce que ne se dit pas”, avec profondeur et extravagance.
Il rétablit donc aux mots leur place, leur accorde leur sens, pour qu’ils “touchent là où ça fait mal”. Car au final, le rôle du journaliste n’est pas d’être pour ou contre, de plaire ou de déplaire, de provoquer ou d’abrutir, son rôle est de “planter la plume dans la plaie”.
Politiquement (in)correct, Pierre Abi Saab par Myriam Ryzk, Agenda culturel n'284 du 18 au 31 octobre 2006.