Entretien: Ashekman - Les maux qu'il faut...
Agenda Culturel, numéro 293, du 21 Février au 6 Mars 2007 - Propos recueillis par Myriam Ryzk
Ashekman (pot d'échappement) est le nom d'un groupe de rap libanais, formé par les deux frères jumeaux Omar et Mohamad, ou plus exactement de Mijrim Kelem et de Carbonn. Nous nous sommes entretenus avec eux à l'occasion de la sortie de leur premier album "Nasher Ghassil" (étendre son linge sale, en libanais).
Ce dernier a été rejeté 3 fois par la Sûreté générale, de plus, le groupe a été censuré sur scène à 4 reprises, en raison du vocabulaire utilisé dans les lyriques, jugé comme vulgaire et décadent. Alors que les chansons qu'ils interprètent témoignent de la lourde sentence que la société libanaise a endossée ces deux dernières années: attentats meurtriers, situation économiques alarmante, promesses politiques fallacieuses, société schizophrène et milieu artistique qui se conjugue souvent avec déchéance...
Autant de thèmes qui représentent le quotidien d'un pays, écrits, chantés et produits par deux jeunes de 23 ans.
Comment êtes-vous arrivés au rap?
Le rap partout où il est existe témoigne de la situation difficile d'une société donnée. Nous sommes plongés dans ce registre pratiquement depuis toujours (depuis que nous avons commencé à écouter de la musique). C'est parce que nous avons des choses à dire et à critiquer que nous avons choisi de chanter. Nous avons débuté avec Aks'ser en 2001, lors d'un concert, en tant que groupe "Ashekman". Nos chansons parlent du ras-le-bol du statut économique, politique et même artistique (musical) dans lequel nous vivons.
Quelle est votre relation avec les autres groupes de rap libanais?
Le fait que nous ne soyons pas issus effectivement de la "rue" ou que nous n'adhérions pas au mode de vie des ces prétendus rappeurs (look vestimentaire, marijuana, attitude rebelle...) nous a fallu beaucoup de critiques. On nous a reproché notre appartenance à la classe bourgeoise, or, nous mentionnons bien dans une de nos chansons: "Ana manné faqir, ana men el tabaqa el wossta, prolétaré kedeh" (je ne suis pas pauvre, j'appartiens à la classe moyenne, celle du prolétaire bosseur). Le rap n'est pas une simple question de mode, de style, comme nous avons pu le constater avec le succès de chanteurs occidentaux Eminem ou 50 Cent, où les "wanna be rappers" se sont multipliés sur la scène libanaise. Nous ne cherchons donc pas a être dans un courant précis, mais à transmettre un message et à relever, en utilisant le langage de la rue, ce qui nous semble injuste et intolérable.
De quelle façon représentez-vous alors la culture de la rue?
Chaque mouvement rap doit obéir à l'environnement dans lequel il baigne. Nous faisons du rap libanais uniquement, nous nous intéressons donc aux problèmes qui nous touchent directement.
La culture de la rue prend ici une dimension différente que celle des gangs aux Etats-Unis ou la guerre des banlieues en France. Nous essayons par tous les moyens de nous exprimer, non seulement à travers les chansons que nous écrivons et interprétons, mais également à travers les graffitis que nous peignons. Les messages que nous voulons transmettre s'adressent aux jeunes et moins jeunes qui se sentent, comme nous, concernés par les problèmes qui les entourent. Nous avons pris bon soin de mettre sur le boîtier du CD, la mention "accord parental souhaité", afin de ne choquer personne par nos propos. Une avant-première dans l'industrie du disque au Moyen-Orient!
Comment comptez-vous continuer?
Nous continuerons d'évoluer dans le domaine artistique, car, en plus d'être rappeurs, nous travaillons tous deux en tant que graphic designers. Nous serons probablement amenés à produire d'autres groupes de rap...
Mais il est clair que l'album "Nasher Ghassil" n'est pas un travail ponctuel, mais s'inscrit dans la continuité de notre projet de carrière!
Le CD a été réalisé en collaboration avec Clotaire K, Blumentopf (groupe de rap allemand), Khat Ahmar, Sarine et Rayess_Bek). Sur la même lancée qu'Aks'ser (desquels ils se sentent d'ailleurs les plus proches), l'album qu'ils nous proposent séduit par son langage acerbe et par la véracité de son message.
Et tous ceux qui trouveraient à redire sur les leçons d'éthique et les règles de bienséances feraient mieux d'ouvrir les yeux, sur une réalité qui devient intolérable, sur tous les plans et qui touche toutes les classes.
Alors même, si certains mots choquent, voire offensent, ils se sont là que pour expurger le stupre comme les relents avariés d'un pot d'échappement...
Il est vrai que "l'humour est la politesse du désespoir" (Boris Vian).