Alfred Abousleiman – Cendres Chaudes – Beyrouth 1945
Né à Mtein (Mont-Liban) le 12 Décembre 1912. Mort à Beyrouth le 11 Avril 1935
Je n’ai pas connu ce jeune homme mais ses amis, ceux qui l’ont aimé, n’auront pas au contact de ses vers une émotion plus forte que la mienne.
J’ai eu entre les mains les cahiers d’Alfred Abousleiman. J’ai caressé la cendre chaude. J’y ai trouvé la passion de vivre et la certitude de la mort prochaine.
Une magnifique promesse s’est éteinte avec cette voix pleine de mots d’amour. Il faudra que longtemps fleurisse l’églantier sur la tombe blanche. Nous avons le devoir de pleurer cet enfant.
Michel Chiha
Préface
Ai-je les mains assez dignes pour effeuiller des lys sur une tombe prématurément ouverte, fût-elle depuis vingt ans fermée? Seul, Virgile peut soupirer entre deux sanglots: «Tu Marcellus eris».
Je n'ai pas eu - et je ne sais, à vrai dire, si je dois le regretter ou m'en féliciter – l'occasion de connaître Alfred Abousleiman; mais je viens de lire les poèmes que se proposent d'éditer des cœurs pieux; et, tout à la fois, je regrette et me félicite de ne l'avoir pas connu Je le regrette, car ces Cendres Chaudes révèlent une âme ardente de poète, et je m'en félicite, car, l'ayant connu, ma peine eut été grande de l'avoir perdu. De l'avoir perdu en sa vingtième année.
Perdre à vingt ans un être qu'on aime, ô déchirement sans pareil! Qui n'en a, au cours de sa vie, au moins une fois éprouvé toute l'horreur? Certes, le baume du temps et le sel des larmes enlèvent aux plus grands deuils leur violence, mais non leur amertume. Ceux que nous avons aimés, nous sentons toujours nous frôler leur ombre dolente. Pathétique obstination qui, dans l'Au-delà, refuse de les croire sans vie! O communication des vivants et des morts!
Dans ces champs d'asphodèles ou les pâles ténèbres s'éclairent de furtifs diamants, où les infortunés adolescents de Shakespeare et de Racine appellent éternellement de nouveaux compagnons de rêve et d'exil, Alfred Abousleiman aura tout naturellement rejoint le groupe éclatant des Britannicus et des Roméo, des Troilus et des Hippolyte. Il vous y aura rencontrés aussi, toi dont ma main tremble d'écrire le nom, mon frère incomparable, et vous encore, Henri Franck, Raymond Radiguet, chéris des Muses comme lui, et, comme lui, dans votre fleur moissonnés!
Ces tendres immortels lui auront, j'en suis sûr, réservé l'accueil le plus fraternel. Posant un doigt de velours sur son front incliné, ils l'auront doucement guidé vers les bosquets de myrtes et, lamentant leurs destinées trop pareillement brèves, ils auront ensemble, sous les cieux sans clarté, évoqué avec attendrissement la divine Lumière…
Je ne l'ai pas connu, car nos jeunesses se sont épanouies en des parterres différents. Nul souvenir d'enfance ou de la radieuse adolescence ne vient donc altérer l'image irisée que je me forme de lui. Pureté pleine de possibles, à la faveur de cette double absence - généralement destructrice, mais ici généreusement créatrice: l'espace et le temps. Que sont les pâles formes du visible auprès des traits que recompose mon imagination? Ah! Je n'ai pas besoin d'entendre ses amis affirmer que ce fut une âme d'élite pour soupçonner toutes les richesses qu'il aura emportées au royaume des ombres, comme ces trésors fabuleux qu'entrainent au fond des mers phosphorescentes les caravelles englouties. Il n'est que de tourner les feuillets du manuscrit que je viens avec émotion de tenir entre mes mains, pour sentir palpiter les ailes de l'archange. Tout y décèle cette présence aérienne.
A travers cette nuit, je vais aimer les anges confie-t-il à la fin d'un de ses sonnets, tout gonflé des prestiges tristes du désir. Les anges, quel instinct le poussait vers eux? Il se sentait leur frère…
Et les grands peupliers qui vers le firmament…
Frémissent d'écouter les cantiques des anges.
Il les écoutait, lui aussi, ces cantiques. Il aurait pu mêler sa voix au chœur céleste. Il était un ange lui-même. Si je n'avais horreur, en un pareil sujet, de sembler rechercher un jeu de mots, je dirais que c'était un chérubin.
De Chérubin - celui de Beaumarchais - il avait toutes les ardeurs secrètes, tous les émois ingénus, la charmante gaucherie. N'est-ce pas un peu lui-même qu'il a décrit sous le couvert de ceux qu'il appelle Les Incompris?
Avec leurs peurs et leurs naïvetés étranges,
Candides, frémissants et beaux comme des anges (Encore!
…Ils aiment tendrement, gauchement, anxieux.
…Car ils n'ont que seize ans…
De Cherubin, il avait aussi les tristesses sans cause, le rire mouillé de larmes. Mais pour qui sait ce que l'avenir lui a réservé, cette mélancolie ne laisse pas de serrer rétrospectivement le cœur. Comment ne pas frissonner en lisant des vers comme ceux-ci:
L'amour chante et je me sens ivre.
Seigneur, pour encore quelque temps,
Laissez-moi vivre!
Ou bien comme ceux-là:
Le soir est doux. L'azur est frais. Le monde est calme.
Et je songe, englouti dans ce rayonnant charme.
Qu'il fait beau vivre - et que bientôt je serai mort.
Morose délectation, mais qui (nous sommes, hélas! forcés d'en convenir) n'est pas une pose!
C'est un air que l'on prend, disait Musset. Abousleiman n'avait pas à le « prendre », nous le savons aujourd'hui, puisque déjà le frôlait un pan du voile d'ombre à la faveur duquel la Parque ourdit ses noirs complots. Avait-il le pressentiment de son fatal destin, ce fils adoptif de la mort précoce? Maurice Maeterlink l'affirmerait, qui, dans son Trésor des Humbles, a consacré d'émouvantes pages à ces mystérieux « Avertis ».
Alfred Abousleiman n'eut pas le temps de mettre à profit le sombre avertissement. C'est ce qui explique à la fois le nombre restreint des poèmes qu'il laisse et les quelques négligences de forme dont il n'a pas su les préserver. On comprendra que nous ne lui en tenions pas rigueur, que nous les lui pardonnions, plutôt, en faveur de cette considération désolée, en faveur surtout de tant de réussites heureuses.
Comment ne pas s'attrister qu'il ne lui ait pas été accordé de donner toute sa mesure, quand le peu qu'il nous ait été octroyé de juger révèle de si beaux dons? Floraison éclatante et brève comme celle de ces vifs flamboyants aux fleurs écarlates dont, pendant quelques semaines seulement, on voit tout à coup fulgurer le soyeux incendie!
Ah! Pieusement, suspendons les lauriers du rêve aux branches pendantes du saule imaginaire qui, trop tôt ombragea sa tombe.
Et bénissons les cœurs fervents qui, pour que lui soit plus douce l'étreinte de l'argile, répandant sur sa stèle leur libation de larmes et de fleurs, n'ont pas voulu que son sort rappelât ces vers de Lamartine:
Quand la feuille des bois tombe dans la prairie,
Le vent du soir s'élève et l'arrache au vallon.
Ils se sont alors penchés sur ces feuilles trop tôt tombées de l'arbre et, ramassant avec un soin dévotieux tout ce dont avaient jonché le sol le mal le plus sournois et les dieux ennemis, ils ont recueilli ces débris fragiles sans eux menacés de l'oubli. Ils nous les présentent en la plus élégante des plaquettes: et leur geste pieux donne le coup de pouce final à ce marbre idéal sculpté, au dessus de la dalle ou nous nous agenouillons en esprit, par les doigts statuaires de la Fatalité.
Hector Klat
« Et ma cendre sera plus chaude que leur vie »
Comtesse De Noailles
VIVRE
Le ciel est bleu. Le monde est beau.
A nous, tout rit et tout se livre.
Mais nous avons peur du tombeau;
Nous voulons vivre.
Il est des cœurs pleins de douceur.
Il en est de durs, comme cuivre.
Mais le jour fuit; et tous les cœurs
Cherchent à vivre.
Oh! La mort, subit éteignoir!
Est-il vrai que la mort délivre?
Les rayons dansent dans le soir:
On rêve à vivre.
Les fleurs éclosent au printemps.
L'amour chante et je me sens ivre.
Seigneur, pour encore quelque temps
Laissez-moi vivre!
VIE
I
Le tout petit bouton de rose
Qui me parle de sa candeur
S'ouvre lentement sur mon cœur
Elle a voulu qu'il y repose.
Oh! La douce métamorphose!
Il est si candide et si beau
Et plus frais qu'une goutte d'eau
Et plus pur qu'une sainte chose.
Il est si frêle, que je n'ose
Trop le toucher, trop le sentir.
Je crains tant de le voir mourir,
Lorsque mon doigt sur lui se pose.
II
La rose qui fit mon bonheur,
N'ayant plus l'ardeur qui transporte,
Se dessèche hélas! Et se meurt
Parmi les feux et les langueurs
Et les émois de toute sorte…
La rose est morte sur mon cœur.
Dois-je jeter la rose morte?
VOYAGE
Aimons-nous dans le silence.
Aimons-nous dans le tapage.
Nous allons faire un voyage.
A travers le monde immense.
Notre rêve qui commence,
Buvant l'onde d'un nuage,
Se nourrira de cadences
Et s'échauffera de danses.
Nous irons sans équipages,
Sans boussole et sans bagages…
Notre amour est en partance
Vers le pays de la chance.
Oh! Quel sera le rivage?
AMES FRAGILES
Dis, pourquoi rira-t-on, ma sœur, de nos fronts pâles
Et de nos mains et de nos yeux tristes et doux,
Et de cette ferveur que nous portons en nous,
Et des rêves qui ont semé nos cœurs d'étoiles?
Nous ne voulons le mal à personne. Et, pour tous,
Ayant chassé de nous les fureurs animales,
Parmi la chasteté et la paix vespérales,
Nous prions avec foi, humblement, à genoux.
Et nous allons, soumis aux gestes du destin,
Vers l'infini, vers l'inconnu, vers le lointain,
Tout frémissants à tous les vents qui nous effleurent;
Tout recueillis d'amour pâmé pendant les soirs;
Ecoutant quelquefois nos deux âmes qui pleurent…
Dis pourquoi rira-t-on, ma sœur, de nos espoirs?
PRIERE
I
Ne l'écrasez pas d'un regard,
Le cœur qui vous aime et qui pleure
Et qui frémit dès qu'on l'effleure
Pendant qu'il vous cherche au hasard.
Il est très humble. Il est très doux.
Ne lui dites rien: qu'il respire.
Pourriez-vous vouloir qu'il expire,
Le cœur qui ne bat que pour vous?
Il est si frêle, si petit
Son souffle est parfumé de crainte.
Ecoutez sa timide plainte:
Elle étreint… elle divertit.
Il ne soupire que tout bas.
Les mots sont touchants, qu'il vient dire.
Il vous aime jusqu'au martyre;
Mais il ne vous le dira pas.
II
Oh! Si vous saviez ce que c'est
Que d'accueillir ce cœur qui passe
Et qui vient vous demander grâce,
Et qui craint de vous offenser.
Il connaît d'innombrables chants,
Doux comme la clarté lunaire.
Il peut murmurer pour vous plaire
Des contes naïfs et dolents.
Il sait comment sécher un pleur,
Réchauffer une amitié lasse,
Revivre un rêve qui s'efface,
Tirer l'espoir de la douleur.
Il est ravissant comme un bruit.
Il est coquet comme un bocage.
Et sa lumière qu'il partage
Sème des astres dans la nuit.
III
Ne l'écrasez pas de dédain,
Le cœur alangui qui s'amène.
Laissez sur sa pleurante peine
Se poser votre blanche main.
L'AVEU
J'avais tant rêvé que, le jour
Où je serais en sa présence,
Autrement que par mon silence
Je lui dirais mon humble amour,
Mes illusions, mon martyre,
Mes rêves blonds, mes longs espoirs!
Je m'étais, durant de longs soirs,
Préparée à les lui décrire.
Quand je fus devant son sourire,
Je sentis que je trébuchais;
Et tous les mots que je cherchais
Fuyaient. Je ne savais rien dire.
Mon cœur, surpris, battait si vite…
Et je tremblais. Son regard doux
Semblait me dire: Qu'avez-vous?
Et je demeurais interdite.
Tout-à-coup en mes yeux, meurtris
Par la honte de mon alarme,
Pointa, frémissante, une larme…
Celui que j'aime avait compris.
PRIERE POUR ELLE
Seigneur, guidez ses pas pour qu’elle soit heureuse
Celle qui, sans savoir, déchiqueta mon cœur
Des pleurs que j’ai versés arroser son bonheur
Et semez des clartés en son âme joyeuse.
Ce que j’ai de divin – mon rêve et ma douleur,
Est l’hommage discret de sa beauté charmeuse.
Je l’aime et souffre. Et mon âme se sent pieuse
Et bonne, et se dissout, tendre comme une fleur.
Lorsque j’ose évoquer sa figure innocente,
Je frémis par-devant sa majesté puissante ;
Et je ferme les yeux pour ne pas l’outrager.
Pendant que je mourrai, faites-la vivre heureuse,
Seigneurs ! Qu’un long parfum, extatique et léger,
Passe sur ma jeunesse et la rende amoureuse.