Un Phénicien des temps modernes © Dr Joseph HARB
Préambule Eid Harb El Tannouri 1858 - 1943
Le fabuleux destin de EID HARB EL TANNOURI prit naissance au XIXe siècle dans la tranquillité apparente du Mont Liban. En effet, ces villages sertis dans la montagne par le soleil du levant, n'avaient que l'apparence de la tranquillité.
À cette époque on assista à l'écroulement de la principauté autonome du Mont Liban. Par leur conversion au christianisme, les CHEHAB avaient mis fin à leur règne provoquant ainsi le soulèvement des druzes. Les Ottomans saisirent au vol cette contestation afin de diviser pour mieux régner. Entre 1848 et 1860 la guerre civile, orchestrée par les gouverneurs turcs de Damas, Tripoli et Beyrouth, toucha les différentes communautés du pays et ses confins.
La résistance chrétienne s'était organisée autour de Youssef Beck KARAM, trouvant refuge dans les villes maronites perchées sur les sommets du Nord. En 1860, l'intervention des troupes de Napoléon III mit fin à cette époque de tumulte avec l'instauration d'un protectorat décrété par les cinq empires (Français, Anglais, Austro-Hongrois, Russe et Ottoman) en contre partie les druzes exigèrent l'exil de Youssef Beck KARAM. La paix régna sur le pays chrétien ainsi créé, et sous l'instigation de Tanios CHAHINE, la révolte des paysans mit fin au régime féodal.
Néanmoins, les ressources limitées du pays réveillèrent l'esprit phénicien et poussèrent des générations entières vers l'émigration. C'est dans cette atmosphère du XIXe siècle qu'a vu le jour mon bisaïeul EID HARB EL TANNOURI.
L'arrivée à HADATH-BEYROUTH
Un jeune homme descendit de son mulet avec vigueur. Il ouvrit une pochette de sa large ceinture en cuir et en tira une pièce pour régler le chef de caravane qui était resté en selle. Il se tourna vers un chamelier qui l'aida à charger son baluchon en bandoulière. C'était la caravane du Nord qui faisait la petite halte au « pont du pacha » à distance calculée du premier poste turc aux portes de Beyrouth. Quelques grognements de chameaux, harassés de devoir reprendre la route de sitôt, marquèrent l'enfoncement de la caravane dans l'épaisse pinède qui ceinturait la ville, laissant derrière elle quelques personnes qui se mirent en marche à côté de leurs chargements les déportant et déformant au gré de la route. Quelques-uns disparurent avant le pont à travers les bosquets sillonnés d'un réseau de petits sentiers longeant la rivière. Sur le côté, un grand jardin d'agrumes irrigué par un labyrinthe d'eau courante embrassait l'auberge du pacha et son célèbre café. Le bruissement des roseaux se mêlait au ruissellement tranquille de l'eau et trahissait la présence imminente du pont. Une seule arcade trapue en pierre jaune maintenait l'écartement des deux berges de la rivière et endossait la route docilement. La fraîcheur de l'air qui traversait le vallon était la bienvenue dans ce crépuscule du mois de septembre. EID pointait en tête du convoi. Sa charge le basculant légèrement en arrière dévoila sa fatigue masquée de volonté ; son regard rythmait la cadence de ses pas décidés : en avant marche. Nos hommes se dispersèrent à tour de rôle l’abandonnant à mi-chemin de sa destination. Il avait fait ce périple il y a un an avec la même idée en tête ; enfermé dans son raisonnement, il avançait machinalement en dépit de son fardeau. Le son des vêpres le déroba à son errance ; il se dit «je suis arrivé».
Il longea Notre-Dame ; de peur de se désolidariser de sa charge, il évita « El Aïn » la source principale de la ville qui lui faisait pourtant envie. Après une centaine de pas, il dévisagea la maison de sa tante, elle était fermée. Le banc en pierre qui habillait les façades à cette époque l'invita sans complainte à s'affaler. Ce répit lui permit de se reprendre, le temps qu'une voisine signalât sa présence à Mme Murr qui se dépêcha pour le débarrasser et l'accueillir au frais. La famille et les voisins se pressèrent autour de lui. Avec du mal, sa tante le déroba à ce rassemblement et le conduisit dans la chambre du haut. Elle lui tira du Youk (une arcade profonde) un matelas qu'elle déroula à même la terre et le laissa délier sa fatigue dans le sommeil. Avant de descendre de Tannourine, il avait aidé à la moisson d'une saison chaude et abondante, il en rêva la nuit comme un adieu à cette époque de sa vie. Il se leva tard et n’était pas pressé de se mêler à la foule qui remplissait la maison de bon matin. Une telle nouvelle bousculait l’inertie de la ville pour quelques temps, c'était l’événement.
Rares étaient les moments où il se trouvait seul avec ses rêveries. À 18 ans, il faisait partie de cette jeunesse en quête de perspective que la vie traditionnelle de la montagne ne pouvait plus assouvir. La migration des villageois vers les plaines côtières était bien amorcée ; on y trouvait du travail et parfois une fonction, les plus téméraires émigraient déjà en Égypte ou vers les Amériques.
À peine installé chez sa tante, il chercha en toutes circonstances à se rendre utile, sa volonté et son entrain pour le travail ne le quitteront à aucun moment de sa vie. Au crépuscule, les jeunes avaient l’habitude de se rassembler dans la cour de l'église pour échanger leurs idées, alors que les adultes se réunissaient en contrebas au café El Aïn, pour discuter d’affaires ou de politique autour d'un narguilé ou d’un verre d’arak. C'était le centre nerveux de la ville qui avait souvent servi de repère pour les résistants et de tribune libre contre les Ottomans. Les habitants de HADATH étaient tellement attachés à leur liberté qu'ils y refusèrent l'installation du Grand Sérail, gouvernement du Mont Liban, qui fut finalement construit dans la petite ville voisine de Baabda.
HADATH comptait à l'époque environ 20 000 habitants ; étalée sur plusieurs collines boisées de pins parasols, regardant la côte comme un théâtre grec ; plusieurs sources la sillonnaient et irriguaient sa plaine d'agrumes et d'oliviers. Les hautes collines appartenaient à la famille CHEHAB : derniers princes du Liban, dont le pouvoir s'était estompé de par leur conversion au christianisme ; ils quittèrent la montagne hostile pendant la guerre civile et se réfugièrent dans cette ville avec les notables de la Cour comme les Chidiac.
Les princes et leur suite avaient érigé dans cette contrée de grandes demeures et de petites églises. On distinguait de loin ces bâtisses et ces clochers, le reste était parsemé de maisons de pays en pierre presque toutes bâties sur le même modèle. Les façades se composaient d’un alignement de trois ou quatre arcades formant un déambulatoire desservant les différentes pièces et délimitant ainsi une terrasse d'entrée. Ce vestibule était souvent habillé d’un petit muret servant de dossier au banc en pierre qui en faisait le pourtour. Une tour carrée attenante, couverte d’un toit en tuiles à quatre pans, abritait en bas la cuisine avec sa mezzanine et à l'étage une chambre dont l'accès se faisait par un escalier extérieur ; elle donnait sur la terrasse en torchis qui couvrait les maisons et servait de chambre d'amis ou de couchage d'été pendant les grandes chaleurs.
Les églises, construites sur un modèle roman modeste et réduit, rappelaient vaguement la « cappella » des campagnes italiennes avec la touche de couleur vert d’eau. Sur l'autel, taillé en pierre ou en marbre, veillait le saint patron du lieu : une toile souvent ramenée d'Italie. Un petit clocher carré coiffé d'une calotte chevauchait un côté de l'église laissant pendre à l’extérieur une corde accrochée en hauteur, à l'abri des caprices des enfants ; il rythmait les joies et les tristesses de la vie, les rassemblements pour la prière ou l'imminence d'un danger.
Deux grands chantiers étaient perceptibles au loin sur deux collines : le grand sérail de Baabda et le palais du prince CHEHAB dont on percevait quelques échappées de poussières coiffant le bruit des maillets sur les burins. Les habitants de HADATH refusèrent que le grand sérail soit construit chez eux. En signe de reconnaissance, le prince Hèris avait préféré occuper le terrain de peur que les Turcs n’inventent d’autres prétextes pour s'implanter dans la région. Ainsi beaucoup de jeunes trouvèrent un emploi dans ce projet qui faisait la fierté de la ville, d’autant plus que son architecture était inspirée de BEIT EDDINE le fleuron de l'apogée de la principauté.
Voici un an que EID était installé chez sa tante entouré de ses cousins. Il s'était transféré de la maison principale vers la dépendance située à l'autre bout du jardin composée de deux chambres superposées, il occupait celle du haut. De cet observatoire, il cherchait sa voie le soir comme on cherche une étoile. Les petits travaux qu'il effectuait lui donnaient une certaine indépendance et une accoutumance à la solitude. Il lui fallait beaucoup de temps et de compromis pour se forger à la vie citadine. Son tempérament et son franc-parler se prêtaient difficilement au commerce. Sa libre-pensée l'emportait vers d'autres horizons plus florides : les Amériques. Ce n'était pas pour rien qu'il avait choisi HADATH non loin du port de Beyrouth ; il se gardait bien d'avouer ses intentions à son père Boutros. Certes, les perspectives qu'offrait le Liban à cette époque ne pouvaient satisfaire ses ambitions malgré les efforts qu'il y consacrait. Beaucoup de jeunes avaient quitté le pays mais rares étaient ceux dont on avait des nouvelles. Dès qu'une discussion abordait l'émigration, son attention était piégée à recueillir le moindre détail avec, par pudeur, un air désintéressé. Le soir en regagnant sa chambre, il avait de quoi méditer.
Les veillées s'organisaient à l'approche de Noël ; un soir, plongé dans ses rêveries et imbibé de nostalgie et d'arak, il mit sa tante dans la confidence, elle en resta interdite. Convaincue d'emblée par la détermination de son neveu, elle le serra longuement dans ses bras de peur de le perdre à jamais. Ils partagèrent longtemps ce secret qui rallongeait régulièrement leurs soirées. Se doutant bien de l'hostilité de son frère Boutros, elle le persuada de lui en parler vaguement lors de son retour à Tannourine. Elle voulait que le sujet soit simplement introduit pour habituer Boutros à l’idée ; le temps que EID atteigne sa majorité de vingt et un ans. Sachant qu'à cette période, il était d'usage contre un backhiche de modifier les registres afin de vieillir quelqu’un pour accéder à une fonction ou d’en rajeunir un autre pour ne pas la quitter. Cette entreprise les rapprocha intensément et créa entre eux une complicité malicieuse. Dans le temps, une lettre d'un émigré créait un phénomène de quartier, quelques-uns même en faisaient une lecture publique, sa tante guettait ces occasions, lui récoltait des récits et essayait de le mettre sur des pistes de contact.
Cette année l'hiver était rude et EID remis à Pâques son retour à la montagne.
Rêves et perspectives
L’hiver ralentissait davantage l'entrain de ces villes d'Orient. En cette saison, les hommes suivaient de près le rythme de la nature, tout était en dormance hormis la neuvaine de Noël qui précipitait les gens dans les églises. Le froid étant source de toute maladie, à l'heure des vêpres, il fallait les voir tout vêtus d’étranges accoutrements : emmaillotés de la tête aux pieds comme les santons d'une crèche vivante. Dans la journée les mères de famille s’affairaient à élaborer les desserts et à sortir de la réserve les fruits secs minutieusement préparés depuis la fin de l'été. Figues, abricots, dattes et raisin rendaient une lueur de soleil à ces nuits de veillées qui se profilaient après les offices et alimentaient l'imaginaire des conteurs et des lecteurs de fables et d'épopées.
L'originalité de EID tenait entre autre à un fort accent nordique qu'il n'a jamais contrarié ou dissimulé, quand il racontait ses histoires, elles avaient une saveur de montagne.
Tel cet ours qui rôdait près de Tannourine dans la forêt de noyers, il avait été repéré à plusieurs reprises aux alentours de la ville ; les rumeurs les plus extravagantes circulaient sur ses intentions quand les bergers perdaient une bête hormis les attaques de loups à la pleine lune. Avant d’atteindre la ville, la nuit tombante surprit un étranger qui décida de se hisser sur un majestueux noyer au bord de la route. Il se cala contre le tronc, enfourchant une grosse branche, ainsi suspendu en pleine lune à l'abri de toute mésaventure. Les lueurs de la ville se devinaient au loin. Fatigue, faim et froid le plongèrent dans le sommeil malgré l’inquiétude qu'inspirait sa situation. Au début quelques bruissements sollicitèrent sa vigilance, il s’employa à conforter sa position et finit par s'en accommoder pour dissiper les peines de sa traversée. Il s'avisa de délier le ruban qui le ceinturait et s'attacha au fût. Au beau milieu de la nuit, il fut secoué à plusieurs reprises par l’ébranlement de l'arbre comme s’il voulait se débarrasser de son hôte, bien entendu il essaya de bouder son infortune. La dernière secousse résista à son entêtement et finit par le réveiller dans le désordre. Notre homme se ressaisit, ramassa ses sens et ses membres dispersés pour se cramponner solidement au tronc. Le bruit de quelques branches cassées lui fit ouvrir grand les yeux, il se retourna et vit au clair de lune une main tendue pleine de noix écrasées. Il hurla de colère : au diable les noix ! Surpris, l'ours recula et dévala l'arbre de toute sa masse. Dans la frayeur, notre homme se détacha du haut de son perchoir et chevaucha la route en hurlant sa terreur pour se donner courage dans le monde des fauves. Au village, il fut recueilli et apaisé et ce n'est pas sans réticence qu'il accepta de conduire la battue jusqu'au lieu-dit. L'ours les attendait paisiblement au pied de l’arbre, l’agitation tourna court à la curiosité devant le gisant de la bête. Depuis on surnomma l'arbre : le noyer de l'ours.
EID amusa l'assemblée comme à l'accoutumée ; les jeunes de son âge avaient rarement droit au chapitre. Quand les adultes s'affairaient en milieu de soirée autour des jeux de cartes ou de jacquet, les jeunes faisaient leur cercle en retrait pour discuter entre eux.
Très jeune il déserta l'école de la paroisse tout comme sa sœur Atf, lui pour seconder son père dans les champs et Atf sa mère à la maison. Tannourine est un haut lieu du Nord du Mont Liban où prend source la rivière Des Noix. C'est un plateau posé sur les cimes d’une montagne comme sur le dos d'un chameau avec des cols en avant et en arrière. L'entrée de la ville reste impressionnante, gardée par le jambage de deux rochers géants à peine entrouverts par génie juste pour laisser à l’homme l’accès à ce paradis ; elle se trouve immédiatement barrée par une immense tour en roc qui veille sur les lieux. La famille était installée au cœur de la ville mais possédait des terres et un pâturage au col du Hariss qui trône en hauteur et domine le paysage. Là, ils passaient les estives dans une ferme où ils cultivaient céréales et fruitiers grâce à une source qui donnait vie à l’endroit. Les lièvres hantaient toute cette contrée et leurs galeries finissaient dans le poulailler où ils avaient élu domicile. La ferme était restée à l'abandon une quinzaine d'années pendant les événements du Mont Liban. EID n'avait que deux ans quand son père avait laissé les armes pour reprendre le chemin des champs.
A l'âge de quinze ans EID rejoignit son aîné Tannous au service d'un riche négociant de Tripoli Mohammed Afandi Sabbagh. De taille moyenne, robuste et bien bâti, son agilité était en harmonie avec son caractère irritable malgré sa trompeuse réserve naturelle. Il était employé à l'entretien de l'exploitation comprenant un grand jardin d'agrumes et des écuries ; il prit la relève de son frère qui fut promu à veiller sur les affaires commerciales de Mohammed Afandi, devenant ainsi son régisseur. Le petit frère Jiris, était désormais seul à s’occuper de la ferme auprès de son père.
Ce fut leur oncle Michael qui avait ouvert la voie vers Tripoli des années auparavant. Il avait été propulsé dans un comptoir d'import-export sur l'échelle du levant par un gentilhomme influant de Tannourine de la famille Tarabey. Mohammed Afandi avait souvent recours à Michael pour son commerce et c'est ainsi qu'ils étaient entrés en confiance.
EID s'appliquait dans son travail et donnait entière satisfaction à son employeur ainsi qu'à sa famille. Il passait ses meilleurs moments au port chez son oncle à observer embarquements, débarquements, chargements, déchargements et le va-et-vient des passagers ; les ballets du port lui donnaient envie. Il avait lié quelques relations avec des matelots et des pêcheurs qui l'amenaient quelquefois dans leurs petites embarcations juste de quoi avoir le mal de mer, ce n'était pas du goût de l’oncle. Plein de curiosité, il n'avait cesse d'importuner Michael qui restait néanmoins évasif devant les tentations obsessionnelles de son neveu. Il se contentait de lui raconter l'historique du port animé jadis par les commerçants de Marseille le plongeant ainsi dans le passé par crainte du futur, il redoutait les reproches de Boutros quant aux désirs du petit.
Il lui fit le récit des consuls de France à l'échelle de Tripoli et de leurs drogmans (traducteurs attitrés) : une lignée de Tarabey de père en fils avec le prestige et les déconvenues de leur fonction. Etant des intermédiaires de première ligne dans les tractations entre le consulat et les gouverneurs, ils étaient toujours suspects aux yeux des Turcs. Par leur notoriété auprès des consuls, ils avaient sauvé des vies y compris celle du patriarche contre les assauts des Métoualis au siècle dernier. Sous Napoléon Ier, le consul en personne avait été menacé par le pacha de Tripoli, son drogman Tarabey avait voulu le mettre à l'abri à Tannourine mais il s'avisa de le confier au père de Youssef Beck KARAM pour ne pas éveiller les soupçons du pacha.
EID enregistrait tous ces récits en gardant les yeux rivés sur l’horizon et revenait toujours pour en écouter d'autres avec une religiosité qui seule lui permettait de baigner dans l'ambiance maritime. Il savait pertinemment que son oncle s'esquivait par mille emphases à ses questions incessantes au point de le désespérer. Au bout de trois ans passés à Tripoli il était conscient que l'issue se trouvait ailleurs peut-être à Beyrouth ; l'idée lui était venue un an auparavant lors d’une visite chez sa tante à HADATH.
Nous étions en plein carême, EID était allé voir un caravanier de la ville dénommé Asseed Bésile afin d’organiser son expédition à Tannourine pour les Pâques. Asseed était un jeune homme jovial et accueillant, n'hésitant pas à pousser la chansonnette et à improviser quelques vers après un verre d'arak. Le hasard fit qu’il devait aller dans le Nord chercher une commande de sésame et de crème de caroube pour le moulin de haléoué au début de la semaine sainte. De la sorte, EID passa les fêtes de Pâques en famille pour la joie de sa mère et le désespoir de son père quand il lui eut décliné son dessein de prendre le large. Boutros soupçonna Michael de l’avoir inspiré à défaut de lui avoir inculquer cette folie. EID rétorqua que Michael se refusait à l'aider et se contentait de faire voyager les autres ; il lui racontait toutes les histoires du port sans s’intéresser cependant à la sienne. Après quelques jours, la colère de son père tomba sous l'effet des retrouvailles, des festivités et surtout de sa femme. Un soir il isola son fils pour le confesser et lui reprocher sa fugue permanente de la ferme, de la maison, de Tannourine, de Tripoli et maintenant de HADATH :
-- de plus en plus étranger mon fils même dans ton propre pays, un nomade pire un bédouin. EID rétorqua :
-- je veux être mon propre patron, un vieux sage m’avait dit : « mieux vaut être la tête d'un chien que la queue d'un lion. »
-- tu comprends mon fils, quelle joie un père peut éprouver en perdant son fils à jamais, rien que pour de l'argent ? !
-- je promets de revenir.
-- à part les oiseaux je n'ai vu revenir personne.
-- je finirai par revenir comme un oiseau, j'aime bien la confusion régnante des ports. Si tu bénis ma démarche, tu me donneras la force de revenir.
-- rappelle-toi toujours que tu es un maronite libanais, deux choses tu ne trahiras: « ta Foi et ta Patrie ». A quand ce départ et vers où ?
-- au Brésil à la fin de l'année prochaine, dès que j'aurai mon passe (passeport).
-- juste avant tu repasseras par la maison et tu auras ma bénédiction.
Sur ces bonnes paroles, il rebroussa chemin vers HADATH le cœur léger avec la bénédiction forcée de son père et les larmes languissantes de sa mère. Au retour il était autant chargé de sentiments que lesté de produits de la montagne: quichque (farine de blé au lait caillé), fromages, noix et autres marchandises destinées à sa tante ; une gourde d'arak et une tresse de tabac pour l’oncle, le tout bien emballé dans deux tapis en poil de chèvre qui équilibraient le bât de l'âne qui l’attendait. Jiris devait l'accompagner pour ramener la monture. Ils prirent le chemin en badinant et en se racontant leurs histoires.
À la sortie de la ville, EID se retourna pour faire ses adieux à sa terre natale et se rendit compte de la solennité du moment : cette porte naturellement austère et fortifiée se refermait derrière lui. Il décida d'emprunter la route de Byblos pour se dépêcher au mieux vers son destin. Jiris avait déjà quinze ans et souhaitait épouser la voie de son frère vers Tripoli mais il était très sensible aux injonctions de sa mère pour rester au bercail. Depuis le mariage de Atf il était seul à veiller sur les parents. Doté d'une âme sensible, il continuait à fréquenter l'école paroissiale pour s'instruire et peut-être un jour se cultiver. Il s'évertuait à servir la messe et à lire les Saintes Ecritures en syriaque pour le bonheur de son curé. Sans avoir de vraies manières, il restait le plus délicat de sa fratrie, entre poésie et romantisme. Dans ses confidences, Jiris avoua son admiration pour les Tarabey qui parlaient le français à la maison afin d’initier leurs enfants à prendre la relève et perpétuer ainsi la tradition. Ceci leur dispensait quelques risées déplacées en ville. Avec émotion EID venait de découvrir la maturité de son frère et fut envahi d'affection.
Arrivés à Byblos, EID conduisit Jiris au marché où il croisa la caravane du nord chargée de sel, prête à partir vers Beyrouth. Il acheta une livrée de sel et donna quelques pièces à son frère pour ramener une jarre, des cruches et quelques poteries à la maison. Après une longue accolade il partit en chevauchant.
Le prélude
Il s'était fait des amis parmi les familles nordiques installées à HADATH en quête de quelques affaires ou à la fuite d'autres. Les KARAM présidaient au destin de la paroisse Notre-Dame en la personne du curé et de sa nombreuse filiation. Les affinités entre les gens du nord viennent naturellement, un des fils KARAM vivait au Brésil, raison de plus. Après avoir réconforté sa tante, EID alla confesser ses projets au curé. En signe d'amitié, le révérend appela son fils aîné, le cheikh Tanous pour faire lecture de la dernière lettre de Rio de Janeiro où son fils semblait plutôt heureux, il était journaliste et poète des immigrés du Mont Liban ; nonobstant le curé s'employait à le faire revenir. Peu de temps après, la rumeur s'ébruita dans la ville et chacun se devait de se prononcer gratuitement au sujet de cette aventure, c'est la tradition. En attendant EID faisait les démarches nécessaires à Baabda pour obtenir son passe.
Fort de l'approbation de son père, il fit en cette année 1879 le déplacement à Tripoli chez l’oncle Michael pour avoir les recommandations nécessaires auprès de la Compagnie des Messageries Maritimes en vue de son premier voyage. Il en profita pour passer vider son sac chez son frère Tannous. Il fit quelques descentes à Beyrouth auprès de la capitainerie du port afin de s'organiser. La capitale étant aux mains des Turcs, celà nécessitait les précautions d'usage, à chaque déplacement il était sommé de faire quelques commissions pour le voisinage. Il faut dire que Beyrouth laissait sur lui beaucoup d'impression avec ses rues, ses avenues, ses marchés et ses palaces par rapport à tout ce qu'il avait vu auparavant ; alors, que devait être Istanbul !
Sa tante le regardait se débrouiller avec effervescence. Chaque semaine, il passait une journée ou deux dans les administrations pour les formalités, des heures d'attente sans compter l’alignement des bakchichs : c'était l'élixir des Turcs.
À la fin de l'été tout était prêt ou presque, il lui restait une dernière confrontation requise par son père. Asseed BESIL était affairé dans le khan derrière la maison à décharger une récolte de blé de la Békaa. Il lui donna un coup de main et convinrent ensemble de la prochaine expédition vers les salines du nord.
Arrivé à la maison, il déclina tout à sa mère en attendant le retour de son père. Celui-ci ne tarda pas à se pointer fatigué, accompagné de Jiris, le seul le fils qui lui restait. De suite, Boutros conclut à l'aboutissement de l'obstination de EID. Après le dîner, il l'amena au dehors et lui tendit un pistolet, celui qu'il portait du temps de Youssef Beck KARAM en qualité de messager auprès des seigneurs du Nord, de Tripoli en particulier.
-- mon fils, ça peut toujours servir ; tu le dissimuleras dans ton sérouale. Si tu es juste, tu n'as rien à craindre, en toutes circonstances je préfère te savoir vivant que victime.
-- mon père ?
-- je ne suis pas commerçant pour te conseiller dans tes besognes. Sache que ton honneur vient de ta famille, ton emportement de moi et ta persévérance de ta mère. Tu es décidé, que Dieu t'accompagne et si tu revenais, j'aurais à te dire…
Le lendemain sa mère lui glissa dans la poche une bourse qu’il lui rendît sur-le-champ en disant :
-- mère, tu sais, je suis déjà trop riche pour quelqu'un qui ne possède rien, tout le fruit de mon travail est dans ma ceinture, j'en ai assez ainsi.
Sa tante devint de plus en plus fébrile à l'approche imminente de l’échéance, elle lui préparait quelques marchandises pour l’expédition en dépit du défilé permanent des voisins et des proches venant faire leurs adieux. En effet, la maison ne désemplissait pas, à part de vagues curieux, certains venaient transmettre des messages à leur gente d'outre-mer et d’autres insistaient à le tarer de quelques breloques sans valeur à livrer à l'autre bout du monde.
EID se laissa faire mais il était rarement présent, il devait effectuer des achats à Beyrouth et commander çà et là quelques effets personnels. Le soir il faisait le tri avec sa tante en lui montrant son fonds de commerce : des mouchoirs et écharpes en soie brodée : Oya et Tantana, des peignes en corne ouvragés, des bagues et médailles en argent filigrané, des boîtes, en bois de rose marqueté de nacre, de différentes tailles emboîtées comme des poupées russes; somme toute, un ensemble hétéroclite de tout ce qui est léger et relativement précieux.
La veille de son départ, il rendit visite au père Boulos KARAM en quête d'une bénédiction, le curé en profita pour lui remettre une lettre à son fils au Brésil en lui formulant ses vœux et en implorant la providence pour protéger le bateau et ses passagers. Il récupéra chez le cordonnier ses solides chaussures qui devaient braver terre et mer des mois durant. Il passa l'après-midi en compagnie de sa tante à entasser le tout dans deux sacs militaires qu'il s'était procurés aux puces. Quand ils eurent fini, grande était sa surprise de se voir doté d'un troisième sac exhalant une odeur de pain frais du jour, plein de conserves et de fruits secs ; il se résigna à l’accepter avec moult protestations. Asseed était venu ce soir examiner le chargement et expliquer à la famille qu’il l'accompagnerait seul jusqu'au port pour éviter les palabres des gardes turcs aux portes de Beyrouth.
Le lendemain, la famille l'accompagna jusqu'aux abords de la ville avec un cérémonial de retenue auquel les larmes n'ont pas manqué. Après une courte halte, les deux montures disparurent de bas en haut dans le célèbre bois de pins à l'est de la ville. Sans détour Asseed le conduisit au port et le confia à la capitainerie pour le visa. Après la fouille des bagages par les douaniers renifleurs de tabac, il lui fit un signe d'adieu et marmonna : un client de perdu !
Il monta à bord bardé du bagage qu'il entassa au milieu de la cale avec d'autres balles contribuant au désordre ; le seul impératif était d’épargner l'accès aux différents compartiments aménagés contre les parois, faisant fonction de couchettes. On s'affalait sur des matelas sales à même le sol. Les quelques cabines à l'étage étaient réservées aux riches personnages embarqués avec leur suite. Sur le pont il n'y avait que la cabine du capitaine dans le prolongement de la grande salle à manger qui accueillait les passagers des deux côtés d'un triptyque : trois planches faisaient fonction de table en hauteur et de bancs en contrebas. Seul le capitaine était servi sur une table ronde à laquelle il invitait alternativement les personnes de son choix. Ces bateaux en fait étaient suffisamment éventrées pour engouffrer le maximum de marchandises et de bêtes, c’était des embarcations de taille moyenne pouvant accueillir une cinquantaine de personnes dans l'inconfort et le désordre.
EID tint bon jusqu'au moment où on leva l'ancre, la traversée du port se fit sans encombre tant que le bateau était tiré hors de la digue par une chaloupe mue par des rameurs à cadence d’automates. Décidément, l'étroitesse du bassin ne permettait pas les grandes manœuvres. Pour tendre les voiles les matelots de bord étaient tous suspendus à leurs cordages, bouts et poulies à la main comme des singes de cirque jouant à étendre du linge. Dès que la première vague caressa la carène, le monde vacilla sous les pieds de EID, le vide creusa ses entrailles au point de croire le bateau déjà englouti comme Jonas dans la gueule de la baleine ! Une demi-heure plus tard, il remonta de la tanière où on l'avait blotti sous le pont, sa curiosité de voir son monde disparaître était plus forte que son étourdissement résiduel. Il constata que Beyrouth avait disparu, les montagnes révulsaient leur tête dans une chute inéluctable derrière l'horizon sans faire de bruit : il venait de découvrir que la terre est ronde. Ça y est, il était en route pour le Nouveau Monde.
Le premier voyage 1879 -- 1881
On naviguait au large depuis plusieurs jours en direction d'Istanbul, EID s'étonnait de voir une poignée d'hommes, n’ayant rien en commun, survivre sur une île de leur conception, partant vers des mondes inconnus où de drôles de surprises pouvaient les attendre. Il scrutait les passagers et freiné par la barrière des langues n'osait pas les aborder, il savait pourtant qu'il faudrait passer par-là pour apprendre ce qui lui serait utile.
Un soir, son sang de Phénicien fit un tour. Il cogita pour saisir la manière dont les ancêtres erraient sans destination méconnaissant les langues, sans provision de leur tante et sans même un passeport turc ; tout ceci pour vendre quoi, à qui et à quel prix ?
Je n'ai pas de mérite, se dit-il alors : il faut que celà marche. Le lendemain il avait démystifié une partie de ses appréhensions et comme une tornade il tailla dans la masse, Français, Anglais et Italiens y sont passés sans comprendre quoi que ce soit: une fièvre ou un délire avaient-ils pris notre homme? En dépit de tout il était lucide qu’on n'allait tout de même pas le balancer par-dessus bord pour une extravagance, il apprenait ainsi une langue mimée plutôt que parlée : ceci allait venir. Il fut toutefois étonné de voir un Turc à bord, cet homme voyant ce manège vint à sa rescousse. Tédros était un négociant grec, qui parlait le libanais à sa manière et se déguisait en turc pour les besoins de son commerce.
Tout un monde sur le désert de la mer et sur la même galère ! Ainsi se fait le rapprochement en milieu clos entre des gens de tout horizon. Ce Tédros tenait une confiserie florissante, il vendait sucre, fruits confits, loukoum, marsapan, halva etc. dans le souk des sucreries à Beyrouth. Ses concurrents n'avaient de prétexte pour le sucrer du marché que son orthodoxie chrétienne. Ils affectèrent un caïd local pour l'intimider, le harceler, le vexer puis l'agresser. En somme, il lui restait le choix : se convertir à l'Islam ou déguerpir. Il finit par vendre sa boutique et se déguisa en turc pour faire des échanges en gros avec Constantinople. EID avait une bonhomie naturelle qui le rendait plutôt sympathique, il inspira confiance au marchand et se laissa apprendre quelques tours de commerce ainsi que des bribes de français, d'italien et d’autres astuces toujours utiles pour amadouer les douaniers!
Constantinople était en ligne de mire submergeant le rivage de ses merveilles : deux péninsules qui se frôlent sans jamais se toucher, deux rives qui se convoitent à jamais dans un amour impossible. Une myriade de rochers et d'îles propage le spectacle dans l'eau. Ce bras de mer connaît un défilé permanent d'hommes à la recherche du bonheur ou à la fuite d’un malheur. La beauté du site par ses côtes accidentées dans un feston interminable laisse le spectateur subjugué par l’œuvre du créateur. Istanbul est grandiose et l'homme a modulé les collines pour donner une harmonie au paysage étalé à l'infini. Il ne suffisait pas que les immeubles bordant la mer soient aussi hauts et imposants, la fragilité de leurs vérandas suspendues comme des canots de sauvetage au-dessus de l'eau vous coupait le souffle. Les fines flèches envoyaient des messages incessants au ciel sur les quatre coins de la grande coupole de Sainte-Sophie.
Les bruits commençaient à monter à bâbord en cette fin de journée et à cerner le navire de tous les côtés comme dans une dispute géante. EID était désormais à quai. Tédros l'amena dans une boutique tenue par un cousin aussi enturbanné qu'un zouave. Les explications fusaient avant même le café, à croire que le tumulte permanent empêchait ces gens de s'écouter ; ils attendaient l’oreille vierge d’un voyageur immaculé pour déverser l'histoire de leur vie comme une carafe se verse dans un calice. Dans chaque boutique sommeillait un conte qui attendait le passant. Le cousin avait subi le même sort que Tédros à Beyrouth, il s'était converti pour sauver son magasin mais se sentait toujours humilié. Pour le même prix, il finit par s'établir à Istanbul où l'on connaissait moins sa mésaventure. Le Grec n'en finissait pas de ressasser ses souvenirs en amenant EID dans son arrière-boutique pour lui montrer un livre bien dissimulé sous un tas de tapis : une vieille bible parsemée d'icônes byzantines qui confortait sa foi et soulageait sa conscience.
Le soir EID retourna au bateau d'où il contempla le paysage dépeint merveilleusement par la lune : aurais-je été Turc, j’aurais été fier de la capitale du monde ! EID s'endormit d'épuisement et se leva par curiosité avant le jour. Pour la première fois perché sur le pont d’un bateau, il assista au réveil d'une grande capitale, le calme commença à accoucher du bruit et finit par gagner le monde entier.
De son observatoire, il étudia le circuit qu'il devait effectuer sans se perdre en prenant comme repère le port. Il mit pied-à-terre et déambula dans différentes directions revenant toujours à bon quai. Il était rassuré de voir que le bateau ne partait pas sans lui, il grignota une délicieuse tartine de kébab puis voulut visiter Sainte-Sophie. À l'entrée la garde religieuse faillit le mettre en prison : L'impie s’était introduit sans se déchausser, fait grave que de profaner ainsi la plus grande mosquée de l'empire ottoman. La deuxième tentative visait La Sublime Porte bordée de longs bâtiments avec une batterie de dômes comme un étalage de pâtisseries orientales ; l'enceinte qui dissimulait les bâtiments rendaient l'endroit opaque et mystérieux. Quant à la Porte, un magnifique ouvrage en soi, elle était calibrée par la foule dans un mouvement de va-et-vient impressionnant qui saturait les trois enceintes successives malgré le filtrage des bachi-bouzouks. Le calife, juge des juges, expliquait cette affluence, c'est là que tous les plaignants de la planète devaient converger pour se faire rendre justice ou injustice à prix d'or.
Les fiacres avaient du mal à se frayer un chemin dans la densité des passants, des hommes prêts à comparaître devant la cour pour toute sorte de requêtes, habillés proprement dans des couleurs extravagantes et arborant le tarbouche qui était presque de rigueur. Le tarbouche s'était largement substitué au turban, un couvre-chef cylindrique en feutre rouge avec une frange de soie noire pendante sur un côté, une sorte de haut-de-forme sans forme. De loin le spectacle de ces rassemblements se comparait à un immense toit coiffé de cheminées en briques laissant échapper une petite fumée sur le côté.
Il continua d'errer dans les dédales de la ville et revint dans la boutique du Grec. Dès lors son épreuve commerciale débuta, le Grec avait su dresser l'inventaire du bagage de EID et le persuada de lui en concéder une partie. EID ne céda que sur quelques produits tels que la crème de caroube et de raisin, la pâte d'abricot et le quichque qui fit le bonheur du Grec : cinq Ratls (unité turque=2,5 kg) s'exclama-t-il ceci nourrit un régiment ! EID ne voulait pas d'argent, il n'avait jamais rien vendu jusqu'alors, en échange il accepta des plaquettes blanches et noires de musc et réglisse ainsi qu'un tapis nomade : une prière en laine grossière pour couvrir son matelas. D'un air dubitatif il conclut son premier marché : son commerce débuta par le troc !
Le lendemain, le chargement du bateau était complètement tout autre par ce qui avait été livré et embarqué, parmi les passagers il y avait plus d'Italiens et de Français et moins d'arabes et de Libanais. En route le capitaine ne manqua pas de naviguer à vue auprès des côtes françaises indiquant les villes : Toulon et ses bâtiments militaires et la Ciotat où avait été construit La Licorne sur lequel il voyageait.
On se retrouvait finalement à Marseille et le paysage n'en était pas moins ravissant : couleurs, architectures, escarpements et cathédrales se mêlaient dans une fête. Le bruit ne manquait pas, pourtant le monde pouvait se passer de paroles, il suffisait d'observer les gens pour comprendre presque tout. Cette gestuelle élaborée convenait parfaitement à EID : c'était sa première leçon de marseillais sans texte. N'empêche que, cette langue au parler doux et posé en Orient était livrée à toute allure par des machines à coudre chantantes. Quant à lui, en récitant ses quatre mots de français, il était soulagé, le sentiment du devoir accompli. Il mangea du poisson à la sauce tomate, but de l'arak frelaté (pastis) et s'en trouva ravi.
Marseille était moins pompeuse qu'Istanbul, un port rectangulaire bien défini, habillé de monuments et de façades couleur ocre, dentelé de balcons en corbeilles de fer forgé, un agencement agréable fendu d'avenues droites prolongeant cet ordre en profondeur. Le port se prélassait dans les bras de la cité avec une intimité qui se traduisait par l'accueil chaleureux des gens. Pas un seul chameau ou dromadaire dans toute la ville mais des chevaux traînant moult espèces de véhicules dans des combinaisons insolites. Dans les souks d'Orient, les dégagements des bêtes étaient amadoués par les odeurs d’épices alors qu'ici ils étaient exacerbés par celles de poisson.
Cette fois-ci, le troc ne lui réussit pas chez un premier pâtissier. Il entra de pied ferme chez un grossiste, ses lingots de musc et de réglisse sous le bras ; le marchand dissimulé derrière une montagne de pain de savon cerna rapidement l’inexpérience de notre apprenti, il connaissait suffisamment les échelles du levant pour traiter dans un mélange de turc et d'arabe. Afin d’aider EID, il lui racheta son trésor et lui indiqua les produits qui avaient bon cours au Brésil. Pour le même prix il se chargea de soieries de Lyon, de nécessaires de toilette finement assortis, de parfums ambrés, de savon à la lavande, de boîtes de talc etc..
À son retour au port on transvasait son vieux navire dans un autre pour la traversée de l'océan, deux fois plus haut et trois fois plus long, une île flottante. Pour meubler, ils avaient remonté à bord un détachement d'Espagnols de retour pour Barcelone. Ravitaillé, le bateau devait appareiller le lendemain. EID revint avec son butin et le rangea jalousement dans le compartiment fermé qu'il avait obtenu moyennant une modique somme.
Ses vêtements avaient souffert du voyage, d'après les gesticulations avec une blanchisseuse il comprit qu'il n'avait pas le temps de les faire nettoyer. Il lui restait les puces pour acheter un habit solide et propre. Il s'accommoda du progrès en choisissant un vieux costume irréprochable et démodé qu'il endossa à la place de son accoutrement oriental.
Les discussions des Espagnols couvraient les bruits de la capitainerie au cours des manœuvres du départ. Ils se parlaient dans un jargon de consonance arabo-italienne ponctué de jurons : Carajo et Calabocca (calla la bocca). Cette compagnie était bagarreuse avec tout le monde sans distinction. Autant insupportables le jour, les Espagnols faisaient le bonheur de la nuit en fredonnant jusqu'à l’aurore des sérénades langoureuses.
L'escale à Barcelone fut brève, on déchargea des tonnes de savon de Marseille, des étoffes et des dentelles pour laisser place principalement à l'huile d'olive. La compagnie de corsaires fut remplacée par d'autres espagnols et portugais moins exubérants. Les quartiers du port étaient animés jusqu'au matin, cette ville n'avait pas sommeil, on y mangeait des paellas et on y buvait du vin à l'orange jusqu'à l'aube enchanté par les guitares et les claquettes. Quelques habitués parmi les passagers disparaissaient dans les ruelles cherchant du réconfort auprès de quelques danseuses. Le jour suivant EID se procura pour peu cher un attirail d'éventails, de coiffes en nacre et en tortue dont ils avaient l'art de finement ciseler.
En route jusqu'à Gibraltar pour un dernier ravitaillement en eau douce et l’on franchit la porte de l'océan. Le capitaine recommanda avec fermeté d'économiser l'eau jusqu’à la prochaine escale au plus tôt dans quelques semaines à Saint-Pierre de la Martinique. La monotonie du spectacle de la mer ne modérait pas l'enthousiasme de EID, il se laissait bercer pour bien assimiler ce qu'il avait vu et appris. Pour ne pas être submergé, il lui fallait trouver une règle simple pour aborder toutes ses découvertes. Malgré leurs diversités, toutes ces grandes villes sont bâties autour d'un port où la nature s'écarte pour que l'homme y plante son décor. On y trouve un peuple, une croyance, des rues, des boutiques, des bêtes, des charrettes, des marchandises, des bateaux et un étranger qui cherche le bonheur. La différence avec l'Orient se lisait sur les visages ; la liberté est volatile, elle rend les gens légers et sereins alors que l'oppression est pesante elle les écrase et les enferme dans la suspicion et la délation.
Une tempête se leva en mer et s'en prit de tous les côtés au bateau qui ne savait plus comment se mettre, surtout pas sur le dos ! Les creux l'engloutissaient et les vagues le recrachaient ; ni ciel ni mer ne voulaient de lui. Les claques des flots sur la carène, le grondement des marchandises renversées se faisaient l'écho des tonnerres. Pour rallier les éléments dans un élan final, il s'était mis à pleuvoir des torrents : eau de mer, eau du ciel, eau de partout. En quelques heures la tempête se calma laissant place à une pluie sans répit. EID n'avait jamais imaginé jusqu'alors qu'il pouvait autant pleuvoir au large, il avait pu le vérifier.
À l'entrée de la baie de Rio de Janeiro, il loua le Créateur pour tant de beauté à la fois, les larmes aux yeux il contemplait ce temple de la nature. Certes, l'homme réalise des choses merveilleuses, mais toute l'humanité ne peut construire une montagne ou creuser une rivière : Rio de Janeiro en est la preuve ; c'est un résumé de toutes les merveilles du monde auxquelles rien ne manque ! Soulagé d'être enfin arrivé et récompensé de toutes les peines encourues, il observa en traversant la ville quelques tarbouches qui surnageaient la marée humaine inondant les rues, il fut rassuré. Hommes, femmes et enfants de toute couleur, brassaient dans un mouvement perpétuel cette atmosphère de carnaval. Il se laissa imprégner du spectacle de la terre vue de mer, de la mer vue de terre, de ce peuple dont il ignorait l'existence comme un explorateur qui venait de découvrir le nouveau monde. Après un moment d'adaptation, il se ressaisit de ses flâneries comme un marin appréhende la sensation de la terre ferme après un long voyage.
Il aborda un tarbouche ambulant qui lui indiqua la rue où se trouvait le signor KARAM, destinataire de la lettre qu'il avait en main. La rencontre fut très cordiale, le signor KARAM lui offrit son hospitalité au début du séjour. Il rencontra une horde de marchands ambulants qui racontaient une foule d'histoires et posaient un tas de questions. Il laissa son chargement chez son hôte, acheta deux valises à compartiments et commença à arpenter les routes. On déambulait toujours à deux, il est vrai que la compagnie est agréable mais les raisons de sécurité avaient instauré cet usage. Il leur arrivait aux heures de plein cagnard de siester au bord des routes, de coucher à la belle étoile en rase campagne ou de s'absenter pour toute sorte de commission : il fallait surveiller la marchandise la main sur la gâchette pour dissuader un potentiel agresseur.
Il débuta aux côtés d'un compatriote expérimenté et raisonnable qui lui apprit la langue, le marché et les pièges du métier. Il conduisit EID dans les riches banlieues de la capitale évitant de s'aventurer dans les campagnes reculées. Dans chaque place de quartier, ils déployaient les pieds de leurs valises qui s’ouvraient à la manière d'un étalage, ils exposaient les articles et interpellaient les clients. Le plus souvent, c’étaient les hommes qui traitaient le marché pour le compte de leurs femmes : derrière chaque grand client il y avait une sacrée femme ! Il persévéra plusieurs mois sur ce rythme, mangeant de la féjouada à toutes les sauces, mâchant des bouts de canne à sucre cueillis en chemin et couchant dans des auberges à deux sous. Il revenait à la capitale de temps à autre pour faire le plein: cravates, nœuds papillon, cols cassés, plastrons, manchettes, bretelles et ceintures...
Il eut d'autres compagnons ambulants qui l'amenèrent dans les profondeurs du pays où le marché était plus juteux par la rareté des marchandises et la difficulté des échanges. Dans ces régions, on leur proposait du troc avec des peaux de lézards, de serpents ou de crocodiles, il arrivait qu'il soit payé en pierres semi-précieuses ou en loupes d'émeraudes qui trouvaient facilement preneur à Rio de Janeiro.
Un jour on leur fit visiter une mine d'améthyste, il était stupéfait par tant de lumière, de couleur et de brillance dans le ventre de la terre, chaque fois que la torche remuait, le spectacle bougeait en entier. Le creux des parois scellait des trésors étalés d'un royaume oublié, au détour des galeries il existait des cavernes toutes serties qui auraient fait rêver Ali Baba. Les ouvriers mulâtres peinaient à la tâche et se faisaient discrets dans l'obscurité, l'ensemble ressemblait à une pyramide aux labyrinthes décorés, attendant un pharaon exigeant de son peuple de creuser encore et encore.
Le Brésil est le plus beau pays, il offre des paysages incessamment nouveaux, des plantes aux fleurs inimaginables aux parfums extasiants, des arbres aux fruits succulents, des myriades de volatiles à plumage extravagant, un ensemble paradisiaque d'une beauté immorale. Sur les routes EID saturait son regard de curiosités dans un défilé sans fin.
La diversité du peuple n'était pas en demeure, une foire d'étrangers qui se sentaient tous chez eux : un réconfort pour le dernier arrivé. Une atmosphère de joie et d'humilité façonnait les mentalités au point que si l'on bousculait quelqu'un par inadvertance, il s'excusait le premier : obrigado signor. Dieu sait qu'il ne manque pas de pauvres, mais ce ne sont pas les plus tristes, loin s'en faut, à la manière d'accepter leur sort avec une douce résignation.
Il remonta en péniche le Rio Grande jusqu'à Sao Paolo, c’était moins intéressant mais plus commerçant que le reste, il y existait déjà la rue de l'Orient qui abritait des chiffonniers en majorité libanais. On y racontait même, que le roi Pierre II du Portugal, de passage à Sao Paolo, allait se restaurer chez une dame du Nord Liban, buvait du café et se faisait lire l'avenir dans le marc, celà l'amusait. La maison existe jusqu'à nos jours sous le nom EL ARZ : le Cèdre.
De retour à Rio de Janeiro, EID eut la nostalgie du Liban et il pensa repartir après un an déjà, la ceinture pleine d'or ; le devoir d'exhausser le vœu de son père était pour lui une fière obsession. Il confia ses valises à son premier compagnon et remercia signor KARAM de son hospitalité. Il monta à bord du navire français, jeta un dernier regard d'adieu au PAO DI ACUCAR et s'enfouit dans la cargaison de café, de sucre et de coton destinée à Marseille.
Dorénavant il voyageait plus léger, il réalisa qu'il n'était qu'un simple intermède entre la ville et la campagne, un port et un autre. Les gens et les marchandises remplissaient le monde, il suffisait de les présenter les uns aux autres là où celà manquaient, de préférence dans la valise d'un marchand ambulant.
De passage à Marseille, il vendit quantité de petites boîtes et tabatières en argent martelé qu'on trouvait à bon marché au Brésil ainsi que des peaux de lézards qui rapportaient gros chez les maroquiniers. Il refit le tour des même commerçants, remangea dans le même bistrot et but un bon vin. Parmi les achats qu'il effectua, des semences de ver à soie provenant de Corse qui avaient leur réputation en Orient. Il procéda à échanger chez les cambistes son or contre des livres turques.
Il reprit le même bateau qui l'avait amené de Beyrouth et qui passait par Naples. Le capitaine lui recommanda la vigilance quant aux mains lestes se baladant sur les quais. Le boucan de la ville n'avait rien à envier à Istanbul mais la gestuelle pointue rendait l'italien encore plus facile que le marseillais. Une magnifique ville grouillant de monde avec le Vésuve en toile de fond. Assombries par la contiguïté des immeubles, les ruelles étaient étoilées en plein jour par le linge circulant d'une fenêtre à l'autre. Il aurait voulu rentrer sous la grande coupole pour prier mais c'était le théâtre San Carlo. Il avait retenu la splendeur du marché couvert ainsi que l'austérité absolue de l'imposante forteresse du port.
À Istanbul il donna l'accolade au Grec et lui offrit une tabatière en argent du Brésil, son cousin Tédros était en mer. Il fit son manège d'achat vente et quelques jours plus tard il revint chez sa tante.
Le premier retour
Par précaution, il endossa son habit traditionnel avant de débarquer à Beyrouth. Il arriva à l'improviste chez sa tante qui s'évanouit d’émotion de le voir ressuscité. C'était un pionnier « du retour au Liban ». La fête s'organisa spontanément. Lui faisant l'honneur de se déplacer, le curé s'est vu remettre une lettre de son fils avec toute la gratitude de circonstance.
Les traditionnelles veillées s'engouèrent autour de ses curieuses aventures d'outre-mer contrastant avec un Orient figé dans le carcan turc et récalcitrant à tout changement. Le plus enthousiasmant de ses récits était la description d'Istanbul, le reste devenait rébarbatif avec des villes inconnues que l'on ne verrait jamais, n'intéressant finalement que lui. Mis à part l'épisode de la tempête et la caverne d'Ali Baba, son auditoire restait placide et peu ému par les peines encourues, les angoisses, les attentes, la solitude, la faim, les rêves et les perspectives. Gare s'il glissait un mot barbare dans ses discussions, c'était prétentieux et mal vu, seules les injures et autres balivernes pouvaient les exciter. Il en était quelque peu désappointé en se disant que les Turcs étaient parvenus à anesthésier à jamais les esprits. Après quatre siècles d'oppression et de guerre permanente, ils avaient réussi à tuer l'espoir, le rêve et l'enfant qui dort dans l'imaginaire de chacun. Désormais, il omit de ses anecdotes le nom des gens, des villes et des rivières, encore un peu il aurait éclipsé les astres des tropiques pour que ces lieux restent perdus et apatrides. Aux yeux de beaucoup, seul son or aurait concrétisé ou chiffré ce qu'il venait de vivre, il se garda d'en dévoiler la moindre idée. D'ailleurs, sceptiques et persifleurs auraient bien aimé lui coller le surnom de signor s'il n'avait déjà bénéficié de El Tannouri, était-ce l’ignorance ou la jalousie ? Il se rebiffait face à ces interlocuteurs et devenait taciturne, il commença dès lors à cultiver sa solitude.
Tout ce qui heurtait les curieux suscitait l'attention de sa famille. Sa tante était son vrai refuge, elle était avide de tout fureter, en compagnie de sa fille Martha, elles l'interrogeaient sur son quotidien : ce qu'il mangeait et buvait, où il dormait et s'habillait, les coutumes des gens etc.. Ils se réunissaient tôt le matin autour d'un café brésilien ou tard le soir autour d'un maté argentin. Il confia à sa tante la grande part de son butin afin de louer une propriété qu'il visait au centre de HADATH et dont il avait eu écho par un voisin.
Sa mère le prit dans ses bras retenant ses sanglots et laissant couler ses larmes. Il était bien vivant et bien portant, par la grâce de Dieu. Elle mandata quelqu'un pour chercher son mari de la montagne, il essouffla son âne pour parer au plus vite. Les retrouvailles furent solennelles au point que Boutros aurait voulu faire sonner la cloche de l'église. Il offrit à sa mère un médaillon et une bague en loupes d’émeraudes taillées en goutte. Boutros s'enorgueillit d’un fils ayant tenu parole. De tout son périple il retiendra Naples. Il le questionna sur ses affaires, ses projets et quand il apprit qu’il envisageait un voyage potentiel il lui intima de passer le voir auparavant.
De retour à HADATH, sa tante avait engagé des pourparlers auprès du régisseur du prince CHEHAB pour la location de la propriété convoitée, peu après EID intégra sa nouvelle demeure. Au centre ville à un pas de l'église Notre-Dame, un hectare de jardin en pente douce, complanté de limoniers, amandiers, figuiers et néfliers, arrosable par El Aïn : le rêve. Il y avait quatre constructions au cœur de la propriété : une très vieille maison, une autre plus récente, une étable et une grange, toutes attenantes les unes aux autres délimitant ainsi une cour abritée et à l’écart une dépendance. Il s'installa dès lors dans cet endroit qu'il ne quittât jamais.
Il intégra la grande maison qui avait un toit en tuiles à quatre pans, aménagea un foyer pour le feu de bois au sein de la pièce principale qui devint dès lors le lieu de rencontre des jeunes au même titre que le café El Aïn. Il avait toujours quelqu'un à sa table, un ami ou un étranger de passage, il se fit une solide réputation d'hospitalité de nature à courroucer le propriétaire de la Locanda, la seule auberge de la ville, au point que celui-ci souhaitait que EID restât en vadrouille.
Ce manège dura quelques mois avant qu'il ne décida d’entamer son nouveau voyage. Après les préparatifs il partit à la rencontre de son père. Boutros lui demanda d'aller dans le Kisirouéne chez un cheikh des EL Khazen, (au sein de cette noble famille qui donna depuis Louis XIV une lignée de consuls de France à Beyrouth) pour porter une correspondance à son ancien leader Youssef Beck KARAM en exil à Naples. EID fut très ému de la confiance de son père. Boutros était un des messagers du Beck dont la devise était "plutôt mourir que trahir", tous rodés à une forte tradition orale pour mémoriser le courrier à la lettre au péril de leur vie, ils se devaient d’avaler le parchemin pour ne point laisser de trace.
Il exécuta la volonté de son père et se chargea de cette lettre et de quelques affaires. Le seul bateau qui devait faire escale à Naples était un brick surnommé La Fortunée, un deux mâts petit et agile qui d'habitude desservait le courrier du Levant. Selon le cheikh EL Khazen, Youssef Beck était encore cloîtré dans la forteresse du port, les Turcs cherchant toujours à l'éliminer.
Le deuxième voyage 1883 -- 1885
La Fortunée s'engagea dans cette rivière maritime du détroit de Messine : « E veramente bello ! » La magnifique villa des Savoie trône sur le port. Au loin se détache le clocher du duomo avec ses cadrans animés dont on distingue les couleurs et le mouvement des personnages. EID réalisa qu’au Liban, il n'y avait aucune horloge sur les places publiques pour rendre compte du temps qui s'écoule, seuls les Ottomans avaient la maîtrise du temps.
À Naples, le commandant du Castel Dell’Uovo lui assura que l'exilé avait été transféré, EID insista. Le lendemain, l'officier fit accompagner le curieux messager par un carabinier jusqu’à la colline du Vomer à la demeure des Bourbons de Naples. La Sublime Porte ayant décliné toute hostilité à son égard, l'illustre prisonnier écoulait paisiblement son exil dans ce palais.
Il fut introduit, par un compagnon libanais auprès de Youssef Beck, les deux hommes se découvrirent pour la première fois. De son regard perçant, le Beck le toisa et souligna la ressemblance avec son père Boutros ; EID se trouva en présence d'un gentilhomme petit et trapu, vêtu comme un pacha. Bien que marqué par le temps, il s'agitait avec nervosité, se levait et s'asseyait brusquement comme un chevalier en selle. Usée par le tumulte des batailles, sa voix rauque était de trop pour le peu de mots qui lui échappaient, il était peu loquace. Il commenta avec gravité le courrier du Cheikh El Khazen: le Liban doit tout ou presque à cette famille depuis Abou Néder. EID fut hébergé pour la nuit dans la demeure. Avant son départ, le Beck voulut lui faire une largesse qu'il refusa avec retenue. Il fit allégeance à son hôte et promit de repasser à son retour.
La Fortunée mit le cap sur Gênes, une courte escale pour embarquer un chargement de toile rêche en vogue en Amérique, juste propre à bâcher des diligences. Dans ce coton bleu, les fermiers se taillaient des pantalons « jeans » par référence à Gênes. Sur la route de Marseille on longeait la côte, le vent d'Est rendait le brick plus rapide et agité. La lumière était somptueuse et le paysage donna à EID l'impression d'être au Liban. La tempête se leva et poussa La Fortunée dangereusement vers le rivage, l'équipage s'avisa de faire escale dans la rade de Villefranche. Démontée, la mer en décida autrement, sur les conseils du gradé Fautrier de Menton on jeta l'ancre prématurément dans la baie de Garavan, lieu-dit gardé du vent.
Le lendemain, La Fortunée vit le jour dans l’azur calme, on appela tout le monde à bord pour observer le mirage de la Corse visible en cette période de l'année. La ville ressemblait à une crèche vivante épousant harmonieusement la colline et dont rien ne dépasse hormis le clocher. Les terrasses de Garavan ressemblaient à des lignes écrites de la main de l'homme dans ce livre ouvert de la nature.
À cette époque, la soie lyonnaise enrichie de plusieurs motifs du tisserand Jacquard jouissait de la meilleure réputation. Des dessins de toutes couleurs parcouraient les tissus par enchantement, EID en fit une réserve à emporter. Contre un supplément, il voyagea sur un bateau mixte, un ancien voilier ayant perdu son grand mât au profit d'une cheminée. Le démarrage fut impressionnant, l'énorme bête se mit frénétiquement en branle comme un chien mouillé. Il économisa quelques semaines sur le trajet et arriva assommé par le carcan des machines. En Martinique, il prit des semences de frangipaniers et d’hibiscus dont quelques spécimens lui ont survécus.
Dès son arrivée à Rio de Janeiro, après le cérémonial d'usage, il reprit les routes avec ses compagnons et ses valises. Cette fois-ci, il visa le nord vers Manaus en pleine Amazonie, la capitale du caoutchouc où l'argent coulait comme le fleuve, disait-on. En effet, sortie de rien, si ce n’est de la forêt impénétrable, une ville moderne surgissait avec églises, immeubles, casinos, et même un grand théâtre comme celui de Naples.
Un jour il se plia à la volonté d'un collègue ambulant : remonter le Rio Négro pour une expédition vers le Venezuela et la Colombie. La barge suivait les méandres heurtant les troncs d'arbres couchés de travers. Une compagnie de mulâtres animait la traversée au même titre que les singes sur les berges. Au passage, quelques poissons s’envolaient jusqu’à bord, un double chapelet d'écailles suscita l'excitation de la troupe qui désigna le redoutable reptile dans l'eau. Le capitaine d'eau douce chahutait tout son monde dans un portugais coloré d'injures pour donner une solennité à ses recommandations de prudence : la rivière était infestée du jacaré (caïman) et de piranhas et personne ne pourrait leur venir en aide.
On croisait en route quelques embarcations chargées de minerais ou traînant des cordées de troncs d'une futaie impressionnante. Des mulâtres usés par le travail des mines et des forêts grouillaient sur ces radeaux flottants. À la tombée de la nuit nos joyeux métis allumèrent un feu à l'arrière, entonnèrent leurs airs mélancoliques et entamèrent leurs déhanchements. L'ambiance de fête était intensifiée par le silence de la forêt, l'obscurité sublimait la fine silhouette des danseuses éclairées par les langues du feu. Pas même l'armée du sultan ne pouvait empêcher le bonheur des hommes.
Soudain ce petit monde se pencha sur la rampe arrière dans un cri déchirant: en glissant, une des filles s'était précipitée dans l'eau. Sidérés, tous entendirent un gémissement étouffé et le corps disparu en un instant dans une mare brunâtre. Les clapotis de queues des insatiables monstres, se roulant dans l'eau à chaque prise, délimitaient le lieu du drame. Cette scène le hanta à jamais, il en fit souvent le récit.
Son premier compagnon qu’il encombrait toujours de ses valises, s'estimait trop vieux pour s’aventurer au Mexique. Après la guerre de sécession, grand nombre de riches américains avaient investi ce pays avec leurs esclaves pour leur éviter les malheurs ou continuer à les assujettir. Les déplacements y étaient plus aisés qu’au brésil et en dépit de la pauvreté, les denrées y restaient chères du fait de leur rareté.
Un mélange d'inquiétude et de nostalgie le tourmenta et le fit rentrer dans une bulle d'incertitude. Après quelques mois, il rassembla tout son courage pour rentrer. À l'époque on était enclin à s'établir plutôt qu’à braver les mers proies aux caprices de la nature. Il essayait de se motiver se promettant de revenir, son obéissance à la volonté de son père modérait ses ambitions. Sa ceinture était pleine d'or et tout pouvait tomber à l'eau même les jeunes filles, hélas.
Il effectua son périple jusqu'à Naples, l'entrevue avec Youssef Beck KARAM prit une autre tournure. Après maintes hésitations, il fut missionné de rechercher la dépouille du cheikh Bchara Tarabey tombé au champ d'honneur et enseveli à la hâte près de HADATH. EID fut bouleversé et flatté à la fois. Le Beck lui confia quelques lettres et ses amitiés à Boutros.
Sur le chemin du retour, il était fier de porter le flambeau jadis brandi par son père. Il élaborait la manière dont il fallait agir en toute discrétion pour assurer le succès de sa mission. Arrivé à Beyrouth il se promit d'accomplir sa tâche en priorité avant de revoir sa famille.
Le deuxième retour
Il réintégra la maison et s'adonna passivement au rituel des visites d'une manière étrangement évasive. Un soir, il partit inspecter le lieu indiqué dans la plaine d'oliviers à l'aplomb du pont de Kfarchima. Il repéra l'arbre centenaire d'après le signalement fourni. Les événements remontaient à une trentaine d'années lors d'une confrontation opposant les troupes de Youssef Beck KARAM aux Métoualis et aux Druzes. Quelques chevaliers étaient tombés sur le champ d'honneur et abandonnés sur place dès lors que les renforts turcs avaient surgi à l’horizon. Le Cheikh Bchara Tarabey était à la tête de cette campagne et fut enterré à la sauvette en un endroit soigneusement dissimulé pour éviter toute profanation ultérieure ; il avait durement sévi dans les rangs ennemis. À l'issue de cette bataille les Druzes s'implantèrent près du pont ce qui rendait l'endroit assez périlleux.
EID avait le poil hérissé à l’idée de rentrer dans ce temple de la résistance, il enleva ses chaussures de peur de piétiner quelques âmes errantes dans ces lieux. En attendant, il planqua ses instruments dans un sac en jute au pied du pont. Il envisagea de revenir un soir de pleine lune. En creusant cette nuit, il se retournait souvent par peur d'un intrus. En profondeur, il prit plus de précautions, contournait chaque grosse pierre pour éviter d’infliger un nouveau martyr à la dépouille. Son manège dura plus d'une heure dans son cérémonial funèbre, ses mouvements devenaient lents et graves. Il s'arrêta, se signa, retira religieusement un crâne et le mit délicatement dans son sac. Il retourna encore fouiller à la main cherchant je ne sais quoi, et finit par extraire un anneau qu'il glissa dans sa poche, rassembla ses instruments, endossa son butin et se mit en marche.
Il venait de déterrer un trésor d'un Liban martyr et fier à la fois. Il s'enferma chez lui, découvrit le crâne grand et intact, retira la pièce de sa poche, la polit, rangea l'ensemble dans un linge propre et pria longuement. Cette nuit, il eut du mal à s'endormir pourtant il le fallait en vue de l'expédition du lendemain.
A la première lueur du jour, il fut tout embarrassé de réveiller Asseed, lui emprunta une mule et le laissa derrière lui tout hébété. La route n'en finissait pas de lenteurs, il voulait courir plus vite que sa monture pour atteindre sa destination au plus tôt. Son arrivée à Tannourine fut tard dans la nuit, il fonça directement chez le curé qui l’autorisa à sonner le glas. C'était un signe de ralliement en cas de grave danger. Toute ameutée, la ville accourut à l'église venant aux nouvelles. Le plus surpris de tous fut Boutros, croyant son fils au Brésil et le trouvant au cœur de ce tumulte un crâne à la main. Le fils du cheikh Bchara Tarabey était tout bouleversé de la découverte, connaissant les conditions de la mort de son père, il n'avait aucun moyen pour l'identifier. C'est alors que EID tendit l'anneau en argent avec lequel le cheikh Bchara attachait ses longs cheveux. La stupéfaction fut à la hauteur de la reconnaissance des Tarabey.
Le lendemain, des obsèques dignes et solennelles furent célébrées. EID se tenait aux côtés de Boutros, fier de rejoindre son père dans la résistance. Les Tarabey l'invitèrent avec les honneurs dignes du nom de HARB (guerre) attribué jadis par le prince fondateur du Liban (dans l'histoire, une famille de paysans avait sauvé le prince d'un traquenard tendu par les Turcs dans les parages de Tannourine, il leur donna le nom de HARB). Ce faisant, EID persévérait dans le chemin tracé par les ancêtres. Jiris, le plus raffiné de la famille, trouva grâce aux yeux des Tarabey et fut affecté à leur service, il apprit ainsi un peu de français et une certaine étiquette.
Quelques semaines plus tard, de retour à HADATH, il raconta son exploit dès la première veillée. La vie reprit son cours tranquille et EID s'affairait à l'entretien de son jardin. Entre-temps il sonda le mandataire du prince CHEHAB quant à la possibilité de rachat de la propriété ; ce dernier, certain de l'attachement de EID à ce bien et se doutant de sa fortune, en demanda 1200 livres or. EID rétorqua qu'il était venu parler « de centaines et non de milliers ». Par la même occasion, il apprit que le cheikh Tanous KARAM avait des vues sur la dite propriété pour le compte de son frère du Brésil qui cependant n'avait pas l'intention de revenir ; EID le savait pertinemment. Finalement il compta entreprendre cette expédition au Mexique pour tenter sa chance.
Le troisième voyage 1887 -- 1888
Il embarqua à Beyrouth pour Naples et fit le récit à Youssef Beck KARAM qui le félicita en disant : vous avez fait honneur à votre père le Cheikh Boutros.
Après son périple classique, il franchit les colonnes d’Hercule en direction de Cuba. Des villes joyeuses et colorées où prospéraient la culture du tabac et les fabriques de cigares. Un jour, pendant que EID batifolait en portugais pour traiter une affaire au marché, un homme l'aborda. C'était un métis brésilien ni jeune ni vieux, ni grand ni petit, ni blanc ni noir, un être inachevé chaleureux et sympathique. Il travaillait dans les champs de tabac avec un groupe de noirs qui le surnommaient Negro pour mieux l'intégrer. EID ne tarda pas à le mettre dans la confidence de son voyage au Mexique. Séduit par l'idée d'aller travailler dans une de ces riches haciendas dont parlent tous les voyageurs de cette partie du monde, Negro accepta la proposition de l'accompagner tout au long de son séjour. EID en était soulagé.
Il découvrit dans ce pays de nouveaux peuples, de nouvelles coutumes orchestrées dans un mélange étrangement insolite. Il n'était pas rare de voir des attroupements d'Indiens hanter les églises de leurs innocentes idolâtries. Ils ornaient les saints de colliers et d’accoutrements avant de célébrer leurs cultes païens. Curés et sacristains étaient souvent aux aguets pour les pourchasser, ils se sauvaient sans résistance en y laissant des plumes !
Beaucoup de pauvres, de terres arides mais nombre de bourgeois et de seigneurs espagnols possédaient de vastes domaines où ils organisaient la culture et l’élevage à la manière féodale. Au point culminant de ces villages, on retrouvait la maison du maître étalée de toute sa largeur et délimitée par d'autres corps de bâtiment : chapelles, dépendances, granges et haras ménageant un espace au centre pour les récoltes et les festivités. Au quotidien, cette place était investie par les chiens, les volailles et les parades de paons pour le plaisir des yeux. Quelques haciendas avaient l'allure d'un riche couvent, d'autres l'aspect décrépi d'un sanatorium. Tous les soirs après le labeur, les paysans vivant dans les huttes et masures dispersées aux alentours se retrouvaient à l'économat de la ferme.
Il y avait une hiérarchie établie entre les différentes castes d'ouvriers : les surveillants en sombrero à cheval, armés de fusils et de pistolets ; les Mexicains à dos d'âne, les esclaves à pied et portant leur « gama » (machette) pour défricher et récolter. Souvent des coups de feu résonnaient dans la plaine autant pour une vache égarée que pour une rébellion éclatée, il était d'usage d'avoir son arme sur soi à toutes fins utiles. La discipline régnait parmi les habitués mais on constatait des désordres par l’envahissement des saisonniers aux périodes de moisson.
Le magasin était une vaste pièce où le seigneur rétribuait ses ouvriers sur le coin d'une immense table qui servait de comptoir, à l'autre bout il y avait la buvette et entre les deux tout un étalage de marchandises hétéroclites. Ce petit monde s'y approvisionnait pour tout besoin ; vivant en autarcie dans ces coins reculés du pays, ce huis clos consolidait la dépendance au maître qui récupérait de la sorte une partie de son argent. Cette organisation était étonnamment favorable au commerce, on y écoulait toute sorte d’articles en provenance des grandes villes. On y était bien accueilli, logé et nourri pour deux sous pourvu de s’être donné la peine du voyage. Les accessoires de luxe de fines factures françaises ou espagnoles trouvaient grâce à prix d'or auprès des maîtresses de maison.
EID et Negro n'avaient cesse de faire la navette entre villes et haciendas depuis plusieurs mois, il en avait plein la ceinture. Depuis deux jours ils étaient dans une des plus riches demeure qui trônait sur une plaine de coton avec plus de deux cents ouvriers bien affairés à la récolte. Du haut de la colline on observait distinctement le grouillement des paysans. Les colonnes d'esclaves noirs bien contrastées dans les champs de coton blanc ressemblaient à une fourmilière en migration. Nos deux compagnons avaient été complètement dépouillés de leur marchandise, ils décidèrent de se donner un répit avant d'arpenter les routes à nouveau. Ils s'installèrent le soir pour dîner avec d'autres à la grande table du magasin. Negro prospectait avec un surveillant sur son avenir dans le tumulte et le chahut des ouvriers à moitié soûls de fatigue, achevés par du mauvais vin ou de la tequila.
EID se retrancha prématurément au bar et jetait par intermittence un regard fugitif à la foule. Un grand noir aux yeux rouges, chef de bande, bien imbibé, intrigué par le commerce de Negro, s'était mêlé sournoisement à la discussion. À un moment, le grand noir se leva de table, tituba légèrement avant d'enclencher le pas vers le bar. Il se vautra sur le comptoir, scruta minutieusement le bas-ventre de EID en essayant d'entamer une quelconque discussion. EID gardait ses distances mais les yeux rouges restaient rivés sur sa taille. En un moment d'inadvertance le grand noir saisit sa gama et livra son coup fatal à la ceinture. Ses complices observant le manège se précipitèrent pour ramasser les pièces d'or. EID, grandement secoué, avait senti le fût de la lame dans sa chair, se pansa avec son bras gauche et en tombant se saisit du pistolet de son père planté dans sa botte et tua le nègre sur-le-champ. Tout s'était déroulé très vite, les esclaves se dispersèrent avant d'avoir ramasser leur butin et Negro s'affaira avec le surveillant pour dégager EID de son bain de sang.
À l'hôpital EID reprit lentement ses esprits et Negro veilla sur lui quarante jours jusqu'à son rétablissement. En voulant le sabrer pour le voler, le grand noir buta sur le métal jaune. Les pièces d'or assurant l'avenir avaient sauvé le présent. Entre-temps, Negro décida de faire la même activité que son maître, il fut encouragé, conseillé et largement récompensé pour son amitié. Ils firent leurs chaleureux adieux sur le port et EID embarqua sans jamais se retourner.
Le troisième retour
Sa mésaventure souleva une vive émotion dans son entourage qui prit conscience des risques de ce métier loin d'être une simple aventure. Sa tante veillait sur lui, elle l'accompagna à l’Hôtel-Dieu chez un chirurgien qui la rassura sur l'état du blessé. Il avait minci après l’accident, ses traits affinés faisaient ressortir le brillant de son regard et ses fines moustaches.
Après quelques semaines il se transféra dans la propriété qu'il louait. Chaque soir, sa cousine Martha s'arrêtait chez lui au retour de l'école, elle se faisait raconter les merveilles d'outre-mer au point d'adhérer totalement à cette passion. Depuis des années, elle observait cet étrange chevalier des mers qui faisait rêver les jeunes de la ville et surtout elle, si proche et si lointaine. Dans ce moment d'ébranlement de sa vie, EID commença à voir chez Martha la belle femme qui mûrissait et ces rencontres quotidiennes lui accordaient un réel réconfort dans une intense tendresse.
Martha était une brillante élève dotée d'une mémoire infaillible et passionnée de poésie. Dans les veillées, elle déclamait ballades et tirades avec charme et finesse qui enivraient son auditoire. La confidence et la discrétion ont fini par nourrir chez EID un amour platonique jalousement enchâssé au fond de lui-même. Elle le séduisait par sa présence, ses attentions, sa prestance et ses grands yeux noirs.
EID décida sa tante de l'accompagner à Tannourine et avec subtilité lui fit accepter l'idée d'amener Martha. Ce n'est qu'après quelques jours que EID fit part à ses parents de son accident, le choc n'en était pas moindre. Boutros lui dit solennellement : Mon fils, tu veux gagner ta vie en risquant de la perdre !
Avant son départ pour la ville, EID dévoila son intention d'acheter une propriété à HADATH afin de rassurer définitivement son père qu’il se fixerait pour toujours au Liban même s'il reprenait le large. À la stupéfaction générale, Boutros lui dit : ta plaie a guéri mais non ton envie, tu ne voyageras plus seul, Jiris t’accompagnera.
Pendant cette année EID reçu à deux reprises la visite de son benjamin qui attisait discrètement l'espoir d'effectuer ce grand voyage. Entre-temps, EID était partagé entre le Brésil, la propriété et surtout Martha. Son accident était un jalon planté au carrefour de sa vie. Il voulait désormais établir des priorités dans ses sentiments et de l'ordre dans ses ambitions. Bien rétabli, il cultivait sa campagne pour se distraire de son raisonnement, en vain ! Si seulement il pouvait tout faire à la fois !
Un beau jour, il vit débarquer chez lui un ami du port de Beyrouth qui mit fin à ses hésitations. On cherchait une vingtaine d'hommes rôdés à la mer pour rapatrier à Vienne la famille du pacha qui venait de décéder. Il souscrit sur-le-champ pour Jiris et lui-même et regretta de ne pouvoir amener Martha. Son frère bondissait de joie à cette nouvelle et arriva dès le lendemain surexcité. La veille de leur départ, EID fit irruption en pleine soirée dans la maison du révérend père KARAM, remit une bourse au cheikh Tanous, salua et disparut comme un mirage. Le lendemain, le cheikh apprit que EID était parti à l’aurore pour le Brésil.
Le cheikh compta 1000 livres or, se tourna vers ses frères et leur dit : EID vient de me donner le prix de la propriété, sûr que je l'achèterai pour son compte.
Le quatrième voyage 1890 -- 1892
Tout le monde s'affairait à hisser à bord les meubles et effets de la famille du feu pacha. Jiris s'employa méticuleusement à agencer et à consolider le chargement avec efficacité et méthode. Il bourdonnait dans un inlassable piétinement, fredonnait pour dissiper sa fatigue et écourter l'attente du départ. Très vaillant à terre, Jiris vacilla dès la levée de l'ancre et succomba à un terrible mal de mer dont il ne se remettra qu'à l'approche d'Istanbul. Il appréciait avec soulagement les escales et recouvrait rapidement sa vigueur de terrien. On cabotait depuis un mois le long des rivages de l'Adriatique jusqu'à Trieste où l'on débarqua hommes et marchandises. Une petite escorte attendait la noble famille, cependant fallait-il quelques volontaires pour trimbaler tout l'attirail jusqu'à Vienne ; il était convenu que EID et Jiris en feraient partie.
Le convoi d’une huitaine de carrosses et charrettes se mit en branle pendant quelques jours avant de gagner les faubourgs de Vienne. Une ville de rêve, des palais en broderie et des églises en dentelle dont l’intérieur était décroché du paradis, le tout bien disposé sur les berges du Danube orné d'un feston de ponts à perte de vue. Les quelques jours passés dans la capitale impériale avaient permis à EID d’en faire le tour. Après s'être délecté de viennoiseries, le majordome du pacha l'instruisit sur l'origine du croissant qui fut créé pour commémorer la victoire de l'empereur d'Autriche sur le sultan ottoman. EID était content de croquer goulûment des croissants, encore et encore en l'honneur de l'empereur.
Ils ont été généreusement payés pour cette expédition. Ensuite, ils rallièrent Venise pour rejoindre Gênes. À la vue de Venise, Jiris rêvasseur et poète, ne voulait plus partir. Il se croyait sur une autre planète hors du temps et de l'espace : un astre de beauté échoué en mer ou construit dans le secret par des hommes masqués. Au port, des mauvaises nouvelles circulaient sur Marseille : la peste ! Les bateaux étaient séquestrés jusqu'à la fin de l'épidémie, seuls quelques bâtiments de la compagnie Fabre se trouvant en Amérique y avaient échappé et étaient ancrés à Naples. Nos deux voyageurs décidèrent de traverser toute l'Italie en biais.
Devant la statue de Cosimo Magnus sur la place de la seigneurie à Florence, une grande émotion s'empara d'eux. Jiris raconta : ce Médicis avait élevé dans la chrétienté pendant sept ans le prince Fakhr-Eddine, placé ici-même à l'abri des Turcs grâce aux Khazen.
Après toutes les péripéties de cette expédition ils arrivèrent à Naples. EID se précipita en vain pour présenter son frère à Youssef Beck KARAM qui hélas n'était plus de ce monde. EID conclut solennellement qu’un cycle de l’histoire du Liban s'était achevé en Italie : après avoir vu le jour dans la maison des Médicis, il prit fin dans la maison de Savoie. De la tristesse et du mauvais présage pour ce voyage. Le port était inondé de monde, les Italiens émigraient par vagues vers les Amériques. Les Marseillais avaient conçu d'immenses navires dont Le Phénicien pour absorber un millier de personnes à la fois, ils avaient moins de voiles, plus de cheminées et étaient munis de vraies cabines.
Ils avancèrent sans détour vers Gibraltar puis Le Phénicien mit le cap sur la Martinique. Jiris souffrit moins pendant la traversée dans le ventre de cette baleine. À l'accostage, on demanda à chacun des passagers de descendre son matelas pour le brûler dans un coin du port par souci d'hygiène. Arrivés à destination et à peine rassuré, Jiris assaillit EID de toute sorte de questions en sillonnant les rues de Rio de Janeiro, tout l'émerveillait. Pendant ce temps, tout en contemplant l'allégresse de son frère, EID avait deux obsessions qui le tiraillaient : Martha et la propriété.
Depuis un an, ils parcouraient à deux l'Amérique du sud, de la Colombie à l’Argentine vendant divers accessoires. Jiris était doué et appliqué dans le commerce, son instruction lui permit de posséder rapidement la langue, son talent força l'admiration de son frère. Les excellentes affaires n'empêchaient pas EID de penser au retour, chose que Jiris n'avait jamais évoqué pendant le séjour. EID devint impatient et quelque peu irrité de devoir remettre à plus tard ce sujet que son frère évitait subtilement. Quand la décision de EID fut prise, Jiris invoqua son mal de mer comme dernier prétexte pour rester au Brésil. Quoi que compréhensif, EID craignait la réaction de son père mais il finit par aider son frère à s'installer à la périphérie de Rio de Janeiro. Pour le remercier, Jiris l'assura de rentrer avec lui la prochaine fois.
Sur le chemin du retour EID était tourmenté, de partout il laissait des gens derrière lui nourris d’espoirs ou victimes d’ambitions : c'est la vie et ce n'est pas si simple. Le bateau fit escale à Marseille, l'épidémie s'était estompée depuis quelques mois, il en profita pour se rassurer sur ses connaissances dans la ville et faire ses achats d'usage.
Le quatrième retour
A son arrivée, la joie l'envahit d'apprendre que le cheikh Tanous lui avait acquis la propriété, il se confondit en remerciements. Il assura au cheikh Tanous que son frère, résolument fixé au Brésil, déclinait tout intérêt pour ce domaine. EID se précipita vite dans sa nouvelle demeure, il se signa, se prosterna et embrassa la terre. Finalement le grand nomade retrouvait une terre pour s'implanter. Une ère nouvelle l'attendait et déjà un rêve de réalisé. Il inspecta d'un autre oeil ce qu'il connaissait déjà, il posait le regard sur tous les détails, touchait les murs, la terre et les arbres comme pour entrer en communion avec la matière. Désormais c'était à lui. A la signature de l'acte, il se présenta chez le notaire muni d’un sceau pour sceller cette nouvelle page de sa vie gravé en deux langues avec un cèdre au centre, il lui servait dorénavant dans toutes les transactions et formalités douanières (ce tampon de poche en laiton fut gardé en famille).
Il se mit rapidement à la restauration. Il aménagea un divan en pierre sur tout le périmètre de la pièce maîtresse et construisit au centre un foyer pour le feu de bois, le rebord arrondi comportait des encoches pour poser les cafetières et les bouilloires. Juste à portée de main pour puiser la braise des narguilés, ce brasero était conçu pour donner chaleur et convivialité. Dans la grange, il rénova la Kouara (un silo à grains). Il commanda quelques meubles ainsi qu'un établi pour l'élevage des vers à soie. L'eau qui desservait la maison et le jardin, élément béni de cette propriété, arrivait directement de la source El Aïn par un béal qu'il prit soin de maçonner sur toute la longueur.
Pendant le manège des travaux, il ne s'épargnait pas la peine du jardin où il avait supplanté quelques arbres vieillissants par des mûriers pour l'élevage des vers à soie. En peu de mois, l'endroit commençait à prendre forme avec un aspect rafraîchi et agréable. Sa tante et sa cousine arrivaient souvent avec victuailles et eau fraîche pour dissiper la fatigue de sa journée et suivre l'aménagement intérieur. À mi-hauteur, les murs comportaient une frise servant à placer les icônes et les lampes à pétrole. Ils demanda à Martha de poser une de ces lampes afin de prendre la juste mesure de l'entaille, lui disant qu'un jour il y aurait bien une femme dans cette maison.
Il était temps de remonter voir ses parents. Il demanda à sa tante de se joindre à lui avec Martha, elle finit par céder. À Tannourine l'accueil fut chaleureux mais les confrontations ardues. Il commença par annoncer l'acquisition de la propriété ce qui était de nature à rassurer son père. Les nouvelles du décès de Youssef Beck KARAM arrivèrent au Liban pendant l’absence de EID, cette perte incommensurable affligea Boutros des années durant et le rendit quelque peu aigri. Il était maintenant seul avec sa femme et la décision de Jiris de s'établir outre-mer le rendait inconsolable. Il maudit le Brésil qui volait les enfants des autres et le traita d'allié des Turcs. La tante intervenait de temps à autre pour amadouer son frère, supposant que Jiris pouvait accueillir EID au prochain voyage et qu'il était possible qu'il rentrât avec lui.
Depuis l'accident du Mexique, les parents avaient fait un vœu à Notre-Dame dont il fallait s'acquitter. L'église était en plein chantier d'agrandissement et les moyens manquaient cruellement. En discutant avec son père, ils conclurent que le don le plus approprié serait d'offrir une rangée de pierre de taille du périmètre de l'église.
EID saisit cette occasion pour confesser son amour à Martha et son intention de se fiancer dès que son père lui en donnerait l’approbation. Boutros s'illumina de bonheur, invoqua la bénédiction du ciel et dépêcha son fils auprès de sa mère pour lui annoncer la nouvelle qu'elle connaissait déjà… Le soir même, Boutros demanda la main de Martha pour son fils EID; la tante acquiesça avec plaisir et Martha bondit discrètement de joie. Le lendemain, le curé de Notre-Dame bénit les fiançailles et recueillit le don de EID comme un don du ciel.
Ils prirent le chemin de Tripoli pour faire visiter la capitale du Nord à Martha et annoncer la nouvelle à Michael et Tannous. Pendant ce séjour, l'oncle susurra à son neveu la détérioration de l'environnement de Tripoli par la montée de fanatiques musulmans dont les chrétiens payaient les frais par diverses agressions. Aussi, EID passa sur les lieux de ses premières expériences comme pour fermer le chapitre.
De retour à HADATH des fêtes furent données, des tables dressées et des veillées organisées autour des nouveaux fiancés. Un soir parmi les invités on comptait le père KARAM et son vicaire le père Cherfène ainsi que le caravanier Asseed Bésile qui rentrait récemment de Baalbek. Pour dissiper la vive odeur de la chaux encore fraîche, sa tante avait aspergé les murs d'eau de fleur d'oranger qui se mêlait aux senteurs d’encens du rite de la bénédiction.
Martha inaugura la veillée par une lecture de fables. Asseed prit la parole après quelques intervenants pour dépeindre la dégradation des relations entre les communautés dans la vallée de la Békaa. Un grand couvent maronite à la périphérie de Baalbek était devenu le protectorat des chrétiens, le simple fait de poser la main sur l'enceinte de l'abbaye leur épargnait les poursuites des soldats turcs ; dès l'instant ils relevaient de l'autorité de Monseigneur l'abbé, un prélat du Kisirouéne de grande poigne qui n'hésitait pas à brandir sa crosse en plein marché de Baalbek.
Dans l'année écoulée, le prélat fut invité par des chefs de tribus Métoualis au festin de la grande fête du sacrifice qui tombait en plein carême. Il était accompagné par deux moines bien nourris et deux chasseurs gaillards. Selon les us et coutumes une immense tente fut dressée à cet effet. On égorgea des moutons à ses pieds en signe de bienvenue. Installé en première loge face au tout-puissant dignitaire, les joutes ne tardèrent pas à faire irruption. Le mézé était soigneusement disposé devant Monseigneur, les mets carnés à portée de main et la cuisine maigre, de rigueur par temps de carême, bien à l’écart ; l'intrigue était trop voyante pour passer inaperçue. Il devait s'allonger de tout son bras pour atteindre laitage et fromage renonçant à déguster les plats riches. Le dignitaire Métouali l'interpella :
-- dites Monseigneur, qui vous « halalise » (légalise) son laitage et vous défend sa chair? Fiers les Métoualis manifestèrent leur suprématie en scandant Allah est grand ! Prions sur le Prophète. Des coups de feu transpercèrent le ciel à la gloire de Dieu. L'abbé resta interdit devant une telle arrogance et se fit servir un grand verre d'arak pendant que ses vicaires et chasseurs tenaient leur main sur la gâchette. Il regarda fixement le dignitaire et l'invita à trinquer, ce dernier déclina l'invitation rappelant cette prohibition dans sa croyance. À Monseigneur de rétorquer alors :
-- dites ya cheikh, qui vous « halalise » son fruit et vous défend son jus ? Inutile de décrire la chaude ambiance qui régnât sur l'assemblée. Le cheikh avait très mal pris l'impertinence de Monseigneur, il laissa les esprits se calmer jusqu'au café pour intimider son invité par une question plus directe et tranchée.
-- dites le Monseigneur, quel prophète est plus grand : notre chevalier ou votre berger ? Le moine bien rodé et hermétique chercha à dissimuler son désarroi, il se leva, s'étira sèchement sur sa crosse et du haut de son perchoir, avec un accent saccadé du Kisirouéne répliqua à son hôte :
-- dites le cheikh, d'après vous, qui est meilleur le vivant ou le mort ? Il se retira avec son escorte sans saluer, en scandant : le Christ est ressuscité, il est vraiment ressuscité.
La désapprobation des curés présents était éloquente, ils prièrent l'assemblée de ne point colporter de telles histoires qui ne règleraient en rien les divisions du pays. La tournure de la soirée étant à la gravité EID reprit l'initiative de décontracter l'ambiance.
Il frisa ses moustaches et leur raconta la mésaventure de deux marchands ambulants quelque part en Amazonie : ils avaient fait une longue marche avec leur chargement par une de ces journées torride des tropiques. Ils portaient une valise d'une main et une pile de tarbouches de l'autre. Ils s'arrêtèrent pour un casse-croûte dans une clairière et s'avisèrent de piquer une petite sieste. Après cette halte réparatrice, le réveil leur réserva une bien curieuse surprise.
Le premier levé s'étira, ajusta son tarbouche et jeta un coup d’œil sur la marchandise, il secoua brutalement son compagnon et lui fit constater le vol qu'ils venaient d’essuyer. Il manquait la moitié des tarbouches, le reste étant dispersé et piétiné à côté des valises intactes ; bizarrement personne n'en avait voulu à leur argent ! Le tout s'expliqua quand le compagnon, encore affalé par terre, leva les yeux et vit une colonie de singes suspendus avec les coiffes à la main, dans la bouche ou sur la tête. À la vue du spectacle, le marchand coléreux commença à pester contre la maudite race des bipèdes. A court de ruse pour récupérer la marchandise, il cria, hurla, s'agita et gesticula en vain puis finit dans un ultime geste de désespoir par jeter son tarbouche à terre. Un moment de stupéfaction saisit la colonie des saltimbanques puis, une pluie de tarbouches s'abattit sur la clairière. À la grande joie du marchand, Il venait d'être singé !
Ainsi donc, nos fiancés passèrent quelques saisons à arranger la demeure et le jardin pour leur donner leur empreinte. Martha venait tous les jours nourrir les vers à soie et parfois les enfumer contre les parasites. Elle eut une très bonne récolte de cocons qui avaient décoré en blanc les trois étagères de son grand établi. EID porta la récolte à la fabrique de filature en marge de la ville. C'était le premier fruit de leur travail. Ils gardèrent un tendre souvenir de cette période pleine de charme et de plaisir. EID prépara sans tarder un nouveau voyage au Brésil pour retrouver son frère Jiris.
Le cinquième voyage 1894 -- 1896
Depuis peu de temps, les bateaux mixtes mouillaient au port de Beyrouth. La vapeur commençait à coiffer le navire fraîchement peint en noir, une bande rouge soulignait le profil élancé de sa coque. Un bref moment d'adieu et quelques agitations de mouchoirs signaient le départ en direction d'Alexandrie. L'organisation à bord ne cessait de s'améliorer, il faisait doux, la mer était calme, on se croyait dans une croisière d'agrément. L'équipage s'était étoffé d'un couple d'Arméniens d'Iskandaroun (Alexandrette) : Malakée, une jeune femme dynamique papillonnait entre les passagers s’adressant à eux en arménien, grec, turc, arabe et français. Elle gâtait l'équipage par son art culinaire méditerranéen. Michaël son mari, peintre pendant les escales était au charbon durant les trajets.
La curiosité de EID le poussa vers l'âtre pour comprendre le fonctionnement de ce monstre de ferraille qui faisait avancer le bâtiment. Le spectacle du feu sur l'eau était spécialement attirant. Michaël grand mince et voûté, l’air hébété, assis sur un tabouret les jambes croisées, une cigarette au bec, un verre d'arak à la main, piment vert et feta dans l’autre, affichait un spectacle pittoresque. Entre deux pelletées de charbon, il ne manquait pas de raconter des histoires à dormir debout :
-- telle une table pour huit personnes dressée dans la gueule d’une baleine échouée sur la côte de sa ville.
-- lors des éclipses, les gens sortaient dans les rues en frappant toute la nuit sur des casseroles pour chasser le dragon qui avalait la lune... Et d’autres pas moins extravagantes puisées dans sa mémoire, ses superstitions ou sa bouteille.
En quittant Suez, la cheminée dégageait une fumée de plus en plus épaisse et malodorante qui camouflait le bâtiment comme dans une bataille navale, mais la machine ne s'en ressentait pas et filait à vive allure. Alarmé, le capitaine arrêta la vapeur par précaution et l'on continua à la voile jusqu'à Alexandrie. Dès l'arrivée, on appela à la rescousse M. Roche, le chef du chantier naval (un marseillais appelé par Ferdinand de Lesseps pour l'assistance des bateaux à vapeur qui seuls étaient habilités à faire la traversée du canal de Suez). Un vrai méridional, bedonnant et coléreux, se hissa à bord et inspecta la machinerie pendant que Michaël égrenait son chapelet pour exorciser la bête. Après un moment, M. Roche tout maculé de noir prononça son verdict : un seau de peinture avait été renversé sur le charbon par maladresse ou par ivresse. Pestant contre le peintre, il suggéra de le débaucher et de le débarquer. Il en aurait été ainsi sans l'intervention de Malakée qui jouissait d'une grande faveur auprès du capitaine ; sa douceur amadoua la tempête soulevée par l'incident. Toujours est-il que l'escale se prolongea d'une journée pour ramoner et décrasser le chenal, ce qui permit à nos passagers de visiter la joyeuse Alexandrie du royaume de Mohammed-Ali.
Les retrouvailles avec Jiris furent des plus chaleureuses, désormais EID avait une deuxième maison au Brésil. Ils se racontèrent mutuellement les événements du temps écoulé. Par la gestion décadente des Turcs, l’économie du Liban se détériorait à vue d’œil, on frappait des pièces d'or, d'argent et de cuivre de plus en plus minuscules, le peuple les surnommait ironiquement les puces, et dernièrement il y circulait des pièces vulgairement métalliques et sans valeur : le matlique.
En attendant Jiris avait acquis de l'expérience dans les affaires et ne tarda pas à entraîner son frère sur de nouveaux parcours plus juteux. Le premier compagnon de EID s'était fixé entre-temps dans une petite boutique au rez-de-chaussée d'un hôtel près de la Copacabana. Jiris le fournissait en bibelots et babioles, en échange l’ami de son frère l’affectait à l’intendance des commerçants étrangers séjournant à l'hôtel.
Dans la perspective de son mariage, EID prolongea son séjour de quelques mois pour se faire de bonnes provisions sachant qu'il ne pourrait reprendre ses expéditions de sitôt.
Quand il évoquait à son benjamin le retour au pays, ce dernier invoquait son engagement dans les affaires comme empêchement. Tous ces prétextes n'étaient pas de nature à convaincre EID. Jiris envisageait sérieusement la question mais il la remettait à plus tard en attendant des temps meilleurs au Liban. Le Brésil était en plein essor à cette période et on y voyait déjà des avenues éclairées par des réverbères au gaz et des bâtiments publics à l'électricité. EID était conscient que ce progrès ne frapperait jamais l'Orient de son vivant, la dernière invention des Turcs remontait au narguilé !
Ils avaient cavalé dur depuis des mois dans la sueur et la prospérité et il était temps qu’il rentrât au bercail.
Le cinquième retour
Dès son arrivée, il s'affaira à organiser son mariage. Il contacta Bou-Milhim, un jeune entrepreneur pour finir de restaurer la vieille maison afin d'accueillir ses parents pendant quelques semaines. Martha de son côté s'employait avec une couturière à finir son trousseau. À son retour, EID lui avait ramené plusieurs toilettes de Marseille, d'Istanbul, quelques tissus de soie lyonnaise et des dentelles : Breton et Torchon. Après deux mois le tout était prêt et les festivités s'enclenchèrent pour quinze jours. Selon la tradition, le trousseau fut exposé pour la visite des invités, c'était le sport national à l’époque.
Les soirées étaient en musique: derbouka, tambourin, mandoline et flûte. C'était l'occasion pour quelques-uns de s'essayer au chant. Les jeunes entamaient la dabké (danse folklorique) et invitaient les fiancés à y prendre part. Asseed tenait la vedette par la versification improvisée flattant les fiancés et leur famille, il n'était pas rare qu’il lui échappât des sornettes contre les Turcs pour le bonheur de son auditoire. Bou-Milhim une forte personnalité, vaillant et autoritaire, craint de ses adversaires, se prêta exceptionnellement à la danse de la canne.
Au terme de cette grande fête qui anima le quartier, le mariage eut lieu avec pompe à l'église Notre-Dame. Le cortège se mit en mouvement pour traverser la centaine de mètres jusqu'à l'église sous un flot de pétales de rose et de jasmin, une rosée d'eau de fleurs d'oranger aspergea la mariée et sa monture blanche. EID, entouré de sa famille, attendait sur le parvis de l'église la belle Martha drapée dans un taffetas blanc damassé. Après la bénédiction, la belle-mère donna à la mariée une pâte levée à coller sur le linteau de la maison pour attirer la baraka sur la nouvelle famille. Sur le seuil un encensoir embaumait de ses senteurs la demeure, le jeune couple devait l'enjamber en se signant pour exorciser le mauvais oeil.
Après la naissance de Mathille, EID éleva une vache laitière. Le temps s'écoulait tendrement sur la petite famille, le jardin leur fournissait l'essentiel, la basse-cour procurait le reste, la culture de la soie était prospère et il leur arrivait de louer la vieille maison. EID affréta un carrosse pour amener sa famille à Tannourine pour les estives. Lors de son dernier séjour, son frère Tannous lui chuchota son inquiétude. Il était harcelé par les commis de son patron qui lui soutiraient de l'argent et se pavanaient comme des malfrats.
C'était l'époque de la renaissance culturelle en Orient. Les intellectuels se réfugiaient dans la littérature, la musique, le théâtre et le journalisme pour briser le joug des Turcs. Les grands acteurs de ce mouvement étaient des chrétiens du Mont Liban connus pour leur culture, leur soif de liberté et leur opposition au pouvoir. Ils trouvèrent une tribune libre dans le royaume de Mohammed-Ali ainsi qu'en Amérique. Les Turcs avaient riposté en substituant leur langue à l'arabe dans les écoles et les administrations. Leur erreur magistrale fut de traduire le Coran et de l'imposer à l’enseignement coranique, le sacrilège ! ...
Le germe du nationalisme bourgeonnait dans plusieurs pays. Des mouvements wahhabites, fanatiques et radicaux pullulèrent au même titre hélas. Les chrétiens des villes furent le souffre-douleur de cette mouvance, victimes d'exactions et de vexations sous l’œil placide des Turcs : diviser pour mieux régner ! Un climat de terreur, de défiance, de soupçon et de dénonciation pesait lourdement sur la région. L’interprétation Turque du verset 19 de sourate « Albalad» ﺩﻠﺒﻟﺃ ﺓﺭﻮﺴ plaçait les mécréants à gauche des bons musulmans. En pratique, celà se traduisait par un sens de la circulation des piétons dans les villes côtières. On interpellait chrétiens et juifs : « à gauche impie » (Ichmil ya kafer ﺭﻓﺎﮐ ﺎﯿ ﻞﻣﺸﺇ), en leur intimant cet impératif humiliant, le piéton devait changer de file sinon il subissait injures et agressions. En face des caïds des quartiers musulmans, les noms de quelques rebelles chrétiens commençaient à circuler tels que Ghandour et Nassour, Moubarak et Zreicq, appuyés par de riches familles influentes qui leurs procuraient moyens et protections ; par ailleurs leurs largesses payaient amplement le silence des gouverneurs turcs. Ces personnages s'étaient voués au militantisme clandestin, il leur suffisait de passer incognito les portes des villes pour être sur le territoire du Mont Liban hors de portée de la police du sultan ; un de leurs points de ralliements était le célèbre café du pacha.
Youssef naquit à l'aube du nouveau siècle, on le nomma ainsi en mémoire de Youssef Beck KARAM. La famille s'agrandissant, EID éleva des brebis et des moutons qui le suivaient dans le jardin comme des chiens dociles. Deux ans s’étaient écoulés depuis la naissance de Youssef l'héritier du nom, EID s'était sédentarisé depuis bientôt six ans pour fonder son foyer. Dès lors, son statut de chef de famille lui conféra une notabilité certaine dans la ville. Le moment de reprendre ses voyages était venu bien que l'inquiétude le gagnât, Martha l'encouragea sereinement dans l’intérêt des enfants. C'était le premier voyage qu'il allait entamer après son mariage.
Le sixième voyage 1902 -- 1905
Ce n'est pas sans peine qu'il reprit le large pour épouser la Grande Bleue. Parmi les passagers un certain Afandi de Beyrouth fier et sophistiqué comme un pacha turc, le nez en l'air, faisait les cents pas à bâbord sur la pointe des pieds. Arrivé à Istanbul, d'un air hautain l’Afandi ordonna à son commis de descendre les bagages dans un hôtel du centre-ville alors que tout le monde couchait à bord. Il se donnait un air d'importance rien qu’à le voir déambuler solennellement dans les rues, son regard écrasait dédaigneusement les monuments de la capitale impériale. Il était raide comme un porte-tarbouche et il voyagea résolument solitaire, son attitude le mettait à l'abri de toute convivialité.
À Naples il refit le même manège et son commis s'exécuta à débarquer les effets du maître. Un gentilhomme napolitain les aborda et les conduisit à une Locanda de son choix. Vu que le Napolitain se proposa d’être son guide, l’Afandi donna congé à son commis pour la période de l'escale. Les passagers furent transférés sur un énorme bateau prêt à accueillir plus d'un millier d'Italiens en partance pour l'Argentine. Le navire se remplissait au fur et à mesure jusqu'au jour du départ. Pendant qu'il effectuait ses achats de dernière minute au marché couvert, notre Afandi perdit son guide, il le chercha en vain puis se précipita en retard vers la Locanda où son commis l'attendait pour transbahuter les bagages une fois de plus. Sa chambre avait été visitée et ses effets volatilisés, il se dépêcha chez l'aubergiste qui le rassura : le guide avait tout emporté en mains propres ! Son seul recours était de ne pas rater le bateau. Il fut la risée de tout le monde et le soulagement de son commis qui désormais voyageait plus léger.
Après plusieurs semaines de navigation calme, on s'approchait de la Martinique, passage obligé des lignes maritimes françaises vers leur colonie. À l'aube, une géante déflagration secoua l'embarcation, n’en finissait pas de retentir et d'autres explosions s'ensuivirent comme à la guerre. Sans explication aucune, l'inquiétude gagna tous les étages jusqu'au commandement. Les machines tournaient à pleine vapeur pour regagner le port de Saint-Pierre et se mettre à l'abri de toute agression dans l’hypothèse d’une attaque impromptue. Quelques heures plus tard, une lame de fond souleva le bâtiment hors de l'eau. La houle s'agitait de tous les côtés avec des creux d'une dizaine de mètres, l'atmosphère s'alourdit et on apercevait à l'horizon des nuages noirs. Dans sa révolution, l'astre du jour s'évanouit avant le coucher derrière une énorme colonne de cendre en direction de la Montagne Pelée, l’odeur putride du souffre parvenait jusqu'au navire et écœurait le ciel, le verdict tomba : --c'est le volcan ! ...
On continua l'approche dans un noir abyssal, le volcan créa la nuit dans la nuit et menaçait encore par ses grondements et ses éclats. À quelques lieux de la côte, on devinait la lueur des incendies et l'odeur du brûlé. Les femmes dans leur retranchement avaient prié toute la nuit et lorgnaient l'effroyable présage de leurs hublots. Les Italiens du sud connaissaient parfaitement ces phénomènes, on vit là-bas dans la marmite du diable entre le bouillonnement des volcans et les secousses de la terre ; les hommes présumèrent de l'ampleur du désastre. La mer ressemblait à un champ de cendre mouvant qu’on devinait par opalescence à la levée du jour. On commençait à entendre les craquements du feu provenant de la ville, entrecoupés par des cris stridents d’enfants, des lamentations de femmes et des rugissements d’hommes brûlés. La torride chaleur faisait couler des tresses de cendre et de sueur sur les visages et les habits.
On jeta l'ancre en dehors du port complètement comblé de carcasses de navires soufflées par l'explosion et couchées sur le flanc. Le capitaine réunit les passagers et l'équipage pour prévenir les volontaires, qu'il serait contraint de les laisser sur place par crainte d'épidémies. L'idée n'ébranla en rien la détermination de ces Italiens au grand cœur qui voulaient quasiment tous débarquer, beaucoup avaient servi chez les carabiniers et avaient une expérience appréciable dans de telles circonstances. Les chaloupes pleines d’eau potable, de vivres et de bonnes volontés furent mises à l'eau dans un ballet soutenu vers la porte de l'enfer pour secourir, panser et nourrir. Les détachements venus de l’intérieur des terres s'affairaient à ensevelir les milliers de victimes et à transférer orphelins et vieillards vers les campagnes. Le jour prolongeait la nuit, et l'on distinguait dans la pénombre des survivants tout gris errant dans les rues comme des fantômes.
De Saint-Pierre, jadis joyeuse et haute en couleurs, il ne restait que quelques rangées de murs lézardés soutenus par des gravats de tous les côtés : une mâchoire décharnée d'une bête géante crevée en plein désert. Le lit de la rivière desséchée était jonché de corps carbonisés et figés à jamais dans leur ultime mouvement de désespoir : se jetant à l’eau pour fuir le feu. La capitale était sublimée. Dans un cérémonial macabre, les démons de la mort avaient dévalé leur montagne et rôdaient à la lumière incandescente en un rituel funèbre dans ce cimetière monumental: un spectacle d'apocalypse.
Sans se poser de questions, EID fut de la partie au même titre que les autres. La plupart des hommes avaient donné matelas et couvertures. Le capitaine fit décharger des conserves et des provisions. Les marins jetèrent les filets et des femmes pêchèrent à la ligne par-dessus bord pour fournir une aide alimentaire. Quelques jours après, plusieurs bateaux civils et militaires affluèrent des pays voisins pour porter secours. Après une semaine, le bateau se remit en route vers le soleil du sud avec tous ses passagers à bord. Personne n'avait contracté de maladie et on évita de justesse la quarantaine du Brésil. Qu’est-ce que nous sommes petits devant le déchaînement de la nature !
EID avait beaucoup à raconter à son frère Jiris. Le sable chaud de la Copacabana se prêtait agréablement à cet exercice. Une bière à la main, les pieds dans l'eau, le calme des nuits rythmé par la symphonie de la mer calfeutrait leurs confidences. Sans se regarder, ils ouvraient chacun le livre de leur vie en fixant l'horizon. Dans le sable Jiris dessinait des cèdres qui s'évanouissaient à chaque vague dans l'eau. L'époque floride du caoutchouc était révolue et le commerce s'en ressentait. Néanmoins entre la boutique et le marché, il faisait affaire. Un grand chantier s’était ouvert face à la plage pour la construction du grand hôtel de la Copacabana à la place d'un pâté de vieux immeubles.
Ils se retrouvaient quelquefois à dîner avec le frère de cheikh Tanous pour évoquer le mal du pays ou les histoires de leurs familles. EID ne pouvait s'empêcher de penser à sa femme et à ses enfants. Un jour, il reçut une lettre de Martha le rassurant : tout son petit monde allait très bien. Elle racontait entre autres les caprices de l'un et les bêtises de l'autre. Youssef voulait toujours jouer avec le feu pendant qu'elle faisait le pain et Mathille voulait faire la lessive en plongeant des torchons dans la bassine d'eau cendrée (à cet effet on trempait de la cendre tamisée) laissant la bassine découverte les moutons étaient venus s'y abreuver et avaient contracté de terribles coliques ! Ce n'était pas l'envie de retourner qui manquait à EID mais il était retenu par sa ceinture tant qu'elle n'était pas pleine : c'était son chronomètre.
Il refusait d’encaisser les bank-notes avec une défiance totale depuis que les Turcs s'y étaient mis pour dépouiller leurs sujets de l'or. En se saluant les gens se disaient avec ironie : la santé va bien et la monnaie est en papier ! C'était pire que le "matlique". Après deux ans environ, il était de retour.
Le sixième retour
Inutile d'insister, la ferveur des retrouvailles s'empara de toute la famille après cette épreuve de séparation. Pour assouvir son manque, EID dévorait des yeux son petit monde, se délectait à écouter les disputes des enfants le jour et se prélassait auprès de Martha le soir. Ils avaient fait les préparatifs du déplacement en montagne pour présenter la famille au complet et attendaient désormais le premier carrosse libre pour s’y rendre. À son désespoir, EID retrouva le pays en régression, les gens s'appauvrissaient lentement mais sûrement.
Les parents les avaient réunis pour les festivités de l'Assomption : messes et processions dans les cours des églises le jour, foires et fêtes le soir. Mathille et Youssef s'adonnaient au jeu avec une compagnie de cousins qu'ils rencontraient pour la première fois. Les veillées étaient la bonne occasion pour se raconter leur vie, les aventures de EID faisaient toujours recette alors que son frère aîné subissait davantage les assauts des commis du Afandi à Tripoli. En présence de son père, Tannous en venait à se repentir de ne pas avoir émigré, Boutros ne fit plus de commentaire, il oubliait même d'interroger EID au sujet de Jiris! Le joug des Turcs concilia Boutros avec les aspirations de la nouvelle génération.
Le café El Aïn regorgeait de récits rapportant crimes et représailles dans les villes côtières sous le régime ottoman. En vue de la rentrée scolaire, EID devait se rendre à Beyrouth pour se procurer des livres et des fournitures. Des amis lui conseillèrent, en cas de désordre, de se réfugier dans la première chapelle sur son chemin, c'était les seuls endroits qui n’étaient pas encore violés.
Dans le temps, EID aimait se perdre dans le labyrinthe du souk avec ses différents marchés regroupés par thèmes qu'on devinait rien qu'à l'odeur. Le marché des fruits et légumes, des viandes, des poissons, des sucreries qui embaumaient le marché contigu des orfèvres, le marché des épices et céréales qui sentait la poussière, le marché des chaussures et des tissus qui répandait l'épouvantable vapeur de naphtaline. Tout ceci se déroulait avec joie et effervescence atteignant son paroxysme aux alentours de midi. Pour le déjeuner, on allumait à ciel ouvert des brasiers sur les gradins et les escaliers. Les senteurs du café à la cardamome se dégageaient sitôt après le repas, autour de quelques fontaines on servait des glaces et autres desserts au parfum de musc et de réglisse.
Les gens se bousculaient gentiment dans la fébrilité du marchandage, les vendeurs vantaient en chantonnant les qualités de leur étalage. Le bétail circulait dans le caniveau central qu’il fallait naturellement éviter mais nul n'était à l'abri d'un accident !
Pour éviter la foule, EID décida de couper par-devant l'évêché vers les boutiques en périphérie du souk. L’achat d’un cartable lui valut un détour chez les marchands de cuir, ce n'était pas sans appréhension qu'il entama la traversée du bazar. Il s'était blotti derrière une charrette pour ne pas croiser quelqu’un de face. À une dizaine de mètres devant lui et d'une voix rauque un « papas » Turc intima à un passant : à gauche impie ! EID eut froid dans le dos, la circulation s'arrêta et on entendit des bruits de bousculade. Un vieux paysan avait été précipité dans cette rigole pleine d’excréments. Le sang de EID bouillonna dans ses veines, il se faufila pour s'interposer entre la victime et son agresseur qui s'effondra à son tour en répandant son sang sur la chaussée. Seule, debout, une silhouette vêtue de noir, menue et agile se laissait deviner, un poignard maculé à la main, elle se volatilisa instantanément comme un fantôme ; une chauve-souris égarée dans la lumière du jour. Plusieurs crièrent : El Halabé ! Sauvez-vous. Dans la confusion EID tira le vieux paysan derrière un étalage et disparut.
Il se réfugia dans l'église en se dissipant dans une brève prière, il crut entendre un prêtre l'interpellant du confessionnal. Il s’agenouilla, se signa et voulut entamer sa confession à l'arrachée quand le bonhomme l'arrêta subitement: je suis Elias El Halabé, dis-moi, qui es--tu ?
Quelques heures après, EID se trouvait au café du pacha à attendre nerveusement qu’un serveur l'invitât à le suivre dans une dépendance pour le laisser s'entretenir librement avec El Halabé. Sorti de là, EID découvrit ce nouvel aspect de la résistance. Il rebroussa chemin vers sa maison en essayant de ne pas trahir les émotions de la journée.
Martha ayant constaté le comportement fébrile de son mari, le laissa quelques jours avant de l'interroger. Il finit par lui détailler sa rencontre avec El Halabé qui serait susceptible par moment de chercher refuge chez eux. Ainsi les résistants de l'époque rentraient en clandestinité avec l'appui de grandes familles tel que les Sursok et les évêchés où ils trouvaient refuge. Quand la pression atteignait son comble, ils s'évadaient vers le Mont Liban et se dispersaient çà et là brouillant les pistes pour échapper aux poursuites.
Après plusieurs mois, en pleine nuit on entendit toquer à la porte, c'était l'occasion pour EID de tenir sa parole. Depuis longtemps Martha avait aménagé la chambre, au bout du jardin, qui était maintenant bien camouflée par les mûriers, une fenêtre donnait sur la route d’où l'on repérait de loin les curieuses patrouilles des bachibouzouks.
La cachette de EID convenait particulièrement à Elias El Halabé, elle était atypique et en dehors des réseaux habituels ; la proximité du café El Aïn lui procurait des renseignements précieux. Ce leste bonhomme surgissait de la nuit, enveloppé de son abaya (manteau) noir, surmonté d’un fez, la tête traversée par de grandes moustaches, les sourcils fournis dissimulaient fort bien ses intentions. Avec ses compagnons, il semait la terreur parmi les Turcs et leurs alliés, la clandestinité avait mystifié ces personnages. Quelques-uns abondaient d'un humour macabre qui alimentait la légende. Pour signaler sa fugue vers la montagne, Ghandour laissa son poignard planté dans la poitrine d'un zouave au cimetière du pacha ; El Halabé l'essuya et le lui récupéra. El Halabé était devenu un habitué, il se planquait à maintes reprises sans être inquiété, ainsi EID s’acquittait de sa contribution à la résistance.
Par ailleurs la vie familiale se déroulait tranquillement dans ce foyer grâce à l'harmonie du couple. Entre-temps, les enfants allaient à l'école paroissiale et apprenaient obligatoirement le turc, ils devaient déclamer tous les matins un hymne à la gloire du sultan, de quoi réjouir leurs parents !
Pendant cette période EID se hâtait lentement pour reprendre le chemin du Brésil quand un événement le décida fermement. Un soir, la famille Matar vint lui rendre visite accompagnée de leur fils Francis, un séminariste qui devait se rendre à l'école maronite de Rome pour achever ses hautes études cléricales. C'était un grand jeune homme fier et sec, original sans être franchement sympathique, néanmoins il était le lauréat de sa promotion bénéficiant ainsi d’une dérogation du patriarcat avant la majorité. Il était naturel et souhaitable pour ses parents qu'il voyageât jusqu'à Naples en compagnie de EID. C’était la délivrance et la motivation pour une nouvelle expédition, une mission s'offrait à lui par un signe du ciel. Il s'affaira de sitôt à faire le tour de ses fournisseurs et entama les préparatifs du septième voyage.
LE SEPTIEME VOYAGE 1910-- 1913
Cette fois-ci, il se permit le caprice de voyager en cabine double en compagnie de Francis. Ce dernier aménagea à la hâte un coin sacré avec un attirail d'icônes, rosaires, bougeoirs, encensoirs, Bibles et bréviaires, ce qui du reste faisait l'essentiel de son bagage. Au début, Francis se montrait assez taciturne et fréquentait assidûment sa chapelle pour se recueillir, ce qui laissait EID quelque peu indifférent. Dès les premières escales, la ferveur de notre séminariste tomba au profit d'une curiosité profuse que son tuteur essayait de satisfaire de son mieux. Francis était pertinent, taquin, bien rodé à l’humour ecclésiastique, provocateur et réservé à la fois. Malgré l’écart des générations entre nos deux voyageurs, une complicité amicale s'installa parmi eux.
À l'approche de Messine, la fébrilité de Francis s'intensifia au même titre que l'enthousiasme de EID pour lui faire découvrir cette merveille. D'épaisses poussières de chantiers coiffaient le détroit et le désarroi de EID fut de l'ampleur de la catastrophe : l'image pittoresque de Messine s'évanouissait dans un spectacle de désolation, tout ou presque avait été détruit par le tremblement de terre qui avait feint d’engloutir la ville affaissée. Ils arrivèrent finalement à Naples et le protégé de EID, après un petit détour, prit un de ces chemins qui mènent à Rome.
Après une traversée sans encombre, l'embarcation atteignit la Martinique où dorénavant on faisait escale à Fort-de-France.
Jiris prévenu, accueillit son frère sur le quai. Il l’amena dans une bourgade côtière aux confins de la capitale où il partageait sa vie avec sa compagne brésilienne Chiquita. Réchauffé par la grâce de cette délicate créature, l'accueil fut très chaleureux. Devant les discussions interminables des deux frères dans leur langue maternelle, Chiquita manifestait un manque de susceptibilité qui tenait de l'insouciance. Après la dévaluation du caoutchouc, les affaires étaient moins prospères que jadis, sur ce, Jiris dressa un plan de circuit plus large que d'habitude. Ainsi, ils sillonnèrent l'Amérique du sud en revenant tous les trimestres à leur point de chute, Chiquita les requinquait pour un tour à coup de kébbé et de féjouada. Ils s'approvisionnaient chez les grossistes des villes et repartaient de nouveau pour la brousse.
Le soir, les deux frères fuguaient sur la plage sablonneuse pour fumer leur pipe face à l'orient et soupiraient en évoquant le Liban. En le taquinant, Jiris lui demanda combien de voyages comptait-il encore effectuer et à EID de répondre : s'il n’y en avait qu'un seul à faire, j’opterai pour Boutrosbourg (Saint-Pétersbourg) on lui avait tellement vanté la magnificence de cette ville. EID fit part à son frère du remue-ménage militaire qu'il avait constaté durant sa traversée autant à Naples qu'à Istanbul, prémices d'un conflit qui couvait.
Un soir, Chiquita leur raconta la confrontation de la journée avec un grand serpent qu'elle réussit à tuer à côté du poulailler, ce qui provoqua une débâcle d'histoires et de récits serpentesques à n'en plus finir. Jiris ne manqua pas de demander à son aîné de raconter la sienne quand il fusilla la vipère cornue qui semait la terreur dans les «Champs des Cannes» ﻲﺻﻌﻟﭐ ﻦﯾﭡﺎﺴﺒ en bordure de rivière à Tripoli.
Il mit plus de temps que d'habitude pour remplir sa fameuse ceinture de pièces jaunes, mais son séjour fut du plus agréable, comme bercé par le bonheur de Jiris et Chiquita. L'heure du retour avait sonné, après d'interminables adieux et remerciements, il reprit son chemin.
En changeant de bateau à Marseille, il rencontra un vieux capitaine qu'il connaissait. Sans tarder, les discussions entamèrent le sujet d'actualité vu le nombre de vedettes militaires croisant en Méditerranée et battant pavillon de toutes les grandes puissances de l'époque. Le capitaine lui raconta que les Italiens avaient coulé deux frégates turques au large de Beyrouth dont « AOUN ALLAH » ﷲﭐ ﻦﻭﻋ. Celà augurait pour EID une phase difficile qu'allaient endurer les chrétiens du Liban en représailles. Progressivement les montagnes se redressèrent à contre jours à l’approche de Beyrouth, la présence renforcée et pesante des troupes annonçait le courroux du sultan.
Le vieux capitaine fit ses adieux à EID et lui annonça sa retraite prochaine de la marine en lui offrant en guise de sympathie une affiche du bateau le plus moderne des Messageries Maritimes. Dès son arrivée EID la fit encadrer et elle resta longtemps en famille. Il l'installa sur la frise au-dessus d'une boîte à biscuits qui contenait ses objets fétiches : les petites pièces de monnaie des différents pays qu'il avait traversés, son tampon, et ses deux pipes. Il réalisa que c’était son dernier voyage !
La Grande Guerre
Sans tarder la guerre s’était déclenchée, hélas ! Pour beaucoup c'était un mal qui en chassait un autre. Le Mont Liban avait gardé son autonomie quatre siècles durant, mais la garde de l'empire étouffait soigneusement ce petit pays et le vidait de ses forces vives par le biais de l'émigration. EID était préoccupé par le sort de son neveu Michel qui pouvait être réquisitionné pour la corvée en dépit du soutien de l’Afandi. Dès lors Tannous se faisait racketter volontairement par les espions du sultan pourvu que l'on ne touchât à ses enfants.
Serait-ce la délivrance définitive des Turcs et à quel prix ? Tous les espoirs étaient permis du moment que les grandes puissances occidentales s'en mêlaient. La résistance s'organisa dans tout l'empire autour de mouvements intégristes et d'autres plus démocrates. Fidèle à sa tradition depuis Moïse et le Christ, la terre d'Égypte était le berceau des courants patriotiques soutenus en cette période par la France et l'Angleterre.
L'étau turc se resserra sur l'opposition politique avec une fermeté transcendante, le régime militaire battait son plein et les cours martiales faisaient recette. La cruauté et la peur s'alternèrent dans une valse macabre. Les pendaisons publiques furent le seul spectacle que la civilisation turque pouvait offrir à ses administrés. Quand les défaites se succédèrent, l'empire orchestra, à bon escient, le génocide arménien pour faire diversion aux intégristes dont l'objectif inavoué était d’éradiquer toute présence chrétienne en Orient. Cette horreur infligée également aux syriaques en Mésopotamie, était livrée comme leçon afin de réprimer ailleurs toute envie de soulèvement.
Pendant ce temps, des petits groupes efficaces et pragmatiques agissaient sur le terrain ; ainsi El Halabé devenait l'hôte régulier de EID et à chacun de ses passage il y avait toujours moins de Turcs qui arrivaient à destination. La faillite du système ottoman et les besoins grandissants des zouaves ne faisaient qu'empirer. Ils confisquaient tout sur leur passage, métaux, provisions, monture et autre bétail : tout ce qui servait à fabriquer des armes, à nourrir la grande armée ou à la transporter. Le poids de la suspicion et de la délation étouffait la population.
Cette année une invasion de sauterelles d'Afrique avait rongé le pays, décimé les récoltes et provoqué la plus grande famine de l'histoire du Liban. On racontait que leur migration faisait la nuit en plein jour. Une guerre de survie se déclencha parallèlement à la grande guerre, les humains et les bêtes partageaient le même sort et jonchaient les sentiers de leurs cadavres, une misère qui dépassait l'entendement. Même les insectes n'étaient pas épargnés : les vers à soie ne trouvant plus à se nourrir, mouraient prématurément, des marchands les rachetaient pour en extraire un fil épais qu'ils revendaient aux hôpitaux pour les sutures chirurgicales.
Pendant cette guerre, EID avait perdu ses deux frères, Jiris mourut le premier au Brésil puis Tannous. Il accrocha leur photographie de part et d'autre de l'affiche des Messageries Maritimes pour concentrer tout son désespoir. Quelques soirs, il lui arrivait de rester figé devant ce triptyque, de sortir une pipe de sa boîte fétiche, de la tasser et d’aller la fumer sur sa terrasse en soupirant. Les drames de la vie avaient touché tout le monde et EID inscrivait son chagrin dans cette souffrance universelle pour se consoler.
Sans véritable confrontation militaire, la guerre au Liban fut économique et politique contribuant à la déconfiture et à la corruption de la société. EID se cantonna dans sa propriété au plus près de sa famille, à travailler la terre et à élever son précieux bétail qui représentait la seule ressource valable en cette période difficile. Les écoles étaient fermées, cependant Youssef fréquentait l'église comme enfant de chœur et montrait une excellence dans l'apprentissage du syriaque à ravir son jeune et savant curé. Il garda ce goût prononcé pour la lecture toute sa vie.
À l'approche des troupes françaises, on vécut au Liban les pires atrocités des Turcs avec l'exécution de centaines d'opposants appartenant aux familles les plus prestigieuses du pays. Ce martyr massif fut le dernier tribut à payer pour l'indépendance. Finalement les forces du bien chassèrent le dernier carré du mal. Nuit et jour, la liasse populaire s'exclamait dans les rues pour exorciser des siècles de cauchemars. Avec beaucoup de mal, l'administration s'organisa autour du nouvel ordre, tellement la corruption était incrustée dans les mentalités., Michel fils de feu Tannous, s'installa au comptoir du port à la demande de l'Afandi. Il n'en subissait pas moins la loi du milieu, confiait-il à EID.
L'armée salvatrice de la France fut chaleureusement accueillie et secondée par la population et le clergé. On aménagea tous les bâtiments publics et les casernes à travers le pays pour l'installation d'une nouvelle ère de liberté et de démocratie. Les différents régiments français et la légion étrangère avec ses tirailleurs sénégalais étaient répartis sur tout le territoire. Après l'armistice, la vie se normalisa et l'on commença à parler de reconstruction et d'infrastructures tels que chemins de fer et tramway. L'espoir renaissait et la vie reprenait.
Les Sénégalais étaient extravagants et peu contrôlables dès qu'ils avaient bu. Il leur arrivait d'investir le café El Aïn, de s'imbiber d'arak et de harceler les filles qui venaient puiser à la source. Un jour EID fut le témoin d'une de ces scènes quand un tirailleur, saoul comme une bourrique, se précipita pour embrasser une de ces demoiselles. D'un geste leste, elle prit sa babouche et avec désinvolture martela frénétiquement le bipède titubant. Des copines et quelques jeunes vinrent à sa rescousse, beaucoup d'autres s'esclaffèrent devant la scène. Irritée, la jeune Adèle semblait encore plus belle et plus sympathique ; elle avait du répondant la fille de Asseed Bésile.
Pendant cette période de turbulence et de transition, Michel, le neveu de EID essaya de résister aux débiteurs et aux racketteurs de ces bandes organisées sous le régime turc, il fut leur victime quand ils l'attirèrent une nuit dans le souk du port et l'assassinèrent lamentablement.
Le général Gouraud devait bientôt commémorer la libération du Grand Liban dans une cérémonie officielle au grand sérail de Baabda. On désigna Habib Pacha EL SAAD premier gouverneur du Mont Liban ; son bisaïeul, le cheikh Ghandour était le consul de France à Beyrouth sous le premier empire. Les préparatifs allaient bon train et le jour venu tout HADATH se mit en branle vers Baabda au son des cloches. En tête du convoi, le clergé devançait les processions des pénitents en tenues, suivi d’une foule de notables, d'officiels civils et militaires et en fin le cortège folklorique du peuple.
A l’avant les cantiques se mêlaient aux fanfares, à l’arrière les chants populaires aux flûtes et aux tambourins. Des chevaliers exhibaient des sabres et des poignards. Chams Tarraf, belle comme une amazone, exécuta la danse des dards avec une magie rituelle que le soleil baignait d’étincelles. Asseed régnait sur l'attroupement familial qui répétait en chœur ses improvisations à la gloire de la France et du Liban, ses enfants faisaient un cercle autour d’Adèle qui évoluait par enchantement dans la danse du mouchoir. Martha, comme à l'accoutumée, balançait son encensoir et déclamait des poésies épiques magnifiant les patriotes. En marge, à chaque halte on voyait EID et son ami le cheikh Tanous s'appuyant sur leur canne à une discrète distance de la foule.
Désormais, on attendait un invité de marque, le jeune roi de Syrie, pour entamer la cérémonie officielle, il tardait à venir et l'on commença sans lui. Pendant le déroulement du protocole, on entendit un vacarme détonant de cavalerie en armes qui s'approchait au galop avec fracas. Le jeune roi, à la tête de centaines de cavaliers, se présenta avec remontrance hors de l'enceinte du sérail en signe de protestation, désapprouvant ainsi l'indépendance du Liban et faisant valoir ses prétentions futures de surcroît. EID se tourna gravement vers le cheikh Tanous et lui dit : voici nos nouveaux Turcs.
L’entre-deux-guerres
Le Liban connut une certaine prospérité sous le protectorat, on fit venir le conseiller financier du roi d'Égypte : le Libanais Youssef Beck Mirza qui fonda le ministère de l'économie et frappa monnaie forte liée au franc français. Baabda, centre administratif principal du pays, était en pleine expansion à cette période. Au regard du nombre croissant de fidèles, une grande église fut érigée. C'était le grand chantier de l'époque qui attirait autant de curieux qu'il dégageait de poussière.
EID était parmi les assidus de cette animation intéressante qui lui rappelait son arrivée à HADATH avec la construction du palais CHEHAB. Au moment d'élever les linteaux des portes et des fenêtres, l’entrepreneur Bou-Milhim était attendu avec fébrilité. Ce jour-là, EID était en compagnie de Asseed pour assister au spectacle. On avait dressé un échafaudage conséquent pour le grand linteau, après un bon réchauffement et un verre d'arak bien tassé, Bou-Milhim le chargea sur l'épaule, fit quelques pas et plia sous le poids. Une heure plus tard, une deuxième tentative fut aussi vouée à l'échec, la panique régna sur le chantier et les spectateurs. Bou-Milhim voulut remettre la partie au lendemain quand surgit Jiris, un jeune maître maçon, fin et sec comme un clou se proposant volontairement à l'essai. L’entrepreneur mésestimant son jeune tailleur de pierre tenta de l’en dissuader en vain.
Jiris demanda à être chargé sur le dos, il se prosterna, appuya son fardeau sur son flanc et progressa péniblement dans cette sacrée montée. La foule en eut le souffle coupé au point d'entendre le craquement des poutres et le crissement des planches. Au début, Jiris trébucha avant de trouver l'équilibre fragile de sa croix en pierre, les gens soutenaient ce linteau par le regard dans un silence contenu. Les pas de Jiris se rétrécissaient dans cette grandiose escalade de quelques mètres. Avant d'atteindre la plate-forme, il fit une halte pour reprendre son souffle et faire les derniers pas pour arriver à portée des collègues qui le tirèrent vers le haut par les bouts de sa pierre. Même délesté, il resta plié un bon moment sous les applaudissements des spectateurs. Finalement il se redressa, s'adossa au linteau et fit le crucifié sur sa Golgotha, il y avait de quoi. Depuis, Jiris faisait le poids dans ce genre de mission, l'église MAR ABDA en témoigne encore de nos jours.
Pour fêter l'événement, Asseed invita à dîner Bou-Milhim en compagnie de Jiris et EID. Bien entendu, il y eut un temps pour boire et manger, chanter et danser mais le plus frappant était l'histoire de Jiris nouvellement arrivé à HADATH. Originaire du Chouf à majorité druze, il était orphelin depuis la grande famine et fut confié avec ses deux sœurs à un couvent. Même là, les vivres manquaient. Un matin il découvrit à côté de lui une de ses sœurs, morte pendant la nuit, il avait dix ans. Dans le mont des Druzes en Syrie, HOURANE était le seul endroit épargné où l'on pouvait travailler pour se nourrir. Il y alla à pied et se fit nommer Hikmat pour se dissimuler. Le seul trésor qu'il emporta était le mot de passe que son père lui avait confié sur son lit de mort.
En 1860, suite à la guerre civile, les maronites du Mont Liban attirés sans armes dans plusieurs villes en vue d’une réconciliation nationale, avaient été victimes du plus grand massacre de leur histoire. Ce n'était qu'un piège géant qui coûta la vie à des dizaines de milliers de chrétiens. En effet, dans ces cultes ésotériques, on est promu chevalier en éliminant un mécréant. Le père de Jiris fut épargné par un ami Druze qui lui apprit la fameuse formule secrète ; si l'on vous demande «plantez-vous le Hleilij dans vos bleds ? » -- dites «nous le plantons dans le cœur des croyants »
Jiris fut embauché comme berger chez un maître du nom de Hamdan, il mangeait à sa faim et dormait dans la bergerie. De tout petit, il était discret et réservé ce qui plaisait fortement à la femme de Hamdan sans progéniture. Après quelques temps, l'idée de l'adopter trottait dans la tête de ses maîtres. Il fit l'objet de plusieurs interrogatoires visant à déterminer ses origines. Sans se douter de leurs intentions, Jiris se faisait passer pour le fils des voisins druzes de son village natal, produisant ainsi des détails convaincants et précisant que ses parents avaient péri pendant la guerre. Depuis, il était mieux vu et mieux traité, on l'affecta à des tâches au sein de la demeure et on lui donna même de l'argent. Ce changement ravit l'enfant qui commença à s'épanouir et à espérer. Un des commis particulièrement suspicieux, venait à en être jaloux au point de demander régulièrement au maître s'il avait bien reçu des renseignements avant d'adopter l'enfant. Heureusement, Jiris avait pu surprendre une de ces discussions qui finissait ainsi : --s'il s'avère être un mécréant tu te chargeras de l'égorger.
La nuit venue, tout éveillé à chaque bruit, Jiris croyait son heure arriver. Il avait déjà glissé sa petite bourse dans les seuls habits qu'il possédait prêt à s'enfuir à la moindre alerte. Avant le lever du jour, il était déjà en route sur un sentier discret, fatalement le commis passait par-là. En tremblant, Jiris prétendit être chargé d'une commission pour la maîtresse de maison, l'autre voulait le ramener de force et aussitôt Jiris s'enfuit. Le commis s'envola avertir le maître, ils prirent des armes et se mirent en selle à la trousse du gamin. Jiris tenta de les ruser en faisant des détours, se camouflant dans les bosquets ; ils le repérèrent à trois reprises et lui tirèrent dessus à la carabine. En milieu d'après-midi, il vit de la fumée dans une maison isolée de la forêt, une dame âgée faisait du pain, il la supplia de le cacher. Quelques minutes plus tard, ses persécuteurs étaient sur sa piste, ils interrogèrent sévèrement la femme et l'acculèrent à avouer la direction empruntée par leur esclave. La dame leur indiqua un chemin tortueux et escarpé et dès qu'ils eurent bien disparus, elle donna un pain au petit et l'invita à filer sans se retourner. Adèle fut envoûtée par l'histoire et regardait Jiris à travers ses larmes.
EL Halabé s'était rangé dans l'administration, son aura resta forte dans la mémoire des gens. Des années plus tard, il apporta par amitié à EID, une grande photographie rehaussée d’une inscription de la main d’un calligraphe : Elias EL Halabé, héros du Liban en bravoure ! C'était son portrait représenté armé jusqu'aux dents, tenant à la main sa carabine telle une crosse d'évêque, bardé de deux ceintures de munitions croisées en bandoulières, une troisième à la taille ornée de sa pistole et de son poignard. EID exposa cette rare photographie avec fierté.
HADATH connut le développement que la paix et la démocratie favorisent habituellement. Cet essor toucha différents domaines, on y construisit des hospices, des médecins s'installèrent dans la ville ainsi qu'un nouveau pharmacien Monsieur Dikkèche qui s'établit dans le voisinage de EID, ils lièrent des relations amicales. Youssef venant de se marier loua chez le pharmacien. Il eut un enfant qu'il nomma Boutros en mémoire du grand-père. Avant de chercher une mère-nourricière pour le nouveau-né, la noble dame, Marie Dikkèche, se proposa spontanément d’allaiter l'enfant au même titre que Pierre son fils. Ainsi, Pierre et Boutros devinrent des frères de lait selon la tradition. En retour, Martha et EID chérissaient Pierre comme Boutros, les deux garçons gardèrent les traces de cette fraternité et EID observa cette dette à vie.
Entre-temps, Francis Matar le brillant séminariste de EID était de retour de Rome avec la distinction de Monseigneur, arborant fièrement la calotte violette. Il raconta à EID son périple en Italie pendant la guerre. Entre autre, il effectua un stage à l’archevêché de Livorno qui fut dirigée pour un temps par un prélat maronite libanais : Mgr KOUBA réputé pour ses traductions en latin de précieux manuscrits syriaques. N'empêche que Mgr Matar avait eu un début turbulent à Rome en malmenant le protocole. Une fois, en taillant son chemin à travers le péristyle de Saint-Pierre, il fut interpellé pour irrévérence par l'escorte d'un éminent cardinal, en effet il aurait dû saluer et laisser passer le cortège. Le cardinal demanda à l'impertinent séminariste son appartenance : -- l'église maronite. Le prélat fit un pas en arrière, se prosterna et lui dit : « Nous vous devons tout ! » La garde suisse s'appliqua désormais à lui apprendre le stricto sensu du protocole.
EID se déplaçait à maintes reprises au tribunal de Tripoli pour le suivi du meurtre de son neveu dont l'assassin avait été arrêté. Lors de la dernière audience, le juge lui demanda quelle peine souhaiterait-il voir infliger au meurtrier, EID rétorqua : «la peine capitale, sang pour sang » Après neuf ans de procédure le juge des criminelles prononça la condamnation à perpétuité. Ainsi soulagée, la famille put faire son deuil.
Le père Youssef Cherfène contribua avec plusieurs maîtres à relever le niveau de l'enseignement de l'école Notre-Dame. Comme beaucoup d'enfants Boutros et Pierre Dikkèche fréquentaient cette école. A La Saint-Joseph, EID se faisait un plaisir de cueillir deux bouquets d’une très belle touffe de violettes qui poussait à l'ombre d'un bassin ; nos deux écoliers les offraient comme présent au père Youssef.
Un personnage étonnant se distingua dans la ville, Milhim Farhète, un artiste complet s'essayant à la peinture, à la sculpture, à la photographie et au théâtre. Il montait des pièces dans la cour de l'église et avec sérieux faisait jouer les personnages du quartier, il initiait par la même les écoliers à cet art. Il était d'un grand talent et d'une grande générosité, il eut le mérite d'instaurer cette animation culturelle rare à l'époque. Dans le vrai théâtre de la vie, le sympathique charpentier Snayfir faisait l'animation pour son compte avec des tours, des boutades et des mimes des gens les plus typiques de la bourgade.
Il n'avait pas cessé de pleuvoir depuis une semaine au point de tremper toute la charpente. EID avait pour coutume de prier au lit avant de se lever, il s'apprêtait à le faire quand il se rappela en ce 25 mars 1934 de la fête de l'Annonciation. Il s'agenouilla dans l'angle de la pièce où se trouvait l'icône de la Vierge et pendant qu'il récitait sa prière un grand craquement se fit entendre, la charpente céda dans un grand effondrement comblant la pièce de poutres et d’éboulis. Martha hurla son désespoir et sortit échevelée dans la rue chercher du secours. Une foule de volontaires se précipita et l'on entendit EID répondre à leurs appels en les apaisant qu'il était sauf.
La porte était bloquée par les gravats, on la força difficilement. A peine entrebâillée, le petit Boutros se glissa le premier en se tortillant, creusa suffisamment à l'arrière pour permettre le passage des adultes. Les amis s’étaient frayé un chemin jusqu'à EID et arrivèrent avec maintes astuces à le tirer d'affaire. Ce qui le sauva comme par miracle, était de se trouver protégé dans l'angle de la pièce sous l'icône de la Vierge Marie.
EID fut marqué par cet épisode ; se voir enseveli vivant et sauvé par miracle, il fit vite son testament léguant le quart de ses biens à Boutros pour assurer son avenir. Il alla retrouver son ami le cheikh Tanous qui aménageait un caveau au cimetière Notre-Dame, le cheikh accepta d'associer la famille HARB à cette entreprise. EID s’acquitta de sa contribution et remercia le cheikh qui l'avait naguère aidé pour l'acquisition de sa maison temporelle et lui faisait partager sa demeure éternelle.
La Deuxième Guerre
La deuxième guerre s'annonça plus sévère et plus universelle que la première. À son niveau, le Liban s'y mit progressivement, le haut commissaire s'était tenu à l’écart, partagé entre ses convictions et les directives de Vichy qui assurait les traites. Pour anticiper, les Anglais commencèrent à mettre en place un pouvoir loyal et fidèle à l'esprit des alliées. Ainsi plusieurs cadres de la France libre avaient été soigneusement installés chez les civils pour préparer pacifiquement la prise du commandement des forces en place.
La position de HADATH était stratégique pour le contrôle des axes routiers et ferroviaires ; on y installa nombre d'officiers et de sous-officiers. Le capitaine Turca était logé chez des voisins et ses aides de camps chez EID, trois gradés : Emile Poupe, Maurice Routier et Emile Deschel. Ils étaient gâtés au petit lait le matin et aux dattes pour le goûter. Ils eurent beaucoup d’amitié pour Boutros devenu un jeune homme, ils le recrutèrent pour des missions civiles jusqu'à la fin de la guerre. Par privilège, il fréquentait le QG et assistait à la messe de l'aumônier militaire. Emile Poupe jouissait d'une sympathie particulière en dépit de son caractère de boxeur. Régulièrement, son instinct d’athlète le prenait à la sortie du café El Aïn. Sa modeste tolérance à l'arak l’incitait à provoquer le premier venu pour un match de boxe. Quelques-uns en ont fait les frais et son entêtement lui valut le surnom de « mulet de EID ».
En cette période, EID vivait de ses rentes, de ses locations, de ses bêtes et du produit du jardin. Youssef était passionné de lecture, son entrain pour le travail manuel étant très modéré. Après avoir longtemps attendu une quelconque fonction de scribe dans l'administration, il se contenta du poste de sacristain sous les auspices de Mgr Matar pour sa rare connaissance du syriaque et sa pratique courante des rituels.
Au bout de quelques mois, toute l'armée française se trouvant au Liban se rallia à l'ère gaullienne et l'on faisait état de la visite du Général De Gaulle avec une halte à la station ferroviaire de HADATH. La visite du général étant imminente, Emile Deschel s'employa par tous les moyens à installer EID dans la tribune d’honneur parmi les notables. Le jour venu, la fête fut grandiose dans tout le pays, parmi de rares privilégiés EID put serrer la main du général, il en est resté fier et honoré.
La vie s'écoulait doucement sur notre grand aventurier, ses facultés commençaient à fléchir et quand il en perdait le contrôle, il batifolait dans un jargon portugais que Boutros avait du mal à déchiffrer. La seule note nostalgique qui lui revenait régulièrement était le Brésil et le regret de Boutrosbourg. Comme Moïse qui vit de loin la terre promise, le fabuleux destin de EID s'accomplit à l'automne quelques semaines avant la déclaration de l'indépendance du Liban. Il fut inhumé dans le caveau parmi ses amis, en paix.
Eid Harb El Tannouri
Cet instinct d'aventure maritime, EID le tenait vraisemblablement de ces nomades de la Grande Bleue, ses ancêtres phéniciens. Cette idée de sillonner le monde, de brasser sans appréhension des peuples inconnus, accueillants ou hostiles, leur était singulière. N'est pas phénicien qui veut, la condition sine qua non est le va-et-vient, faut-il vaguer sans cesse mais toujours revenir au berceau.
Par la création des voies maritimes, il était devenu nécessaire d'improviser un véhicule de communication pour leurs comptoirs. Leur fin esprit mercantile les dota d'une surprenante faculté d'adaptation, pour celà ils inventèrent la denrée la plus légère et ingénieuse: l'alphabet ! Ce trésor impérissable dont l'humanité n'a pu se passer ni dépasser jusqu'à nos jours. C'était l'informatique universelle de l'époque. Ce code révolutionnaire a conservé le patrimoine de l'humanité et a permis sa transmission de génération en génération. On ne se réveille pas un beau jour un alphabet à la main ; c'est le fruit d'une grande recherche né dans la cité culturelle par excellence : Byblos, un vivier de philosophes, poètes, mathématiciens, historiens et écrivains.
Ils avaient tout simplifié, caricaturé, miniaturisé pour s'adapter au marché. Il leur convenait de vendre une myriade de petites bricoles bon marché à l'heure où les Grecs transportaient des chefs-d’œuvre en marbre ou en bronze qui parfois se perdaient en mer par mauvaise fortune.
Quand ils avaient vu accoster les enfants du roi de Byblos : Europa et Kadmous l'inventeur de l'écriture moderne, les Grecs avaient vite mesuré la portée incommensurable du phénomène ; ils instaurèrent le culte d’Europa et baptisèrent de son nom le continent. La fierté commune de ces concurrents de l'excellence était le culte de la liberté et de l'indépendance dont ils payèrent un lourd tribut à travers l'histoire.
Pour les Phéniciens, la notion de l'étranger était synonyme de découverte, de richesse et d'aventure pacifique loin des objectifs guerriers ou conquérants. Ils ont fondé le principe de la colonisation économique ! La prospérité de leurs partenaires leur était rentable, ainsi, on était en confiance à la vue d'une embarcation qui sentait le cèdre.
L'histoire véridique de EID répondait en plusieurs points au schéma de ses ancêtres : il passa trente trois ans de sa vie en vadrouille restant ancré à sa Phénicie. Sa révolte contre la tyrannie et l'injustice le propulsa dans la voie de la résistance. Il vendit des babioles dans plusieurs pays et apprit naturellement leurs langages pour communiquer avec fraternité, égalité et liberté.
BIOGRAPHIE EID HARB EL TANNOURI 1858 -- 1943
1876 : L’arrivée à HADATH
1879 -- 1881 : I°voyage au Brésil
1883 – 1885 : II° voyage
1887 – 1888 : III voyage au Mexique
1890 : La propriété
1890 -- 1892 : IV° voyage
1893 : fiançailles avec Martha
1894 -- 1896 : V° voyage
1896 : le mariage
1902 -- 1905 : VI° voyage, le volcan
1910 -- 1913 : VII° voyage
1914 : la Grande Guerre
1919 : le Grand Liban
1924 : naissance de BOUTROS
1934 : effondrement du plafond
1940 -- 1942 : la visite du général de Gaulle
1943 : + EID HARB à 85 ans