« La Montagne » de Ghassan Salhab - Le voyage intérieur
Projeté en exclusivité au cinema Metropolis du 3 au 23 novembre dernier, « La Montagne » est un film sombre et troublant, voire « dérangeant » dans le bon sens du terme, qui confirme que Ghassan Salhab est un cinéaste courageux dont la « marginalité » revendiquée signe l'originalité de l'œuvre.
A l'instar des cinéastes qu'il admire « parce qu'ils ont été jusqu'au bout dans leurs choix et leur radicalité », Ghassan Salhab est allé le plus loin possible dans cette expérimentation filmique où la fiction « pousse le réel au-delà de soi-même », matérialisant ce qui ne dépasserait jamais dans la réalité le stade du fantasme. « La force de l'art est d'éviter à l'artiste de passer lui-même par une telle expérience », rappelle Salhab, reconnaissant qu'il s'agit d'un « film très personnel, mais pas pour autant autobiographique », d'autant qu'il « s'adresse à cette part qui existe chez plus d'un d'entre nous, qui nous pousse à nous retrancher, à nous couper de nos semblables, loin de notre environnement et de toute organisation sociale ». Difficile de ne pas ressentir un trouble à la vision de La Montagne, qui renvoie chacun à son intimité la plus profonde, tout en le plaçant dans une position de voyeur, ou plutôt de « témoin intime du voyage intérieur » du personnage, comme l'écrit le réalisateur.
Dans ce film d'une noirceur insondable et hypnotique, Fadi, la quarantaine - talentueusement interprété par Fadi Abi Samra - simule un départ en voyage, se faisant accompagner à l'aéroport par un ami. Mais au lieu de s'envoler vers une destination lointaine, il loue une voiture et roule de nuit vers la montagne ou il s'isole dans une chambre d'hôtel déserte et lugubre, exigeant de ne recevoir aucun appel et de se faire livrer sa nourriture devant sa porte pendant un mois. Sa tentative obsessionnelle de se couper du monde extérieur - il ferme ses volets, débranche le téléphone, tourne l'écran de télévision vers le mur – s'avère assez vite vouée à l'échec. Les incursions sonores dans son huis clos se multiplient: éclats de voix, musique, rires, mais aussi avions de chasse israéliens fendant le ciel en pleine nuit – une réalité du tournage que Salhab a décidé d'intégrer dans son film, « car c'est la réalité du Liban » - viennent sans cesse le détourner de sa retraite, qu'il dédie à l'écriture, noircissant des pages blanches de textes poétiques qui le ramènent à lui-même. Dans un insert filmique, les mots en gros plan envahissent l'écran, comme ils envahissent la tête de Fadi. Quand il n'écrit pas, il répète une litanie de mots à teneur philosophique ou érotique, comme pour s'y raccrocher. Le processus de création doit-il passer par ce retour radical à soi?
Le son, d'une extrême acuité, est dans La Montagne aussi important que l'image; il donne au hors champ une dimension et une présence palpables, pour traduire la perception intérieure du personnage, que les bruits extérieurs semblent pénétrer intensément. Un matin, c'est le chant des oiseaux qui semble le surprendre, comme s'il le ramenait à la réalité du monde. De même, la respiration de Fadi, très audible, a une forte densité sonore, nous faisant pénétrer dans sa « bulle » intime. « Dans un film, on ne donne pas la parole au corps en général. A travers le son, j'ai voulu autant que possible faire pénétrer dans l'état intérieur du personnage », précise Salhab.
Au début du film, alors que Fadi roule en pleine nuit vers sa destination, les bruits d'un violent fracas et d'un klaxon bloqué annoncent, avant l'image, la découverte macabre qui va suivre: un accident, la mort au détour du chemin, qui happe un jeune couple déjanté. Cette vision est d'autant plus cruelle que le visage de la belle jeune femme, précédemment croisée dans une station d'essence, est d'abord filmé, comme au ralenti, avec une intensité palpitante et érotique. Fadi reste pétrifié devant le spectacle terrifiant de ces morts, mais il n'interviendra pas, ne se détournera pas du chemin qu'il s'est tracé. L'image de la voiture qui flambe se superpose à celle de son visage, semblant d'abord le happer, puis se détachant de lui.
Dans la montagne, la mort rôde partout, dans l'atmosphère lugubre de cet hôtel noyé dans la brume, dans le hululement du vent et le fracas du tonnerre, et si l'on ne saura jamais vraiment ce qui a poussé cet homme à se retirer du monde, cessant progressivement de s'alimenter, on le soupçonne d'aller vers sa mort. Même ces vers inaudibles qu'il marmonne en anglais, tirés de la chanson « The Man Comes Around » de Johnny Cash, à qui le film est dédié, parlent d'apocalypse. Que sait-on de lui et de son passé? Ces cicatrices sur son dos et son front, ces taches d'encre qui maculent ses doigts, peut-être du sang? Et ce dernier monologue, lorsqu’il s'échappe de l'hôtel, flot de paroles qui évoquent un massacre. La guerre est là en pointillé, elle s'invite dans le film, comme cette colonne de véhicules militaires que Fadi croise sur son chemin en montant vers l'hôtel.
Mais si la mort plane, du début à la fin du film, l'élan de vie prend le dessus, notamment à travers la libido du personnage, ses désirs importuns, et soudain la redécouverte ébahie de son corps. A la fin, contre toute attente, son suicide suggéré lui est « volé » par un autre. D'abord un coup de fusil, et quelques mètres plus loin, allongé sur l'herbe, un homme gisant, la bouche en sang. Le suicide est incarné par Ghassan Salhab lui-même, « mais ce n'est pas parce que c'est moi que cela a un sens particulier », assure-t-il. Le plan où Fadi se dresse au-dessus du suicidé, comme témoin de sa propre mort, est d'autant plus troublant qu'il est filmé en camera « subjective » Le personnage serait-il l'alter ego du réalisateur, et vice versa? Ce jeu du double semble sous-jacent, et l'un des plans du film où l'on voit Fadi, au centre de l'image, regarder son reflet dans la vitre, doublé de son ombre projetée sur le mur, est à cet égard des plus parlants.
Le langage filmique de la Montagne, épuré et dénué d'artifices, illustre l'osmose entre la forme et le fond, le film cheminant pas à pas avec le personnage. Le choix esthétique du noir et blanc, ou plutôt du noir et gris, « pour ne pas que l'œil soit distrait par la couleur », souligne Salhab, contribue fortement a l'atmosphère de film noir, tout en accentuant l'opacité de l'image. Le choix de l'acteur Fadi Abi Samra semble évident. La densité qui émane de son visage carre, de son corps trapu parfois voluptueusement caressé par la camera, de son regard intense dont l'éclat est superbement souligné par un éclairage subtil, habite l'écran.
La Montagne est un film d'une force visuelle marquante, obsédante, comme cette musique lancinante et ce refrain visuel qui rythment le film, image répétée de pas dans la neige. Blancheur intense, presque aveuglante, qui reste suspendue après la fin du générique.
Nagham Awada